dimanche 30 novembre 2008

Euthanasie sociale.

L'actuelle polémique sur la possibilité ou non de forcer un SDF à intégrer un foyer d'accueil par grand froid extérieur me consterne. Bien sûr qu'il faut pouvoir forcer ces hommes et ces femmes à accepter l'aide qu'on leur propose. Lorsque des gens se perdent en montagne, leur demande-t-on, avant de lancer les équipes de secours, s'ils veulent être secourus ou pas? Et que je sache, la plus grosse partie du coût de ces expéditions revient à la charge du contribuable. Alors les alpinistes sont-ils une race plus précieuse que les clochards?

Je suis également surpris par le total illogisme des réflexions gouvernementales sur l'aide à ceux qui en ont besoin. Ainsi, lorsqu'un condamné à mort à brève échéance, je veux parler ici des gens atteints d'une maladie grave en fin de parcours, demande à ce que l'on abrège ses souffrances en lui permettant de choisir l'heure de sa mort, on hurle au scandale en haut lieu (et souvent ailleurs aussi, d'ailleurs). Un grand malade n'a pas le droit de disposer de lui-même. Alors qu'un clochard, oui. On va le trouver dans son carton, sous une pile de pont et, en lui servant un café ou une soupe chaude, on lui demande s'il veut bien suivre les membres de l'équipe jusqu'à un hébergement provisoire, pour la nuit. Et s'il refuse, on le laisse là, en espérant simplement que le thermomètre ne descende pas trop bas.

Mais est-ce simplement le froid qui tue? Des SDF meurent aussi au printemps, en automne, en été même. On ne peut en accuser le froid. La meilleure façon de tuer quelqu'un n'est-elle pas celle consistant à le mettre ou à le laisser se mettre lui-même dans un état de déréliction tel qu'il ne pourra jamais remonter la pente? Quelle que soit la cause de sa déchéance, sexe, drogue, alcool, perte d'emploi, divorce ou je ne sais quoi, un être humain a droit au respect et à l'aide de ses semblables.

Alors, cessons cette hypocrisie: le libre-arbitre, la liberté de choisir son destin. Y a-t-il réellement choix dans ce cas? Non. Ces gens-là, à ce moment-là, sont comme les grands malades incurables: ils souffrent d'une maladie grave qui se nomme incurie de la société actuelle, qui se nomme insensibilité à son prochain, qui se nomme ineptie politique, de quelque bord qu'elle soit. Aux malades du sida, du cancer, on refuse le droit de mourir, aux SDF on le leur accorde. A eux de choisir! Toujours ça de moins dans les rues! Surtout en cette période proche des fêtes: il est toujours gênant de sortir de chez le pâtissier ou le traiteur les bras chargés de mets à déguster et de se trouver nez à nez avec une trogne rouge et puante qui s'installe sur le trottoir pour la nuit.

Oui, forçons les malheureux à rester en vie, et assurons-leur, nous les sociétés occidentales, qui nous sommes longtemps crues plus civilisées que les autres, une vie non pas riche et prospère mais décente et digne. Et ça, je crois qu'on n'en prend pas le chemin.

Bach et moi, novembre finissant.

Messe BWV 234 en la majeur, de Bach, version 1990 de Philippe Herreweghe. Rien de tel pour rendre léger un après-midi de novembre agonisant, venteux et gris, occupé à corriger des rédactions de 6°, pas si mauvaises que ça d'ailleurs.

Et puis il y a Gérard Lesne, virevoltant dans les aigus, si chaudement humain dans les graves, belle voix de contre-alto qui me parle directement. Le "Quoniam tu solus Sanctus": un moment de pure merveille. Quatre minutes de bonheur: je suis mieux loti que la plupart des hommes!

La fresque.

Le provincialat peu à peu disparaît sous les coups de masse et de marteaux-piqueurs. Chaque jour, la benne se rempli de gravas qui furent ses cloisons et ses murs intérieurs. Chaque jour s'amoncellent dans la cour morceaux de métal et bouts de boiserie, robinets, fils électriques, tuyauteries et émail fracassé.

Je n'ai pu entrer ni monter dans les étages aujourd'hui, les ouvriers absents ayant verrouillé la porte. Quelques photos du rez-de-chaussée, seul endroit accessible. Pièces dévastées, au sol creusé jusqu'à la terre, huisserie arrachée. Que vont-ils faire? Ce moment de la restauration m'est toujours particulièrement pénible: je n'aime pas que l'on démolisse. J'ai trop en tête la fin de notre maison familiale, dans les années soixante-dix, cette ferme appartenant aux mines et qu'elles vendirent à la commune pour permettre l'implantation.... d'un terrain de foot. La fin aussi, en partie, de la maison de Pierre, à Bons, dont il ne reste, paraît-il, que les quatre murs debout.

Et contre le mur de ce qui fut une de ces pièces du rez-de-chaussée, j'ai trouvé, miraculeusement épargné, mais sans doute pour peu de temps, auprès de lambeaux de vieille tapisserie, un panneau presque entier de fresques jaunes et grises. Quelle était la fonction de cette pièce à l'origine? Qui a peint ces fresques? Qui les a longuement observées en attendant au parloir, par exemple, l'arrivée d'une religieuse? J'aime retrouver des bribes de vie antérieure arrachée un instant à l'oubli définitif. Un hommage rendu à ceux qui travaillèrent et à ceux qui aimèrent.

Passage à l'est.

Retour de l'est, la banlieue est. Il a fallu franchir le rideau de pluie. L'atmosphère froide. Mais pour retrouver une amie et son mec, autour d'un remarquable bœuf bourguignon et d'un sublime gratin dauphinois.

Il fallait bien tout ça pour me convaincre ce soir de sortir de chez moi et de traverser cette zone de la périphérie lyonnaise que je n'aime pas. Alignement d'entrepôts de tôles, de magasins laids à broyer du noir et de pancartes publicitaires. Le tout dans une plaine insipide.

J'ai retrouvé aussi Sébastien, le fils d'Yveline, un ancien élève, de retour de son long séjour en Australie. Vingt-quatre ans, le poitrail développé, les épaules rendues carrées par des séances de musculation, l'assurance enfin acquise avec la confiance en soi. Il est beau, il l'était déjà petit gringalet. Heureux de le revoir. Plaisir partagé, apparemment.

Au retour, temps adouci et pluie tarie. Mais de beauté toujours point.

samedi 29 novembre 2008

Faim de trimestre.

Ah! Le joyeux temps de Noël qui s'approche! Et avec lui, la fin du premier trimestre. Encore une réunion de parents puis tous les conseils de classe, jusqu'à plus soif, presque chaque soir. "Mais vous êtes bientôt en vacances!" s'exclament ceux qui se croient spirituels et ne tiendraient pas une journée en milieu scolaire.

Ce matin, c'était "Portes ouvertes" chez nous. Pour la première fois, le directeur avait beaucoup insisté (voire menacé) pour que tous les professeurs soient présents toute la matinée ( sauf, bien sûr, cas de force majeure avérée). Résultat: beaucoup de monde côté enseignants, ce qui changeait des autres années où certains, toujours les mêmes, brillaient par leur absence.

Pour ma part, je l'ai joué un peu Patriarche: je ne suis pas remonté au collège hier après-midi, comme je l'aurais fait habituellement, pour installer les panneaux d'explication, je suis arrivé ce matin dix minutes seulement avant le début des festivités. J'avais prévenu. Nous sommes sept profs de français. J'ai beaucoup donné jusqu'à présent: place à la jeunesse. Tout était prêt. Ainsi, mon attitude a eu deux effets bénéfiques: en responsabiliser certains (plutôt certaines) et m'apprendre à faire confiance aux autres. Je compte bien renouveler l'expérience!

Côté parents, beaucoup de nouveaux visages, ce qui est très bon signe. Des demandes précises, des inscriptions fermes. Je n'ai pas eu l'impression que l'on se bousculait mais le directeur m'a affirmé le contraire, alors!

Une constatation qui s'impose chaque année davantage, et pour cause: les parents des futurs élèves de sixième me semblent, sont, de plus ne plus jeunes, ou je me sens de plus ne plus vieux par rapport à eux, c'est comme on veut! Ils ont, pour la majorité entre trente-cinq et quarante ans. Mêlés à mes nouveaux collègues, eux aussi de plus en plus gamins, cela fait une assistance pas déplaisante à regarder. Et vous me connaissez un peu maintenant: je ne m'en suis pas privé ce matin. Les papas surtout, naturellement!

L'un d'entre eux, en costume de motard, bottes et blouson, aurait pu être excitant s'il n'avait arboré d'une part un petit bijou au lobe de l'oreille, qui féminisait de trop son visage, et d'autre part un pantalon dans un tissu rappelant le satin qui aurait davantage été approprié pour une ballerine!

Mais d'autres ont passé l'examen sans difficulté: un grand brun au visage fin et aux cheveux grisonnants, un peu maigre cependant (non, ce n'était pas moi dans un miroir); un autre avec de très beaux yeux; un troisième avec une expression de douce mélancolie accentuée par ses habits de velours couleur automne.

Celui que j'ai préféré devait avoir une petite quarantaine, un beau profil, nez tirant sur le grec, avec juste ce qu'il faut pour redresser la ligne droite, vêtu de jeans un peu fatigués, aux lèvres épaisses et sensuelles, au regard franc et direct, taille moyenne, dégaine à avoir du poil et du muscle, en devenir de bear.

Mais je m'arrête: j'en connais qui fantasment déjà! Cerise sur le gâteau: Stéphane était là, bien sûr, et nos coups d'œil complices ont bien égayé ma matinée. Il faut dire que nos regards s'arrêtaient très souvent sur les mêmes personnes! On se demande bien pourquoi! Sans doute la faim... du trimestre!

vendredi 28 novembre 2008

Surprise.

Je ne savais pas que Claude Lévi-Strauss était encore en vie. Je le croyais mort depuis longtemps. Eh bien, quelle surprise lorsque j'ai entendu à la radio que l'on fêtait aujourd'hui ses cent ans.

Ainsi me suis-je retrouvé tout à coup au lycée, dans les années soixante/soixante-dix, alors que j'étais passionné de philo. J'ai même passé le Concours Général dans cette matière. Pas trop cruche donc. Son titre Tristes Tropiques me fascinait par la sonorité de ces deux mots accolés. J'y voyais plutôt un roman, un polar même. Et c'est d'ailleurs comme un roman qu'il avait commencé à l'écrire.

Étrange de se retrouver au réveil face à ses dix-sept ans, à toute cette curiosité intellectuelle, à tout ce devenir encore vierge. Cette année-là, j'ai découvert Lacan, Sartre et Bachelard, Lévi-Strauss et Lévy-Bruhl, Engels et Hegel, Kant et Spinoza. Je ne les ai pas tous aimés mais je les ai tous dévorés avec l'appétit insatiable qui était le mien à cette époque.

C'est pour toute cette fougue et cette joie dans la découverte que je tiens, bien que je sache que vous n'aimez pas cela, à vous souhaiter un bon anniversaire, monsieur Lévi-Strauss.

Les femmes de ma vie (6): Marie de Béthanie.

Le titre de ce billet va en surprendre plus d'un. Non, je n'ai pas connu personnellement la sœur de Lazare et de Marthe, trois de ceux qui, dans la Bible, accueillirent Jésus dans leurs maisons. J'ai connu une autre femme, une religieuse qui portait ce nom-là. Je n'ai jamais su à quelle congrégation elle appartenait: j'étais trop petit à l'époque.

