Le premier décembre, alors que nous attendions, J. et moi, place Bellecour, le démarrage de la marche contre le sida, j'ai rencontré un collègue de travail, Ch. accompagné de sa femme et de sa dernière fille. Ils venaient du marché de Noël, place Carnot, et allaient se mettre à l'abri de la pluie à la Fnac.
Je n'ai pas revu Ch. au boulot de toute la semaine, et ne l'ai croisé que vendredi après-midi dans la salle des profs. C'est lui qui a engagé la conversation sur notre rencontre précédente. Puis, de fil en aiguille, nous en sommes arrivés à la course à pied, et j'ai eu la joie de découvrir qu'il en avait été un grand adepte, jusqu'à ce que des problèmes mécaniques l'obligent à se modérer puis à cesser. Mais auparavant il a eu la joie de participer entre autres à des marathons et à la Saintélyon (course de nuit entre St Etienne et Lyon, soit une soixante de kilomètres dans les monts du Lyonnais, se déroulant à l'automne, en Novembre.)
Nous avons parlé un long moment de ce sport et de tout ce qu'il apporte au physique comme au moral. J'étais très content de cette discussion car j'apprécie beaucoup Ch. pour sa grande discrétion, son humilité et son humour pince-sans-rire que peu de gens prennent le temps de découvrir. Nous n'avons jamais été intimes, mais partageons beaucoup de valeurs et de centres d'intérêt, pour l'histoire de France, les plantes et les problèmes de logique en particulier. Nous échangeons rarement, mais jamais dans la banalité.
Aujourd'hui, dans mon casier, j'ai trouvé trois feuilles de papier- machine pliées en quatre et ornées d'un beau ruban doré. Sur l'une était inscrit:" Cadeau pour R.!", suivi d'un petit commentaire personnel indiquant que les lignes que j'allais lire dataient de quelques années mais que j'en partagerais sûrement certaines . En dépliant mon "cadeau", j'ai pu lire le titre de la première page: "Pourquoi cours-je? Réflexions et motivations en vrac, avec beaucoup de redites..."
J'ai attendu d'être à la maison pour lire la suite. J'ai bien fait car les larmes me sont vite montées aux yeux: tout ce que Ch. écrivait, hormis la référence à sa paternité et une allusion à un club d'athlétisme, j'aurais pu l'écrire moi-même.
Bien sûr, certaines réflexions, nous devons les partager avec des milliers d'autres coureurs: tout ce qui concerne les sensations physiques, l'équilibre avec le mental, l'impression grisante de liberté, l'ouverture sociale de ce sport, par exemple.
D'autres sont déjà plus personnelles: "pour oublier les soucis, réfléchir, s'échapper, méditer, prier ". "Pour me convaincre qu'on peut continuer malgré la lassitude, l'engourdissement, la douleur, le doute, l'envie sournoise de s'arrêter". "Parce que cela ne sert à rien en apparence, plus exactement parce que cela est essentiellement gratuit dans une société où trop de choses se font par intérêt, par calcul, par mode, par logique, par principe, financier ou autre."
Dans l'une enfin de ces raisons, je me suis retrouvé entièrement, et avec la surprise immense de n'être pas le seul fou à penser ainsi: "En signe paradoxal de partage de condition avec mes "frères" qui souffrent dans leur corps, provisoirement ou durablement, hospitalisés, enfermés, maltraités, handicapés, vieillissants...".
Je me suis mis à courir pendant la longue agonie de Pierre, alors que peu à peu les ravages de la maladie détruisaient son cerveau et lui interdisaient pratiquement tout mouvement des membres. Je pensais à lui en me débarrassant de ma hargne sur le bitume, je courais pour lui qui ne pourrait plus jamais courir, je courais pour I., ma collègue chérie victime il y a des années d'une hémoragie cérébrale qui a laissé des traces, je courais pour ma mère que la maladie de Parkison met très souvent à terre. Je courais pour eux et pour partager un peu de leur douleur. Je croyais être seul à divaguer ainsi. Aujourd'hui, j'ai découvert mon frère de folie. Merci, Ch., ce sera sans doute un de mes plus beaux cadeaux de Noël.
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1 commentaire:
C'est un billet très émouvant.
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