Sœur Marie de Béthanie vivait dans sa communauté, au chef-lieu du village où j'ai passé mon enfance. Elles étaient quelques-unes à paisiblement vieillir à l'ombre de l'église, dans une propriété ceinte de hauts murs, dont aucun son ne parvenait à l'extérieur. Même lorsqu'on sonnait au portail de la rue, aucune résonance d'une quelconque sonnette. Pourtant, invariablement, au bout d'un temps plus ou moins long, quelqu'un, quelqu'une, venait ouvrir.

En général, c'était elle car, dès l'entrée dans la propriété, on se trouvait dans un petit bâtiment de bois qui servait d'infirmerie à la moitié du village et dont elle occupait le poste d'infirmière en chef. Je n'aimais pas beaucoup cet endroit car c'est là qu'on souffrait une première fois pour nettoyer à l'alcool une plaie au genou ou au coude, et une seconde quand il fallait arracher le pansement pour le remplacer. Elle procédait par gestes brusques, que je redoutais. Je ne savais pas, à l'époque, que c'est la meilleure façon d'abréger la souffrance.

Je n'aimais pas non plus cet endroit à cause de l'odeur qui l'imprégnait, une odeur froide de divers produits mêlés sur lesquels planait, plus forte, celle de l'éther. La seule consolation était de voir, par la grande fenêtre, les vieux rosiers du jardin tout courbés du poids de leurs fleurs généreuses. C'est ainsi, en général, que je m'y présentais: en apnée, tous les membres crispés et le regard ailleurs, sur la verdure et la liberté.

Soeur Marie de Béthanie faisait aussi les piqûres. A la fin de sa vie, un de nos voisins paysans, de ceux qui alors vivaient encore comme au Moyen Age, partageant la pièce unique à vivre avec poules et lapins, eut besoin de soins fréquents. Comme il ne pouvait plus se déplacer, mon père se proposa pour véhiculer la brave soeur du village au hameau et retour.

La route n'atteignait pas encore la ferme de ce pauvre vieux. Il fallait, pour y parvenir, emprunter un chemin défoncé et caillouteux où les voitures de mon père perdirent toutes un jour où l'autre leurs amortisseurs. Lorsque la secousse se faisait trop brusque ou le surprenait, mon père oubliait avec qui il voyageait et se mettait à jurer comme un charretier. Marie de Béthanie ne s'en formalisait pas: elle riait et l'aimait parce qu'il était bon.

C'est elle qui avait été appelée en renfort pour me faire passer l'épouvantable habitude de faire pipi au lit alors que mon âge ne le permettait plus. La grande maison à côté de la petite.... Mais je l'ai déjà raconté.

Aujourd'hui, la congrégation ne vit plus dans le village, les bâtiments et le terrain ont été vendus à je ne sais qui, avocat, notaire ou médecin. Elle, elle est enterrée au cimetière, avec quelques autres. Une tombe simple, rarement fleurie face au monument, prétentieux dans son austérité, du Baron local dont la chapelle en pierre volcanique sombre, noire, domine le carré de terre où reposent, sans aucune indication de noms, les adeptes d'une secte implantée depuis le XIX° siècle dans le village,: les Béguins, dont je parlerai peut-être un jour.

Marie de Béthanie a été pour moi, malgré son apparence bonhomme due à son embonpoint, une source de terreurs plus que de joie. Pourtant, je sais tout le bien qu'elle a fait autour d'elle. Je sais combien mon père, ce mécréant à qui il ne fallait pas parler de religion, l'aimait et la portait en haute estime. Rien que pour ça, elle méritait que je l'évoque ici, que je ressuscite un instant sa bonté et sa douceur qu'enfant, je n'ai jamais su voir.

jeudi 27 novembre 2008

Ma nuit chez X.

Il y a une dizaine de jours, j'ai parlé dans le billet "Prof toujours" d'un thème d'écriture pour mes élèves. Piergil m'a pris au mot des commentaires, et vient de me donner sa version de "Une chambre où j'ai couché". Allez lire son beau texte dans les commentaires ici. Alors, j'ai décidé de me prêter aussi au jeu, comme l'a d'ailleurs fait S. ici et bien joliment.

Difficile de choisir parmi ses souvenirs. Pourtant l'une de ces chambres m'est restée gravée en tête depuis de longues années. J'étais "monté" à Paris, comme chaque fois pour voir des amis et m'étourdir dans la vie nocturne de la capitale. A l'époque, le lieu chaud était le Bronx, rue Ste Anne: un bar qui se transformait vite, une fois plein, en immense stuprerie débordant même sur les trottoirs. C'étaient les années avant sida et après soixante-huit. Tout était permis, tout était recommandé. J'avais sans doute moins de trente ans.

Après de nombreuses palpations et frottages de langues vigoureux, je finis par arrêter mon choix sur un petit mec d'à peu près mon âge qui semblait lui aussi fortement intéressé par ma personne. Nous parvînmes tant bien que mal à nous isoler au milieu de la foule et la découverte de nos corps commença. Je remarquai vite une certaine virilité dans ses empoignades, dans sa façon de mener les débats. Je ne suis pas contre un peu de fermeté mais vite il me sembla que le petit macho dépassait les bornes. Il m'avoua d'ailleurs vouloir m'emmener avec lui pour une relation sado-maso à son domicile. Pas d'accord de mon côté. Je n'avais jamais vécu cela et ne tenais pas vraiment à m'embarquer là-dedans.

Devant mon refus, il ne s'éloigna pourtant pas et, après une nouvelle exploration réciproque des zones érogènes, me refit sa demande. Nouveau refus, nouvelle palpation. En fin de compte, il me dit renoncer à ces échanges trop musclés et me demanda de passer la nuit avec lui, sans coups ni heurts. Méfiant d'abord, je finis par céder: il n'était pas très grand, je pourrais me défendre si le besoin s'en présentait et puis ce que j'avais vécu jusque là avec lui m'avait beaucoup plu. Lui aussi semblait vouloir prolonger les échanges.

Nous voilà partis du côté de St Sulpice. Une grand maison bourgeoise, précédée d'une immense grille donnant sur une cour privative. Il me demanda de ne pas trop faire de bruit car son ami dormait à l'étage au-dessus. Intérieur à la fois très bourgeois et bohème, luxueux dans les deux cas, mais de bon goût. Je vis, dans un coin de la pièce où nous nous installâmes, un escalier en colimaçon qui se perdait dans la pénombre: l'ami était juste au-dessus de nos têtes. Un canapé bas accueillit nos ébats, ainsi que l'épais tapis qui recouvrait le sol. Au début un peu tendu, je finis vite par me laisser aller à tout ce que je ressentais face à ce petit mec au corps ferme, à la peau douce, à la bouche experte, mais surtout, surtout, à l'infinie tendresse, en contraste complet avec nos jeux plus brutaux de début de soirée.

La nuit fut blanche. Tantôt au sol, tantôt sur la banquette, l'un sur l'autre, l'un au pied de l'autre, assis, couchés, emmêlés, échangeant des caresses, des baisers, ahanant, soufflant, soupirant, bavardant parfois, entre deux baisers. Il tenait ses promesses, au-delà même. Nos oubliâmes totalement le locataire du dessus. Quand je me décidai à repartir, il me dit d'attendre et revint avec un petit papier plié en quatre. A lire seulement quand je serais dans la rue, au métro, quand je l'aurais quitté. Je savais que nous ne nous reverrions pas.

Dehors, l'aube pointait. Un vent frais nettoyait les rues de Paris, désertes. Je me sentais léger et fourbu, aérien, heureux, reposé, comblé. Je pensais à la chanson de Dutron: Paris s'éveille. Je ne peux jamais encore aujourd'hui l'entendre sans me retrouver ce matin-là dans cette rue de St Sulpice. Je me sentais pur, comme le vent et, comme lui, plein d'odeurs sur mon corps, sur mes mains, sur mes lèvres, les odeurs de cette nuit de sexe.

Parvenu à la bouche de métro, je dépliai le petit papier et le lus. C'est un des plus beaux mots que j'ai reçu dans ma vie. Je l'ai gardé longtemps, au milieu de mes objets, dans un tiroir de mon bureau, et puis, bêtement, un jour, je l'ai jeté. Ce qu'il disait? Rien d'exceptionnel mais quelque chose de grand en même temps. Lorsque j'arrivai dans ma chambre, je me blottis vite sous les draps pour m'envelopper de toute cette saveur avant qu'elle ne s'évapore avec le jour.

Quelque temps plus tard, un écrivain et journaliste parisien homo très connu mourut. La télévision montra sa maison. C'était celle de ma nuit et le petit mec sans doute l'ami de cet homme. J'avais fait l'amour dans la maison de X., un être que j'appréciais beaucoup pour son franc-parler, sa drôlerie et les pas de géant qu'il faisait faire à la "cause homosexuelle" qui en avait bien besoin à l'époque.

Bien sûr, en lançant le sujet d'écriture avec mes élèves, je prenais "couché" au sens de dormi. Si d'autres veulent venir ici évoquer un de ces moments privilégiés, une de ces nuits qu'ils n'ont pas oubliée , ils sont les bienvenus. Mais attention: tenue correcte exigée! A vos plumes?

mercredi 26 novembre 2008

Le débris.

Le regard de l'homme tout à l'heure dans la rue. Un homme de mon âge, un peu plus vieux d'une année ou deux. Habillé proprement, en velours brun comme j'aime. Un pas que l'on n'identifie pas dans la rue, qui se fond dans la masse des autres. Un homme que l'on ne remarque pas si l'on n'accroche pas son regard.

L'accroc de cet éclair éteint, la déchirure laissée après qu'on l'a aperçu. Une infinie fatigue, un désespoir des tréfonds de soi, la déréliction dans ces deux trous sans fond. Je n'oublierai pas ce regard, perdu aussitôt que croisé. Qu'est-ce qui tue cet homme? Qu'est-ce qui en fait le frère de la feuille, sèche et ballottée, fissurée, craquelée? Il va bientôt passer de l'autre côté de l'humanité.

Quand je l'ai vu et perdu, j'ai pensé à ces hommes dans le bois parisien, réfugiés hors la ville. Comment ose-t-on dire qu'ils se sont "réfugiés"? Où est le refuge? Où est l'asile? Rien. Ils se sont exclus. Pour passer de l'autre côté. Du côté des cartons entassés pour tâcher de couper le vent, du côté des rafistolages de plastique, de tôles et de tout ce qui peut faire rempart.

Le chevalier des romans courtois allait y chercher aventure, dans la forêt, pour revenir grandi auprès de sa dame. Aujourd'hui, la forêt est celle des pourceaux à la recherche du moindre gland pour apaiser la faim. Il n'y a ni dame, ni exploits, ni chevaliers. Des immondices humains sur des immondices alimentaires.

Comment peut-on supporter? Comment puis-je supporter, oublier, dormir, et me plaindre, parfois? Comment accepter qu'ils s'en aillent pour cacher leur chute, pour se cacher à nous, pour nous cacher à eux? Comme la mort, nous ne pouvons les regarder en face. La forêt, lieu de passage chevaleresque vers le divin, est l'antichambre de l'agonie.

A-t-on bien conscience de cela? Sait-on ce que c'est que de mourir de froid? Y pense-t-on quand on en croise un, dans les rues, en partance? Nous ne sommes pas au cinéma: cet homme va réellement mourir, souffrir avant, de la faim, du froid et, pire, de la solitude absolue. Réduit à l'état de vieux papier, d'emballage non recyclable, de chose, de rien. Il fut un homme, un enfant. Il eut des rêves, des espoirs, des désirs. Il eut des peines et des joies, des petits matins à la bonne odeur de café, des soirs à la joue reposée sur les seins d'une femme, des rires de fraternité, des émotions devant un berceau qui s'anime. Et puis, et puis...

Et puis, plus loin dans la rue, les guirlandes s'illuminent, on se presse déjà pour le foie gras et les papillotes. Dépêchons: il n'y en aura pas pour tout le monde. Cari-carillonne! Chantons la joie.

Non, il n'y en aura pas pour tout le monde.

Le chien.

Il est là. C'est la deuxième fois que je le vois. Il attend. Attaché à la barrière devant le supermarché. Pendant que je règle mes courses, je l'observe. Il m'observe. Un labrador. Beige. Une femelle. Vieille. Très vieille sans doute.

Elle a la même pose que la première fois. Assise sur son derrière, le ventre exposé, les tétons répartis sur ses bourrelets de chaire rose, tous ses tétons offerts, en vain: elle n'aura plus de chiots. Parfois, elle glisse sur le carrelage glacé. Elle fait un petit saut et se repositionne, pour glisser encore un peu plus tard.

Elle ne manifeste aucune impatience. Elle attend. Calmement. Maîtresse? Maître? Je ne l'ai jamais vu. Seul le chien est là. Traces brunes du sillon sous les yeux, gouttière des larmes involontaires. Cicatrice de la vieillesse. La truffe est mouillée et brille sous les néons lorsqu'elle bouge de côté. Elle détourne la tête, pour voir passer les gens qui ne la regardent pas. Elle ne s'étonne de rien, ne frétille pas, ne s'inquiète pas. Déjà demi Bouddha, sage affaissé.

Son regard humide, plein de la bêtise larmoyante de l'âge. Un visage comme en ont les humains à la fin de la vie, quand ils ne peuvent pas plus maîtriser leur émotivité que leurs déjections. Un regard de vérité. Lorsqu'on se montre, qu'on n'a plus peur des autres. Quand on fait voir l'intérieur avant le ravage final. État des lieux, et puis l'on brade.

Je suis passé près d'elle et je l'ai saluée. Elle m'a à peine regardé, stupide.

mardi 25 novembre 2008

Rien de rien.

Il y a des soirs où l'on n'a rien à dire, rien à écrire. Tout ce qui nous vient est futile, sans intérêt, déjà dit, rabâché. On se sent nu, nul devant le clavier.

Alors, pour ne pas être en manque, on se creuse encore un peu la tête. Ma journée: bof, rien qui vaille. C'était bien l'anniversaire de Tef, mais je l'ai à peine vu, juste le temps de claquer deux bises, à la sauvette. Mes lectures: en train, et plutôt bonnes, mais trop tôt pour en parler. Le travail: RAS. Je n'ai pas fait de photos depuis quelques jours, ou trop peu. Non, je ne vois pas. Les femmes de ma vie ne sont pas invitées ce soir, pas plus que les hommes. Il fait trop froid. Mais je vais bien, très bien. Simplement pas envie d'écrire pour ne rien dire. Alors, je m'arrête là, car c'est ce que je suis en train de faire! A demain.

lundi 24 novembre 2008

Les châtaignes.

En lisant le billet de J. sur les châtaignes, j'ai tout de suite salivé. Il venait de réveiller en moi un très ancien souvenir, lié à un plaisir immense.

Comment avais-je fait pour ne plus repenser pendant si longtemps à cette joie si intense des châtaignes au four? Nous procédions exactement de la même façon: une entaille avec un bon couteau, un Opinel en général,pour éviter qu'elles n'éclatent, et qui, sous la peau épaisse, faisait apparaître la chair blanchâtre et légèrement duveteuse. Parfois, nous les mettions directement à griller sur les rondelles de la cuisinière à charbon. Et il y en avait toujours une ou deux pour exploser, faisant sursauter tout le monde à table.

Nous les ramassions dans un petit bois qui surplombait la maison de mes parents. Ce bois appartenait à une vieille avare qui habitait le village, à quelques kilomètres, et qui ne supportait pas que nous allions faire la cueillette de ces "fruits d'automne" ou des champignons qui poussaient en abondance sous les vieux arbres. En été, les fourches de ces centenaires faisaient d'excellentes cachettes pour nos jeux, même si ma mère nous interdisait, en principe, d'y monter.

Le plus grand plaisir naissait du dépiautage, une fois la châtaigne cuite. Nous étions pressés de manger ces petites billes à moitié calcinées, mais que de grimaces, que de gestes désordonnés parce qu'elle étaient trop chaudes. Il fallait les lâcher, les reprendre un court instant, tâcher d'en extraire un lambeau de peau, les relâcher sur la toile cirée et, quand, enfin, elles étaient prêtes à la consommation, veiller à ce que le petit frère ou la petite sœur ne fasse pas main basse dessus.

Parfois, nous avions droit à d'autres préparations, comme les faire tremper dans du lait, mais c'est grillées que je les ai toujours préférées parce qu'en plus du plaisir de les manger, il y avait celui de tout ce cérémonial de préparation où la douleur des brûlures légères était vite oubliée dans les rires et la bonne humeur.

Combien d'années cela fait-il que je n'en ai pas mangé? Très longtemps, je pense. Tu vois, J., tu viens de me donner une idée. La prochaine fois que j'en vois, j'en achète. Nous les mangerons ensemble, car c'est un rite convivial. Et puis, ça doit rentrer dans mes cordes culinaires! Je m'en fais d'avance un de ces plaisirs...

Le destin.

Hier soir, j'ai changé mes habitudes: je n'étais pas devant cet écran mais devant celui de la télévision, à me passer un Dvd. Il y a longtemps que je voulais voir Le Destin, de Youssef Chahine, dont Olivier a parlé dans un billet lors de la mort du réalisateur égyptien.

Alors, j'ai enfilé mon antique survêtement complètement avachi, enfilé mes pantoufles, revêtu ma chaude robe de chambre (non, non, tout ceci au sens propre) et me suis enfoncé dans mon vieux fauteuil totalement démodé où je suis si bien. Et en avant la pellicule.

Deux heures de plaisir. Oui, ce film est un grand film car, au travers d'une histoire accessible à tous, mêlant aventures, amour et traîtrises, tous ingrédients des films uniquement d'actions, il nous assène un message intemporel (et tellement contemporain) de tolérance religieuse et simplement humaine.

L'histoire: en Andalousie, au XII° siècle, à l'époque sous domination maure. Le philosophe Averroès vit à la cour du calife Al Mansour dont il est l'un des conseillers. Mais une bande organisée, à la solde d'un autre des conseillers du calife qui cherche à s'emparer du pouvoir, se sert de l'Islam comme d'un levier dans cette ambition et arrive à embrigader le plus jeune fils du monarque. Le complot est bien près de réussir lorsqu'ils parviennent à obtenir l'autodafé des oeuvres du philosophe et de quelques autres au nom d'une fatwa prononcée par Al Mansour. Celui-ci ne s'aperçoit de son erreur qu'à la fin du film.

Film simple, parfois simpliste mais optimiste et qui dit les choses. "La pensée a des ailes et rien ne peut les lui rogner" est une phrase qui apparaît ou est prononcée deux ou trois fois dans diverses occasions. Chahine dénonce l'intolérance et l'hypocrisie consistant à se servir d'une religion à des fins purement politiques. Ici, il parle de l'Islam mais son discours est plus général: les Chrétiens ou les Juifs ne sont pas à l'abri de ces travers. Une des armes contre cette intransigeance est la musique ainsi que la danse et le chant, la philosophie côtoyant ces arts mineurs et ceux qui les pratiquent (Averroès est le conseiller du calife, une sorte de guide spirituel de ses fils et, en même temps, fréquente une danseuse et un chanteur bohèmes).

Cinéma populaire au sens noble du terme donc. Merci, Olivier, de m'avoir fait connaître ce film. Il serait peut-être bon de le programmer parfois sur les chaînes nationales. Tiens, par exemple, en remplacement du feuilleton de nos grandes héroïnes nationales, Ségolène et Martine. Pardon, Martine et Ségolène. A moins que ce ne soit... Mais puisqu'on te dit que non!

dimanche 23 novembre 2008

Eclaircie.

Pour mémoire (la mienne): ma mère m'a longuement parlé de son enfance, tout à l'heure, et avec une clarté rare dans ses propos ces derniers temps. Éclaircie passagère? Il a fallu à une ou deux occasions que je la recentre pour éviter d'entendre la même histoire racontée et entendue des centaines de fois, ces anecdotes qui font les sagas familiales et qui ne m'intéressent plus depuis longtemps.

Là, c'était elle, à sept ans, avec son frère qui en avait onze. Et son père qui mourait. De quoi? Elle ne se souvient plus. Elle a prononcé le mot "albumine". Meurt-on de trop d'albumine? Mon grand-père se prénommait Régis mais tout le monde l'appelait par son deuxième prénom, Barthélémy. Je ne sais pas pourquoi, plus personne ne le sait. Il était menuisier, non pas artisan mais aux service des mines, sous les ordres de mon autre grand-père, paraît-il.

Le jour de sa mort, mon oncle est venu la chercher à l'école privée pour la ramener à la maison. Son père l'avait réclamée: il voulait l'embrasser avant de mourir. Elle se souvient de ce baiser. Je n'ai de cet homme qu'une photo officielle, retouchée sans doute aux moment des obsèques, où je ne reconnais que l'implantation haute des cheveux et leur mouvement ondulatoire quasi crépu que j'ai sans doute hérités de lui.

Ma mère, pendant la maladie, avait été ballotée d'un côté de l'autre, chez une amie, une voisine, un autre membre de la famille, ma tante Lisa entre autres. Je ne savais pas ces détails de sa vie. Ma grand-mère dut ensuite travailler dur pour élever seule ses deux enfants. Et lorsqu'elle eut fini, c'est de moi qu'elle se chargea. C'était mon tour d'être balloté.

L'attelage: le remake.

Qu'est-ce qu'il me veut, celui-là? Depuis déjà un bon moment, il ne cesse de me regarder ou plutôt, dirait-on, de regarder mes oreilles.

Voilà dix minutes que je suis entré au parc après avoir longé le Rhône en courant tout au long de la Feyssine. Comme je suis un peu enrhumé, je tousse assez souvent. La première fois, il s'est retourné et m'a aperçu. Moi aussi, c'est à ce moment-là que je l'ai remarqué: un quinquagénaire un peu maigre, le crâne tondu, aux oreilles bien visibles, cheveux gris, qui court de façon dissymétrique, en penchant légèrement sur le côté gauche.

Pour un mec de son âge, il a une bonne foulée. Je vais me calquer sur lui, au moins pendant les premiers tours. Ensuite, j'accélérerai: pour le triathlon, ce rythme ne suffit pas. Je me positionne tantôt devant, tantôt derrière lui. Je lui adresserais bien la parole, mais j'ai peur qu'il interprète mal mon bonjour. C'est peut-être un homo libidineux qui mêle sport et chasse érotique. Il n'en a pas l'air mais je me méfie: tous les homos ne sont pas des folles.

Il tient le rythme, papy. Quand j'accélère, il suit, quand je ralentis, il me repasse et prend la direction de la course. Ce n'est pas désagréable: rien à dire, ne pas se connaître et s'entendre dans la foulée. Tiens, il s'arrête à la fontaine pour boire quelques gorgées. Je pourrais filer mais je préfère l'attendre: je commence à prendre plaisir à notre petit jeu. Je fais semblant de regarder devant mais parfois, à la dérobée, je lui jette un coup d'œil rapide. Il a l'air plutôt d'un intello, prof ou quelque chose comme ça. De quoi? De maths? Peut-être de latin. Ça me rappelle deux-trois mauvais souvenirs:rondella, rondella, rondellam, ... rondella-moi, ma liberté! Mais non, les profs de latin, ça ne courent pas!

En tout cas, un physique d'ascète, une tête à se torcher à la Salvetat. Pas une goutte de vin. Même moi, qui fais sans doute du sport à un niveau plus haut que lui, je cède parfois. Allez, c'est reparti pour un tour.

Finalement, je me sens bien avec ce mec. Il a accepté ma compagnie sans rechigner, il n'a pas l'air de vouloir engager la compétition à tout prix, et même s'il est homo, il est suffisamment viril pour ne pas me faire fuir. Peut-être même que, s'il faisait mine de s'arrêter près d'un bosquet plus épais en me lançant un coup d'oeil appuyé, peut-être ..... Ça m'est déjà arrivé une fois et j'en ai un bon souvenir. Alors, pourquoi pas, vite fait bien fait?

Mais non, il continue. Deuxième tour, deuxième arrêt à la fontaine. Pendant qu'il me rattrape, je sens son regard sur mes fesses et ça me fait bander. Qu'est-ce qui m'arrive? Sans doute le frottement du lycra sur ma queue. Qu'est-ce qu'il en pense de mes fesses? J'aimerais bien le savoir. Mais déjà il est près de moi puis devant. Les siennes, je les vois aussi. Bien, bonne tenue. La cuisse est un peu maigre mais les fesses agréables.

Depuis un moment, je l'ai dépassé et il ne revient pas. Il va sans doute s'arrêter. Dommage. Oui, j'entends qu'il s'arrête. Je ne peux pas stopper sans raison valable. Ce n'est pas l'envie qui m'en manque, mais comment engager la conversation? Tant pis, je reviendrai vendredi prochain à la même heure. J'aurai peut-être la chance de le revoir. Et alors, je m'arrangerai pour finir autrement l'après-midi. Foi d'hétéro!

Petite fiction dédiée à Olivier et quelques autres qui se reconnaitront!

Jouer à ne rien faire... et gagner.

J'apprends peu à peu à ne rien faire. Et surtout à ne pas en avoir mauvaise conscience. C'est un sentiment assez nouveau pour moi.

Ces deux jours de repos ont été calmes, par exemple. Attention, pas l'inactivité complète: je ne sais pas si j'en suis capable. Non, mais l'acceptation de prendre son temps, de ne pas tout régler en même temps, de refuser la montée d'adrénaline à la pensée de tout ce qu'il y a à faire, de se prélasser un peu au lit (lever deux jours à neuf heures, c'est exceptionnel, même en s'étant couché très tard), de traîner en robe de chambre, de se doucher à onze heures et de n'avoir comme mouvement de la matinée que le petit tour au marché, pour acheter quelques fleurs.

Bien sûr, j'ai programmé ma semaine scolaire, j'ai corrigé quelques copies, moins nombreuses cette semaine, préparé un ou deux cours futurs, mais sans stress, quittant régulièrement la feuille pour observer ce qui se passait sur l'écran. Ne pas courir après les tâches, regarder celles, nombreuses, qui restent à faire sans pincement au cœur, écouter un peu de musique (je l'avais oublié depuis des semaines), répondre aux courriels, appeler les amis délaissés. Se remettre à jour. Revoir le jour.

Et puis la découverte de la semaine: j'aime faire la cuisine. D'abord pour les autres, maintenant aussi pour moi. Il y a trois ans, je savais à peine cuire un œuf. Aujourd'hui, ceux qui goûtent à mes préparations trouvent que je ne me débrouille pas si mal que ça. Et j'y éprouve du plaisir. A cinquante-six ans, j'ai encore des choses à me prouver! C'est extraordinaire. Un petit coup d'œil en arrière, qui n'a rien de nostalgique comme je l'ai déjà dit, me montre le chemin parcouru, les zones d'ombre que je voudrais, que je vois peu à peu disparaître et, comme à la course, je me retourne pour regarder devant, sûr d'atteindre sans me presser l'étape suivante si je sais écouter mon rythme et mes désirs.

S. me disait l'autre jour, dans un commentaire, qu'il fallait connaître ses priorités. Je crois que, souvent sans en être conscient, c'est à elles que j'obéis, qu'elles sont bien ancrées au fond de moi même si j'aurais du mal à les définir verbalement. D'ailleurs pourquoi se poser sans cesse des questions dont la réponse est toujours incertaine? Le cadre est tracé, soyons-lui fidèle sans culpabiliser si parfois l'on éprouve le besoin d'aller voir de l'autre côté de la haie si l'herbe y est plus verte. A-t-on d'autre choix que d'être fidèle à soi-même?

Je me rends compte en relisant ce que je viens d'écrire que ce billet part un peu dans tous les sens, qu'il n'est pas forcément très clair à comprendre. Tant pis, il restera spontané car il suit l'ordre de mes pensées actuelles. La dernière à prendre forme est la vision sur mon balcon de deux fleurs de chrysanthème jaune écloses ces jours derniers alors que je les avais oubliées dans un bocal de verre. Le bocal est rempli des radicelles de ces tiges coupées l'an dernier et ce qui avait été mis là pour être jeté rapidement a donc passé l'année sans geindre et m'offre aujourd'hui ces deux soleils de novembre.

samedi 22 novembre 2008

Encore une "femmagosse"!

Les rues sont vides, le vent souffle, les feuilles se ternissent au sol, il fait froid. Premier jour de presque hiver, faisant se souvenir que ça existe. Un temps à rester chez soi. Ce que j'ai fait, en travaillant comme un fou sur mes préparations.

Seul entracte: les courses, vous savez où. Depuis que le magasin a été réorganisé, c'est pire qu'avant: les allées sont encore plus étroites et, dans cette période de fêtes (ben oui, mi-Novembre, c'est déjà Noël pour la grande distribution!), on y accumule papillotes, boîtes de chocolat et vins fins en tous genres. Résultat: impossible de circuler à deux de face. Que se passerait-il en cas de panique, lors d'un incendie par exemple?

Le cheminement est particulièrement périlleux dans l'allée du liquide: sur les rayonnages, l'eau, et au milieu de l'allée, les promos de vins pour les fêtes. Il faut slalomer et prendre garde de ne rien accrocher. Ainsi ce matin, étais-je précédé dans cette allée par une femme accompagné de l'un de ses enfants de trois ou quatre ans. La femme poussait un chariot métallique entre les rayonnages où elle en avait à peine la place et l'enfant faisait de même avec un modèle réduit.

Lorsqu'elle s'arrêta, je lui demandai poliment pardon, afin de pouvoir passer. A quoi, après un regard arrière plus qu'assassin, il me fut répondu qu'elle faisait ses courses, elle. J'avoue avoir été immédiatement piqué par son regard et le ton employé. Alors, j'embrayai en lui faisant remarquer que donner un petit chariot à son fils un jour et à une heure de grande affluence n'était pas particulièrement bien avisé. La dame ne supportant visiblement pas la moindre remarque, se mit alors à être fort désagréable et à accumuler les preuves de sa bêtise en énumérant tous les clichés de la chienne de garde sur le mâle qui, selon elle bien sûr, ne peut que chercher à être dominant et avoir toujours tort.

Elle vitupéra que je ne devais pas avoir d'enfants pour réagir ainsi, que ce que j'avais dit prouvait mon inélégance, que si je n'aimais pas faire les courses, il fallait que je reste chez moi, etc, etc. Bref, toutes la panoplies de la "femmagosse" qui croit que, parce qu'un jour, une nuit plutôt, elle a ouvert les cuisses dans une période de fécondité, elle a réalisé un acte héroïque et digne de l'estime de tous, que ses rejetons sont forcément ce qui se fait de mieux dans le genre, et que de toutes façons, le statut de jeune mère lui donne absolument tous les droits, y compris celui de faire chier un maximum de gens.

J'en ai déjà parlé une autre fois (les jeux d'enfants dans la cour de mon immeuble): ce genre d'individus, homme ou femme (mais bien souvent femme, hélas), je ne les supporte pas. C'est "Sors toi de là que je m'y mette!" et compagnie, justifiant leur prise de liberté sur autrui par un discours virulent et argumenté visant à faire culpabiliser l'autre. J'ai rompu la conversation en lui disant que, si s'excuser au moment de passer était une faute et prouvait un manque d'élégance, alors j'étais fautif et inélégant, mais qu'il me fallait la laisser à ses aigreurs et à ses course, elle, car elle me semblait décidément trop acide.

Il n'empêche que ce type de gens vous gâche un moment de vie que vous n'auriez vraiment pas envie de leur consacrer. Mais j'ai vite oublié: autant en emporte le vent!

vendredi 21 novembre 2008

L'attelage.

Le temps annoncé à la dégradation pour demain et dimanche m'a incité à aller courir aujourd'hui. Donc, après le repas avec J. et un petit tour chez le coiffeur qui ne m'avait pas vu depuis un temps certain, je suis allé tester mon sex-appeal de crâne quais rasé à la Tête d'Or.

Il tombait déjà une sorte de crachin, pas gênant pour courir mais plus handicapant pour des mecs à lunettes comme moi. Après un premier tour d'échauffement relativement calme, dans un temps qui, il y a un an, m'aurait fait rosir de plaisir, j'entamais le deuxième lorsque j'ai entendu quelqu'un se racler la gorge derrière moi. Surpris car je n'avais pas remarqué une présence et que j'étais perdu dans mes pensées, je me suis retourné et ai aperçu une silhouette qui, bien qu'encore un peu lointaine, ne semblait pas désagréable à regarder.

Je pensais que ce coureur allait rapidement me doubler mais, arrivé à ma hauteur, un peu en retrait, il a calqué sa foulée sur la mienne pendant quelques mètres, puis s'est ostensiblement mis à ma hauteur sans pourtant regarder autre chose que le chemin devant lui. J'ai pu le dévisager tout à mon aise.

Un homme de trente ans environ, pas très grand, pas petit non plus, brun et bien profilé, un visage mâle et des oreilles!!! Je ne vous dis que ça! Des oreilles que j'ai eu immédiatement envie de mordiller, de léchouiller, de déguster, des oreilles plus appétissantes que des macarons dans la vitrine d'un pâtissier (et j'adore les macarons!). Si un jour j'ai affaire à un psy, ce sera sans doute une de mes premières questions: pourquoi ces pulsions érotiques sur les oreilles?

Le beau brun se remit ensuite derrière moi puis, un peu plus loin, me doubla et s'installa devant moi. J'eus donc tout le loisir de détailler cette silhouette bien profilée dont je parlais tout à l'heure: il faut bien dire que la première chose que je regardai, c'est sa splendide paire de fesses, magnifiquement mises en valeur par le collant noir et bleu, comme le mien, des fesses fermes, pas mesquines et pas imposantes non plus, des fesses qui occupent bien la main dans leur exploration, qui généreusement proposent plusieurs itinéraires sans jamais se perdre dans des sables mouvants, des fesses dont on se dit, quand on les a connues, " j'y reviendrai un jour".

Je réussis tout de même à détacher mon regard de ce postérieur tentateur et le glissai sur les cuisses elles aussi gainées de près dans le collant. Même impression que les fesses: dessin parfait, du muscle sans rien de trop qui tuerait l'esthétisme, deux parenthèses fermées de chaque côté du bassin, et l'envie pour moi de les entrouvrir un instant pour m'en faire une écharpe. Les mollets étaient puissants: un sportif régulier, c'est sûr. D'ailleurs, je pus aussi lire lire sur son maillot une publicité pour un triathlon régional.

A la fontaine suivante, je m'arrêtai pour boire quelques gorgées d'eau afin de m'hydrater et il passa sans s'arrêter, mais ralentit très visiblement le temps que je le rattrape. Ce qui fut prestement fait. J'aurais bien aimé lui adresser la parole mais jamais il ne tournait la tête de mon côté, se contentant de courir près de moi. Je tournai régulièrement la tête pour revoir ses oreilles et ainsi nous achevâmes ce premier tour ensemble.

Le deuxième se fit aussi de conserve. Mais cette fois, j'avais renoncé à lui dire quoi que ce soit. Il s'était peu à peu créé autre chose, dans ce silence ponctué de nos souffles respectifs. Quelque chose comme un attelage de deux animaux dans l'effort, deux chevaux liés dans l'instant où ils bandent leurs muscles pour fournir l'effort commun. J'aurais aimé nous observer de l'extérieur: je pense que nous devions être beaux comme ça, inconnus et liés, attachés secrètement par le rythme de nos respirations, la vitesse de nos foulées qui s'allongeaient, se ralentissaient. J'avais l'impression de participer au déploiement du mouvement d'une machine bien huilée qui aurait pu parcourir des kilomètres. Sincèrement, ce que j'éprouvai à ce moment était aussi fort qu'un plaisir sexuel.

Quand je m'arrêtai, il continua, simplement. Il fallait revenir à la réalité. A peine les fesses sur le vélov', je ramassai sur la tête une violente averse de grosses gouttes glacées qui me transpercèrent immédiatement. J'y voyais à peine et le vent mêlé à la pluie ne m'aidait guère à progresser. Pourtant, je sifflais, je chantais, heureux, vraiment heureux de recevoir ce déluge, comme si, après la communion dans l'effort et la beauté de notre course, les dieux païens me purifiaient de leur ondée sacrée. C'est con mais c'est vraiment ce que je ressentais en rentrant.

Ce soir, je sens tout mes muscles du bas, je ne pourrais pas faire cent mètres de plus. Courir au même rythme qu'un triathlonien, c'est beau mais ça fatigue. Mais aucun regret, vous pensez bien!

jeudi 20 novembre 2008

Mais je me radoucis.

En tournant le dos à la banderole affichée sur la façade de l'école républicaine, je découvre... le bibliobus, que je n'avais pas remarqué en m'approchant. Bien solitaire sur cette place libérée des voitures, sans aucun passant que moi, ce soir. Seule, au sommet de quelques marches, la porte d'entrée vitrée dispense un peu de lumière à l'extérieur.

Ainsi donc, ça existe encore, les bibliobus, même à Lyon? Tout de suite, je suis transporté dans mon souvenir, à Terrenoire, une banlieue très ouvrière de St Etienne où mes parents ont tenu un commerce pendant plusieurs années. Au début, nous n'avions pas d'appartement autre que celui attenant au magasin d'alimentation, soit une cuisine au rez-de-chaussée, qui donnait accès aux différents entrepôts, et deux chambres à l'étage: une pour mes parents et mes sœurs, l'autre pour mon frère et moi. Pas de quoi prendre trop d'aises. C'est dans cette chambre, pourtant, que j'ai écrit mon premier roman, que j'ai caché ces écrits aux yeux des autres, surtout à ceux de ce frère qui avait l'art de toujours tout découvrir (y compris la photo d'un de mes amants, nu, que ce dernier m'avait donnée).

Nous n'avions pas de salle de bains. La toilette se faisait sur l'évier, et régulièrement aux bains et douches municipaux. Pour s'y rendre, nous traversions à l'aller comme au retour la grande place où stationnait un soir par semaine le bibliobus. Je finis par m'y abonner. Mon frère, qui venait avec moi aux douches m'abandonnait pour l'étape dans le camion: la lecture n'était pas son univers.

Généralement, il n'y avait personne à l'heure où je m'y rendais. J'avais donc tout le loisir de toucher, de sentir, d'extraire des rayonnages, de remettre en place ces volumes qui tentaient de me séduire ou que je tentais d'apprivoiser. J'ai ainsi ramené et lu dans la chambre au-dessus du magasin des centaines de romans aussitôt dévorés. Lesquels, je ne m'en souviens plus. Un seul subsiste dans ma mémoire aujourd'hui, parce que l'ouvrage était épais et que son titre m'avait intrigué. Il s'agit de L'Eternité plus un jour, de George-Emmanuel Clancier. Je me rappelle simplement que ce roman m'avait plu à l'époque. J'avais environ dix-sept ans à ce moment-là. Mon goût littéraire restait encore à affiner sans doute.

Un peu plus tard, nous avons déménagé, tout en gardant le magasin. Plus de place, plus de confort, mais finie la poésie des vieilles chambres, finies les visites aux Bains-Douches et fini le bibliobus, puisque, cette année-là, je devais préparer mon bac tout en donnant un sérieux coup de main au magasin. Je lui dois pourtant, à ce bibliobus, parmi mes meilleures soirées d'adolescent solitaire.

Ca m'énerve!

Trois sujets de mauvaise humeur, aussi loin les uns des autres que l'on peut l'être.

Le premier, celui qui revient chaque année à date fixe: le Beaujolais nouveau! On sort les tonneaux dans les rues, on dresse des barnums, on appâte le chaland par des dégustations qui se veulent chaleureuses. Bien, mais pour quoi? Un vin qui en mérite à peine le nom, dont je n'aime ni l'odeur, ni le goût, ni la couleur, un vin qui vous torpille l'estomac en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire. A midi, nous en avions quelques bouteilles sur la table des profs, à la cantine. Summum du chic: les bouteilles étaient posées sur un petit napperon en papier ajouré en dentelle, pour bien marquer qu'il y avait cérémonie, reproduction de rite obligatoire, au cas où l'on ne l'aurait pas compris! J'ai goûté, je n'ai pas changé d'avis! Pacotille le napperon, pacotille la vinasse.

Le deuxième est plus grave. Chaque soir, pendant les infos régionales sur Fr3 Rhône-Alpes/Auvergne (et peut-être dans d'autres régions, je ne sais pas), nous avons droit à quelques minutes de tribune ouverte aux téléspectateurs qui peuvent appeler et enregistrer leur message sur répondeur. Le sujet est donné la veille, les réactions le lendemain. Cela s'appelle: "Quel est votre avis?". Un créateur de concepts particulièrement inspiré a trouvé plus "choc" de ne faire apparaître sur l'écran que les initiales QEVA et un cadran téléphonique.

Pourquoi pas, me direz-vous? C'est que le bât blesse au départ: les sujets sur lesquels on demande aux téléspectateurs de réagir sont ignobles et présentés parfois de façon à déjà orienter la réponse. C'est un ramassis de thèmes à développer au café du commerce entre réacs primaires un tantinet avinés. Par exemple: Que pensez-vous de la grève des enseignants et de l'obligation d'accueil des enfants par les mairies?, ou bien: Pour ou contre le renforcement des contrôles de vitesse sur les routes? Je ne sais pas, pour mes deux exemples, si l'intitulé de la question était exactement celui-là, mais j'ai retranscrit l'idée générale. Et, bien sûr, pour une réponse sensée et réfléchie, il y en a des dizaines d'autres primaires, instinctives, à la limite du racisme ou d'une forme de fascisme.

Je ne comprends ce que l'on cherche en posant ces questions et en diffusant ces réponses débiles. Faire peuple, se rapprocher de lui? Mais le peuple n'est pas vulgaire, ne pas confondre. Plaire à la téléspectatrice moyenne de plus de soixante-cinq ans en la rassurant sur ses bouffées droitistes: t'inquiète pas, Paulette, beaucoup d'autres pensent et disent comme toi! ? Ces quelques minutes sont dignes, à peine, des magazines people et des émissions de téléréalité, pas d'une chaîne régionale sensée transmettre des informations vérifiées et qui possèdent intrinsèquement un intérêt, même pour un citoyen lambda. J'ai l'impression (lapsus: j'avais tapé "l'oppression"!) de plus en plus persistante qu'on nous prend pour des cons.

Enfin, encore une petite rogne ce soir, en apercevant ceci:

et immédiatement après celà:

Le mot "publique" sur la deuxième banderole s'imposait-il? Pourquoi mêler deux problèmes qui n'ont rien à voir? Pourquoi toujours cette même aspiration au classement primaire (c'est le cas de le dire)? Nous nous battons tous, public comme privé, contre ces mesures absurdes et dangereuses pour l'éducation. Pourquoi en remettre une couche sur d'anciennes querelles? Il aurait fallu écrire: L'école se meurt. Si ce n'est pas encore tout à fait le cas, on en prend les moyens en haut lieu!

mercredi 19 novembre 2008

O temps, suspends ton vol!

Et je ne suis pas sérieux!
Je viens de prendre un an d'abonnement à Flickr. Pas encore eu le temps de classer la moindre photo. Stéphane m'a branché sur MSN. Pas encore utilisé. Itou pour le scanner, la webcam. Mes collections de timbres et d'Annonciations sont en friche. Les livres et revues à lire ou parcourir s'accumulent. Comment faire pour réaliser tout ce que je dois faire et tout ce qui me plait: pédagogie, course, photo, blog, sexe, famille, lecture,...? Et en plus y trouver du plaisir? Vous connaissez la solution?

Un petit tour dans l'Ain.

Oui, j'ai résisté. Cette journée de réflexion pédagogique, proposée par le PASIE (Pôle Académique de Soutien à l'Innovation et à l'Expérimentation) s'est passée on ne peut mieux.

Arrivé à onze heures du collège où nous avons assuré les deux premiers cours de la matinée, j'ai, avec Evelyne, découvert le lycée de l'Ain où allaient se dérouler les divers ateliers. Pas de moment d'angoisse: la beauté moderne de l'architecture extérieure m'a fait oublier le reste. Oublié aussi d'en prendre quelques photos. Le public était nombreux et il a fallu se glisser dans la salle où les échanges avaient lieu depuis le matin. Public varié en sexe et âge, look et couleur de crinière (quand crinière il y avait). C'est justement un homme chauve d'une trentaine d'années que j'ai remarqué en premier dans la foule, d'abord parce qu'il me regardait, ensuite parce que je trouve les crânes dégarnis très sexy. Malheureusement, malgré mes espérances, je ne me suis jamais trouvé dans les mêmes groupes que lui et n'ai pu le voir que de loin tout au long de l'après-midi.

Petit bonjour à deux ou trois personnes de connaissance puis constitution des groupes d'échanges. Le mien du matin traite de l'interdisciplinarité. Animé là aussi par un monsieur vraiment pas désagréable à voir, avec qui j'ai pu ensuite échanger dans la file au self, il ne m'a pourtant pas apporté grand chose. J'en suis ressorti avec un sentiment bien orgueilleux mais, après vérification auprès de ma collègue et et de Gilles, je ne me trompais pas: je suis maintenant sûr que, depuis le lancement de notre projet il y a maintenant quatre ans, nous avons pris, au moins sur ce plan-là, une avance considérable sur la majorité des autres établissements. Ainsi, moi qui m'étais promis de me tenir tranquille, n'ai-je pas tenu bien longtemps et me suis-je entendu expliquer aux autres, à leur demande, notre façon de fonctionner qui les a, c'est selon, ou très intéressés ou vite effrayés.

L'après-midi fut en partie consacré à un atelier ayant pour titre: Comment favoriser l'autonomie des élèves dans la conduite d'une démarche d'investigation? (Mille pardon à tous pour cette cuistrerie!) A priori destiné plutôt aux enseignants scientifiques, cet atelier m'a enchanté par la qualité des deux intervenants (profs de math et physique à l'INRP), ouverts et pas du tout sectaires, par leur façon d'approcher la question et leur modestie quant aux réponses proposées, par le naturel et l'intérêt des débats. Je crois, décidément, que je suis un matheux dans l'âme. J'ai même eu la joie d'ajouter mon grain de sel en faisant connaître au prof de math le roman de Yoko Ogawa, La Formule préférée du professeur, où j'ai découvert l'existence des nombres premiers pyramidaux, dont il a été question aujourd'hui.

Au retour, Gilles nous a proposé de passer un instant par chez lui. J'ai déjà dit toute l'estime et l'amitié que j'ai pour lui, avec qui je me suis entraîné pour le semi marathon. Evelyne n'y était jamais allée. Nous avons accepté l'invitation. En confiance totale, Gilles nous a emmenés dans son bureau, un nid d'aigle aménagé dans le grenier de la maison, et surtout dans son atelier de peinture où il nous a montré ses toiles. Pour lui, je sais que c'est un geste intime qu'il accomplissait là. Vraiment, je l'aime, ce mec.

Le retour jusqu'au collège où je devais ramener ma collègue a été l'occasion d'une bonne discussion avec celle avec qui je travaille depuis bientôt trente ans, celle qui restera ma sœur pédagogique, malgré les accrochages, malgré nos caractères de cochon à tous les deux. Nous sommes ensemble en train de vieillir. Lorsque des mises au point s'imposent, comme c'est le cas en ce moment dans l'équipe, menacée d'imploser par les nouveaux arrivés, les nouvelles structures pédagogiques et la somme de travail, on peut même dire de travaux, quand cette mise au point s'impose, on sait qu'après un moment d'agacement réciproque, on n'aura de cesse d'échanger nos points de vue, de trouver des remèdes, des solutions pour sauver ce qui nous tient à cœur: le travail en équipe. Je crois que le pire qui pourrait nous arriver, c'est que nous nous fâchions véritablement et définitivement.

Je suis revenu chez moi fatigué mais satisfait de ma journée. Un petit tour sur le blog de J. m'a mis le sourire aux lèvres et mon gratin de courge réchauffé était délicieux. Que demande le peuple? Un bisou? Bah! Je me le ferai de votre part!

mardi 18 novembre 2008

Prof, toujours.

Il y a longtemps que je n'ai pas parlé de mon travail. Alors, allons-y et toutes mes excuses auprès de ceux qui ne sont pas profs ou que cela n'intéresse pas. Aujourd'hui a été une journée assez faste dans ce domaine.

Premier plaisir: celui de retrouver Stéphane pour un cours d'une heure et demie en commun sur le thème du livre-objet, avec références à l'Égypte antique. Nous n'avons pas besoin de nous concerter longtemps pour savoir ce que nous allons faire et comment nous allons le faire. En général, quelques minutes suffisent, ce qui a été le cas ce matin. De plus, nos deux paroles sont fluides, simples et complémentaires. Il arrive même bien souvent que nous disions la même chose au même moment. Enfin, la complicité est grande et les fous-rires jamais très loin si un sous-entendu pointe le nez. Je sais qu'il va lire ce billet, sans doute ce soir-même, mais tant mieux (et tant pis s'il rougit): je tiens à lui redire combien me tiennent à cœur cette amitié de plus en plus profonde et cette complicité joyeuse.

Ensuite, une réunion à trois (français) pour aider une collègue en instance d'inspection à prendre du recul par rapport à sa préparation de cours. Je sais d'expérience que, pour celui qui va passer sur le grill, le moment de l'échange avec ses collègues est très angoissant, parce que, souvent, on démolit une partie de ce qui a déjà été préparé. Mais c'est le but de l'exercice de confronter les opinions et de choisir la solution pédagogique qui semble la plus appropriée à la séance envisagée. A la fin de l'heure de travail, nous avions réussi, il me semble, à bâtir quelque chose de cohérent. A Isabelle maintenant de se l'approprier, de l'assaisonner à sa sauce, de peaufiner les derniers détails en imprimant une marque qui la mettra, elle, à l'aise.

Enfin, atelier écriture ce soir. Malgré mes protestations, il semble bien qu'aucune solution ne puisse plus être trouvée maintenant pour dédoubler mon groupe de vingt-cinq élèves. L'ironie du sort veut que (mais j'en suis heureux pour eux) ce soit mes autres collègues dans la même situation qui aient profité de mes récriminations: ils ont obtenu pour la plupart des groupes moins nombreux.

Je gère ce groupe comme l'an dernier dans le décor agréable du CDI avec l'aide de la documentaliste. Ainsi échappons-nous un peu au cadre trop franchement scolaire du bureau professoral face aux alignements de pupitres d'élèves. Et j'ai bien l'impression que de tous les livres qui nous entourent émane une atmosphère propice à la belle écriture.

En tout cas, aujourd'hui, ce fut le cas: les élèves devaient apporter un texte personnel évoquant "une chambre où j'ai couché". Pas de consigne plus précise. Ainsi, certains ont écrit des descriptions sèches et presque anatomiques, sans aucun sentiment exprimé: photographie en mots de l'ordonnancement des lieux et des meubles qui les occupent. D'autres ont raconté une anecdote qui leur est arrivée, drôle ou terrifiante, avec pléthore de fautes de conjugaison sur le passé simple (je n'avais pas demandé le passé simple!). D'autres, aux textes plus subtiles, ont évoqué des bruits, des odeurs, des couleurs, formant ainsi un bouquet de sensations personnelles agréables à découvrir chez des élèves encore bien jeunes.

L'heure s'est ainsi passée très calmement, à lire son texte, à écouter et commenter ceux des autres, avant de tâcher de les améliorer. Tous avaient fourni un travail très sérieux, à défaut d'être toujours remarquable, et je les en ai remerciés. Ce que j'apprécie vraiment, et qui commence à se mettre en place même dans ce groupe nombreux, c'est la confiance accordée aux autres, confiance qui les mène à ne pas avoir peur de se livrer un peu dans leur texte et à échanger sans peur sur les textes des autres. C'est de l'écriture à cinquante mains mais, à quelques moments précieux, j'ai parfois l'impression qu'il n'y a qu'un seul cœur.

Qu'est-ce que je fais là?

Demain matin, après deux heures de cours que j'ai absolument tenu à assurer (on ne se refait pas!), je pars pour la journée dans le département de l'Ain, invité à une réunion d'une haute instance en innovation pédagogique.

J'avais refusé plusieurs fois d'entrer dans ce processus, mais on ne peut pas toujours dire non. Avec moi, mais peut-être pas dans les mêmes ateliers, il y aura Evelyne, la collègue qui a été inspectée en même temps que moi, le directeur du collège, et Gilles, le responsable de niveau des 4° avec qui j'ai couru le semi marathon. La présence de tous ceux-là me rassure un peu.

Pourtant je sais qu'en arrivant, avant de plonger au milieu des participants et de faire ma première intervention (je ne peux me taire bien longtemps!), j'aurais comme chaque fois un pincement au cœur, une envie irrépressible de faire demi-tour et de m'enfuir de ce milieu-là. Je crois savoir d'où vient cette petite phobie des établissements scolaires.

Oui, cela peut paraître incroyable mais j'ai une certaine phobie des écoles. J'ai beau y travailler depuis des dizaines d'années, j'ai beau avoir été reconnu dans mon travail, j'ai beau savoir que ce que je fais est efficace et apprécié (je rougis en écrivant cela, mais ce n'est pas moi qui le dis!), je ne peux m'empêcher d'éprouver comme une crainte sacrée en pénétrant dans un de ses lieux.

Je l'ai avoué à Gilles ce matin, qui me parlait de cette même phobie chez sa fille aînée, mais, elle, à un stade beaucoup plus avancé et inquiétant. Je lui ai expliqué que, lorsque j'avais à peu près sept ou huit ans, mes parents m'avaient inscrit pour l'examen des Bourses des Mines. Si je l'avais réussi, la somme octroyée à ma famille aurait été bien supérieure à celle donnée par l'état comme bourse nationale. On m'avait conduit à St Etienne, ville que je ne connaissais pas puisque nous habitions à la campagne, et abandonné à mon triste sort pour un temps que je ne saurais apprécier aujourd'hui. Aucun souvenir des épreuves que j'ai passées. Je ne me rappelle que la déception de mon père en apprenant mon échec et la peur qui m'avait pris lorsque, seul, j'avais dû emprunter un long couloir gris et impressionnant où régnait à la fois le froid et la pénombre. Si le mot austérité a un sens, je le lie étroitement à la vision de ce couloir dans mes souvenirs. L'odeur aussi m'avait pénétré mais je n'ai pas les mots pour la rendre sensible.

C'est sans doute cet événement lié à un échec qui a tout provoqué, le doute en mes capacités comme la conscience (absurde) de ne pas être dans mon milieu naturel, deux sensations que j'éprouve encore parfois aujourd'hui. Heureusement pour moi, les situations de stress dans mon travail ont tendance à me stimuler plutôt qu'à m'abattre. C'est comme ça que je m'en sors!

lundi 17 novembre 2008

Les femmes de ma vie (5): Béatrice.

Je marchais sans le savoir sur les pas de Dante Alighieri. Elle s'appelait Béatrice. Mon premier amour, ma petite fiancée. Son nom n'était pas Portinari mais elle en portait un sans doute francisé par un ancêtre qui voulait faire oublier ses racines italiennes.

Elle était brune. C'est le seul détail dont je me souvienne, avec un long cou de lys qui a peut-être initié mon amour de la nuque, là où le duvet frissonne sous le souffle du baiser, où j'aime tant sentir l'odeur de l'autre. Je ne sais plus rien d'elle, simplement que je l'ai aimée, que je découvrais avec elle -j'avais cinq ou six ans- les prémices des futures délices, sans me douter encore que ce ne seraient pas des bras féminins qui me les feraient partager.

Elle n'a jamais su que je l'aimais comme un fou. La folie était dans ma tête, la sagesse sur ma bouche et mon visage, comme encore souvent aujourd'hui. Je la regardais de loin, chantant, lorsque personne ne risquait de m'entendre, la chanson d'Alain Barrière: "Elle était si jolie". Ces mots disaient tout ce que j'éprouvais alors, même si je ne les comprenais pas vraiment.

En partant à l'école, je marchais le long du trottoir, tout au bord, sur une fine bordure, et me disais: "Si tu arrives jusqu'au prochain banc sans tomber, c'est qu'elle t'aime." Si j'y parvenais, j'étais heureux jusqu'au lendemain, où il me fallait renouveler l'expérience. Si je chutais, j'accusais le vent, un caillou mal placé, un camarade qui m'avait distrait, et je considérais l'essai comme nul, bien sûr.

Le soir dans mon lit, je frottais le drap ou la couverture contre mon visage pour en sentir la douceur et c'est à elle que je pensais, à sa peau que je n'ai jamais touchée, que je n'ai jamais même effleurée, avant de m'endormir bien vite.

Un jour, ses parents ont déménagé. Je ne l'ai plus vue. Ma première peine amoureuse. J'ai toujours souffert d'être abandonné. Je me souviens d'avoir ressenti un grand vide. Mais elle m'avait appris sans le savoir la sensualité et le désir, deux choses dont je ne me suis jamais départi dans ma vie, même si le vert paradis des amours enfantines a, depuis quelque temps déjà, pris les nuances mordorées d'un bel automne ensoleillé.

Découvrez Alain Barrière!

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La Cicatrice

Je viens de terminer la correction d'un contrôle de lecture de ma classe de cinquième portant sur le roman de Bruce Lowery publié en 1960: La Cicatrice (Éditions J'ai lu).
Jeff, un préadolescent affublé d'un bec de lièvre, a du mal à se faire accepter dans sa nouvelle école où on le traite de "grosses lèvres". Un jour, il parvient à se faire un ami de Willy, le grand, le héros de l'école. Pour avoir quelque chose appartenant à son idole, il lui dérobe un soir une partie de sa collection de timbres. Pris par le remords et de plus en plus rejeté par les autres, Jeff va devenir hargneux et méchant et, à Pâques, repoussera son petit frère venu lui offrir un oeuf. Ce dernier, en allant se réfugier auprès de sa mère, tombe dans l'escalier et se tue. C'est Jeff lui-même qui tient lieu de narrateur.

Rares sont les années où je n'ai pas proposé ce livre à la lecture de mes élèves. Il ne les laisse jamais indifférent. Mais, au fil des ans, je constate une évolution certaine dans leur appréciation. Au début, il y a donc environ trente ans, cette histoire de culpabilité, de remords, interpellait les élèves au plus profond d'eux-mêmes. Ils s'assimilaient totalement à Jeff, à sa révolte, à sa violence. Ils dévoraient ce livre un peu comme on se regarde dans un miroir et la mort de Bubby, le frère, à la fin, les faisait réfléchir sur la part de responsabilité de Jeff dans cette mort.

J'avais pour habitude d'ériger la classe en jury de tribunal. Chaque élève devait se prononcer clairement et répondre uniquement par oui ou par non selon qu'il condamnait Jeff ou pas. En général, il était condamné. Même s'ils comprenaient cet adolescent et voyaient en lui un grand frère proche, tout proche d'eux, ils n'acceptaient pas la mort d'un enfant, même purement accidentelle.

Aujourd'hui, j'ai tenté la même expérience: Jeff a été largement acquitté. On pourrait penser que les élèves actuels sont plus réfléchis, pèsent davantage le pour et le contre et tiennent heureusement compte de la part de hasard dans cette chute dans l'escalier. Pourtant, je ne crois pas. Je pense plutôt que cette mort les indiffère davantage, qu'ils sont accoutumés à ces fins cruelles (même si certains, en donnant leur avis, ont regretté que le livre se termine sur cette note sinistre) par le cinéma ou la BD.

Un argument soutenant ma thèse est la critique presque générale qu'ils ont adressé au livre: ça manque de suspens, c'est trop lent. Et j'entends souvent ce même refrain: si un roman ne contient pas douze actions par page et presque autant de morts et de rebondissements par chapitre, ce n'est pas un bon roman. Vive l'influence de la série américaine! J'ai beau leur expliquer qu'un roman d'actions n'est pas un roman d'analyse, qu'une bluette sentimentale n'est pas de la science-fiction, ils n'en démordent pas. Je crains que certains d'entre eux (pas la majorité, Dieu merci) ne lisent toute leur vie, s'ils lisent, que le même type d'ouvrages, que l'on peut certes apprécier mais d'où l'on doit parfois sortir pour admirer le paysage alentour et goûter à la diversité de la production littéraire.

dimanche 16 novembre 2008

Ici et maintenant.

Invité hier soir à dîner par des amis chez qui je ne suis pas allé depuis longtemps. Bien sûr, persuadé d'avoir retenu l'itinéraire, je ne prends pas l'adresse et m'élance direction Craponne, sûr de moi et me disant que, de toute façon, j'ai leur téléphone. J'arrive (presque) à domicile et me perds dans les derniers mètres: rien ne ressemble à ce qui restait dans mon souvenir. La campagne autour de Craponne, la nuit, par le froid d'hier soir, est d'un accueillant!

Pas de souci: je compose leur numéro sur mon portable. Le leur est branché mais ne répond pas. Deuxième tentative au bout de cinq minutes, deuxième échec. Je commence à fulminer et à envisager un retour anticipé sur Lyon quand j'aperçois une voiture immatriculée dans l'Ain qui passe devant moi. Seraient-ce les autres amis invités ce soir, et dont je sais qu'ils habitent Meximieux? Je suis le véhicule ventre jaune, dépasse l'endroit où j'avais fait demi-tour et retrouve le paysage habituel à peine cinquante mètres plus loin. Encore une fois, trop impatient!

La silhouette du conducteur de l'autre voiture m'est familière: ce sont bien les autres amis. Alors, je me lance dans une série d'appels de phare, tour facétieux que je leur fais et cela fonctionne: lorsque ils descendent de voiture, ils n'en mènent pas large, mais éclatent de rire quand ils me reconnaissent. Ainsi nous arrivons ensemble chez P. et G.

J'y fais la connaissance du deuxième occupant de la voiture, Christian, l'ami de Wenceslas, qui partage sa vie depuis plusieurs années. Tout de suite la bonne humeur s'installe, aidée par des apéritifs servis à flots. La soirée se passera ainsi, autour d'un délicieux tajine aux abricots, chaleureuse et animée, marquée de rires et de discussions tantôt sérieuses, tantôt plus coquines.

J'échange surtout avec G., le mari de P., et avec Christian. Ce dernier est intéressant mais a malheureusement un tic de langage que je supporte de moins en moins: lorsqu'il parle de ses voyages, il indique qu'il a FAIT la Turquie, qu'il a FAIT Cuba, etc. Cela me crispe chaque fois, et je sais pourquoi: pour moi, il y a dans cette façon de parler comme un relent de colonialisme, de condescendance pour les pays visités et leurs habitants. Même si, bien sûr, ceux qui emploient l'expression ne le font pas avec cette intention méprisante.

Malgré ce petit détail, excellente soirée. Je suis rentré chez moi à 2h30 ce matin, détendu et heureux: pas un seul instant je ne m'étais "absenté" de la soirée. Je n'ai pensé ni à l'avant, ni à l'après. Ici et maintenant. Content de ce que je vivais. En communion, peut-on dire. J'avais presque oublié comme cela peut être agréable.

Et ce matin au réveil: même pas fatigué!

samedi 15 novembre 2008

Sois sage!

Autrefois, c'étaient les grand-mères que l'on entendait, sur le pas de leur porte, adresser cette ultime recommandation aux enfants partant pour l'école. Cela voulait dire: tiens-toi correctement, ne réponds pas au maître, prends ton mouchoir pour te curer le nez, mets la main devant ta bouche lorsque tu bâilles, sur tes cahiers trace les traits avec une règle, ne fais pas de taches d'encre, écris lisiblement, relis-toi pour corriger tes fautes d'orthographe, et lave-toi les mains aussi souvent que nécessaire.

Aujourd'hui, les grand-mères n'ayant plus guère l'occasion de participer à l'éducation des enfants, je pense que la fameuse phrase qui, en si peu de mots, disait tant de choses, a totalement disparu de l'horizon des familles. Il n'est besoin pour s'en rendre compte que de contempler leur progéniture dans le cadre scolaire. Mais je n'ai pas envie, ce soir, d'enfourcher ce cheval-là.

Actuellement, "sois sage" fait, j'en ai l'impression, un tabac dans le "monde" homosexuel. Je l'ai entendu plusieurs fois prononcé par des amis, alors que nous nous quittions et que rien ne prédisposait dans la conversation à donner ce conseil de sagesse. D'où cette mode sort-elle? Pourquoi adresser cette recommandation à ses amis?

Désir quasi maternel de les protéger? Remplacerait alors, par l'incitation à l'abstinence, l'antique "Sortez couverts!" ? Ce qui traduirait bien l'évolution "morale'" actuelle de la société française. Petit jeu entre amis, parents/enfants comme autrefois marchande/client? Volonté de se créer ainsi une sorte de "famille" d'adoption, de foyer confortable. Injonction ironique et tendre à la fois à faire exactement le contraire? Équivaudrait alors, en beaucoup plus recherché et complice, au vulgaire "bonne bourre!". Volonté de marquer son territoire sur l'autre, comme si l'on voulait qu'il se souvienne de vous jusqu'à la prochaine rencontre? Serait l'équivalent de "Ne m'oublie pas!", au parfum léger de myosotis.

Je ne sais pas. Mais j'aime bien cette façon de se quitter qui ne prononce pas de mot de séparation, qui ne renvoie pas à Dieu ou au Revoir, qui glisse vite sur les lèvres comme un dernier baiser que l'on adresse, qui tisse le fil des retrouvailles comme une certitude prochaine. Oui, "Sois sage!" me plaît bien, même si je n'obéis pas forcément toujours!

vendredi 14 novembre 2008

La verrière.

En sortant de la chambre de ma mère, à la clinique, j'emprunte obligatoirement un long couloir surchauffé qui n'en finit pas de tourner et retourner à angle droit avant de venir mourir dans un espace autrefois extérieur, séparation entre deux bâtiments qui a été par la suite couverte d'une verrière.

Cet endroit est à part dans la clinique. L'été, il y fait très chaud, aucun store ne protégeant du soleil. La porte donnant sur l'extérieur est petite et souvent fermée. L'hiver, alors que la nuit tombe tôt, il est fréquemment plongé dans le noir et on fait plus vite de le parcourir presque à tâtons pour gagner la sortie que de chercher l'interrupteur.

Et c'est dans ces moments-là qu'il prend tout son aspect onirique. Un des murs du fond est occupé par des machines distributrices de boissons, l'une chaudes, l'autre froides. Lorsqu'on s'avance dans cet espace, on baigne dans une lumière laiteuse dispensée par ces deux machines qui ajoutent à l'impression d'irréel leur bruit de léger vrombissement, entrecoupé parfois de hoquets. On dirait que seul ce mur, dans tout l'hôpital endormi, veille inlassablement, carrefour des voies menant aux organes essentiels.

La journée aussi, il joue un rôle majeur. Chaque fois que j'y passe, je vois quelqu'un penché sur l'appareil, choisissant sa boisson ou maugréant parce que la machine refuse de rendre la monnaie. Ce sont surtout les jeunes filles anorexiques que j'y croise. Elles ne viennent pas prendre une boisson: à leurs gestes lents et décomposés, on dirait qu'elles se livrent à un rituel sacré, une cérémonie mystique qui les libèrent de leur condition d'hospitalisées. Je le ressens ainsi: ce lieu chaud et laiteusement lumineux, c'est comme un retour à la matrice ou au sein maternel, là où, et seulement là, on peut accepter de se nourrir de ce liquide de la pré-enfance.

Je passe alors furtivement et le plus silencieusement possible car je ne suis pas dans le même univers. D'ailleurs, la plupart du temps, elles ne me remarquent pas. Parfois, j'arrive après la cérémonie, et je n'en vois que la traîne: un long corps décharné qui s'éloigne, concentrant toute sa vie dans le mouvement déséquilibré et fragile des jambes pour avancer et dans la corolle des mains jointes autour du gobelet, pour le protéger de la chute ou pour s'en réchauffer l'âme.

jeudi 13 novembre 2008

Les femmes de ma vie (4): cousine Rose.

Rose est une cousine de ma mère. Séparées de dix ans d'âge, elles se sont toujours côtoyées et appréciées. Je l'ai toujours vu apparaître chez nous, pour un dimanche ou la fin de semaine entière, et j'en éprouvais une grande joie: secrètement, depuis mon enfance, j'en étais éperdument amoureux.

Elle avait dix-huit ans à ma naissance, et mes premiers souvenirs me la montrent encore jeune fille, avec la taille fine et élancée et une odeur recherchée qui me plaisait. Elle devait déjà utiliser du parfum ou de l'eau de toilette, alors que ce luxe était encore inconnu dans ma famille. Elle avait une voix douce et parlait calmement, posément, sans visiblement pouvoir s'énerver un jour. Ses cheveux châtain clair me fascinaient. Elle allait au cinéma. Jamais je n'avais vu quelqu'un d'aussi beau. Bref, elle avait de la classe, comme on disait à l'époque.

Elle est toujours restée célibataire et, lorsque je lui avouais que je voulais être comme elle, ne jamais me marier (bien avant d'avoir connaissance clairement de mon homosexualité), elle souriait et ne me croyait pas: j'avais le temps de changer d'avis, il suffirait que je rencontre la bonne personne. Aujourd'hui, elle ne me parle plus de tout cela.

Lorsque j'eus grandi, elle passa au second plan de mes amours, bien sûr, mais je gardai avec elle une relation privilégiée. Voyageant assez souvent tous les deux, nous nous envoyions des cartes postales de chacun des pays visités, et, ses messages étant sensiblement les mêmes chaque fois, j'étais heureux surtout de récupérer les timbres-poste pour ma collection.

Je savais que mon père (P2) ne l'appréciait pas particulièrement, de même que mon frère et ma sœur: trop froide, trop intellectuelle à leurs yeux. Et je finis peu à peu par partager leur éloignement mais pour des raisons différentes. Un certain vide m'apparut derrière la façade. Celle que j'avais crue unique, que j'imaginais parée des plus belles qualités, n'est en fait qu'une femme ordinaire, ayant le charme, encore aujourd'hui, de sa silhouette élancée mais dépourvue de toute fantaisie, de tout effet de surprise. Lorsqu'elle me téléphone, je sais que je vais passer un temps assez long à écouter des platitudes et à essayer de participer activement à une conversation pré-balisée et aseptisée qui ne m'intéresse guère.

Ce que je prenais pour de la réserve n'est en fait que du vide, ce que je prenais pour de la culture est une forme de conformisme de bonne compagnie. Je crois que ce qui commença à m'éloigner d'elle, ce furent ses remarques qui se voulaient neutres mais que je sentis cruelles sur les façons de mon père, un peu trop rustiques pour elle. Je commençais à cette époque à aimer mon père, j'ai donc fini par la désaimer elle.

Ainsi nombres de statues de notre enfance tombent de leur piédestal avec les années qui passent. Grandir, c'est tuer. C'est aussi remplacer des illusions par certaines amours mûrement réfléchies et adoptées. Mon père a remplacé ma cousine, sans piedestal mais avec une tendresse immense. Je ne regrette pas mon amour d'enfance.

Ca bouge!

Une grosse journée pour moi aujourd'hui, comme tous les jeudis, mais engraissée encore par la réunion sablier de parents cinquième ce soir. Bonne écoute, coopération constructive. Mais là n'est pas ma joie du jour.

Après le repas de midi, je suis sorti du bâtiment, comme d'habitude pour accompagner les fumeurs qui sont, majoritairement, de mes amis. En plus, il faisait beau, le vent ayant réussi à chasser les nuages. J'avais bien en tête de faire quelques photos du parc, que Pascal, le jardinier, s'évertue à débarrasser des feuilles mortes et qui, bientôt, aura perdu tout son or.

Près de l'endroit où les fumeurs se livrent à leur vice même pas secret, se trouve le Provincialat de la congrégation fondatrice de l'école. Ce petit bâtiment, assez joli de lignes, n'est plus guère habité depuis longtemps et doit être rénové et transformé. Les travaux ont commencé ce matin. Première tranche: démonter entièrement le réseau électrique, ainsi que les anciennes salles de bains et toilettes, et débarrasser les lieux des imposants radiateurs de fonte qui ont fait leur temps.

Après le repas, la plupart des ouvriers étaient invisibles et j'ai pénétré, sans rien demander à personne, dans cette aile du bâtiment que je connaissais à peine. Ayant rencontré le chef-électricien, je lui ai demandé si je ne le gênais pas et lui, tout en m'assurant que non, m'a suivi dans ma découverte, pas à pas. Je me suis même demandé, un court instant, s'il n'allait pas profiter d'un recoin isolé pour me faire des avances... malhonnêtes. Mais non, rien de cela.

Étrange atmosphère qui se dégageait de ces petites pièces en bout de vie, aux papiers peints pisseux et ternes, sentant la poussière, de ces lambeaux de fils électriques pendants au plafond, de ces mastodontes de fonte achevés à coup de massette. Dans d'autres pièces, encore épargnées, s'entassaient du mobilier antique et des empilements de documents, revues et livres pieux. Destinés à la benne? Quelques meubles de beau bois ciré ont attiré mon attention. Mais tout cela sent la déréliction et les années d'abandon.

Enfin, ce bâtiment bouge. Enfin, la congrégation se lance dans des travaux qui attendaient depuis trop d'années. De grosses tranches du projet vont suivre. J'aurai à peine le temps d'en voir le résultat définitif avant de prendre ma retraite. Mais aujourd'hui, j'étais content de pouvoir visiter un des coins de cette école encore inconnu de moi. Il me reste dans ces lieux fort peu de terra incognita. Depuis le temps!

mercredi 12 novembre 2008

Momentini.

Entendu sur France-Inter au journal de 20h: un député du Nord, ayant déclaré je ne sais où que l'homosexualité était inférieure à l'hétérosexualité, s'est vu "blanchi" aujourd'hui par décision judiciaire, le tribunal ayant estimé que ces paroles n'outrepassaient pas la liberté d'expression. Ben voyons!

Mort de rire tout à l'heure. MDR, comme diraient mes élèves les plus francophiles, laissant le LOL aux lobotomisés anglicanomorphes de l'article précédent. Qu'y avait-il de si drôle? Alors que je sortais de mon immeuble pour rejoindre ma mère, j'ai rencontré une de mes voisines, une de ces vieilles dames qui font l'honneur et l'illustration de cette allée si calme, qui m'aiment tant et à qui je le rends bien. Cette personne est en train peu à peu de perdre la tête en même temps que l'oreille (!) et ne comprend pas toujours bien de quoi il est question dans la conversation. Quand elle a su où j'allais de ce pas, elle m'a demandé de transmettre ses amitiés et de faire la bise à ma mère. Pourquoi pas, mais elle ne la connaît pas, elle ne l'a jamais vue. J'ai imaginé transmettre le message d'une presque sourde un peu fêlée à une autre un peu plus avancée sur la même voie, et devoir m'égosiller pour expliquer qui était qui, où, quand, pourquoi, à ma mère qui l'aurait oublié peu de temps après.
Absurde, dites-vous? Eh bien oui, mais ça peut être drôle. Chez Ionesco.

L'abutilon sera la dernière de mes plantes à avoir fleuri cette année. Il m'offre, en ce moment, une magnifique corolle jaune, ultime présence de l'été en allé.

Big Brother veille.

Dormez tranquilles, braves gens: Big Brother veille. Depuis longtemps bien sûr, mais la nouveauté, c'est, selon Rue 89, cette parution sur le site du Journal Officiel d'un appel d'offre émanant de la délégation à la Communication du ministère de l'Education Nationale, et daté du 15 octobre.

Appel d'offre concernant 220 000 Euros par an, pour un objectif: veille de l'opinion. Ainsi le ministère de l'Education Nationale débourserait 100 000 Euros, et celui de l'Enseignement Supérieur et de la Recherche 120 000 Euros avec, comme objectif, en particulier sur Internet, parmi cinq points listés, le suivant: repérer les leaders d'opinion, les lanceurs d'alerte et analyser leur potentiel d'influence et leur capacité à se constituer en réseau..

Un bijou! Mais pourquoi ne pas y avoir pensé plus tôt? De quoi va-t-on se rendre compte? Qu'il y a, dans l'enseignement comme partout, des gens bien et des cons, des homos et des hétéros, des fainéants et des travailleurs, des qui râlent sans cesse, à bon droit ou à mauvais escient, et des qui n'oseront jamais, préférant envoyer devant le petit soldat courageux.

Ainsi, l'Education Nationale est à surveiller de près, car il y a en son sein des gens qui pensent et qui se permettent de communiquer leurs pensées. On n'est pas loin, par cette pratique, de l'acte terroriste! Le simple fait de faire fonctionner son cerveau et d'énoncer une quelconque critique va bientôt passer pour une atteinte à la sûreté de l'Etat et sera réprimé comme tel. Allons, Messieurs, un peu de retenue: ne pensez pas si fort, ou alors pensez comme nous.

Fini l'esprit de fronde à la Voltaire, ce vieux philosophe à qui l'on doit la citation suivante (approximative): " Je ne suis pas d'accord avec ce que vous dîtes, mais je me battrai pour que vous puissiez toujours le dire!". Aujourd'hui, nous avons remplacé la liberté de penser par celle, autrement plus rassurante, de cliquer:
- sur le 1 si l'on veut se faire pénétrer.
- sur le 2 si l'on veut se faire baiser.
- sur le 3 si l'on veut se faire enculer.
- sur le 4 si l'on veut se faire défoncer.
- sur le 5 si l'on préfère une bonne intromission.
- sur toutes ces touches à la fois pour l'orgasme total avec lobotomie sans douleur.
Désolé, mais la touche 6 (si l'on veut conserver sa libre-pensée) est actuellement hors d'usage.

Etre dehors.

Je peux de plus en plus difficilement rester enfermé entre quatre murs, que ce soit chez moi ou au travail. Depuis bien longtemps déjà, il est une heure que je ne supporte pas avec un toit sur la tête: c'est celle que l'on appelle bellement d'entre chien et loup, celle où, autrefois, je me transformais de chien tranquille et domestiqué en loup affamé, solitaire, noircissant du pelage en même temps que le ciel, pour assouvir, une fois la nuit venue, mes instincts de prédateur.

Aujourd'hui, c'est toute la journée que je voudrais passer dehors. J'y suis heureux, vraiment. Ce bonheur a été accentué et décuplé par l'amour de la photographie et de la marche au hasard des rues, par la course à pied et l'abonnement aux vélos municipaux. Cet après-midi, alors que je corrigeais une version latine, je regardais constamment le moindre rayon de soleil dehors, en imaginant les effets que cela pouvait produire sur les feuillages, les eaux des fleuves ou le visage des passants. J'ai fini par sortir une demi-heure, prétextant une opération à effectuer à la banque de ma mère.

Je me sens libre ainsi, en phase avec les autres. Ce matin, pendant une pause dans mon emploi du temps, je suis descendu dans le parc du collège pour voir s'il n'y avait rien à photographier, et Aurélien, le jeune surveillant de vingt ans, m'a suivi, pour fumer sa cigarette sous le petit cloître, pensais-je, mais non: pour m'emboîter le pas, me signaler des assemblages intéressants de feuilles au sol, me parler de son père qu'il a l'air de vénérer et qui a mon âge, à un an près. J'aime ce garçon, calme et sans chichis, vrai et sans ombres. Il m'émeut par sa vérité. Il est beau.

Je redécouvre peut-être ainsi mes racines terriennes, même si c'est en ville, et en ville uniquement, que ce plaisir est intense. Je repense aussi avec un grand sourire intérieur à mon père (P2), toujours dehors lui aussi, fuyant parfois les gens pour les fleurs de sa serre ou les légumes de son jardin, ce vieil ours bougon, solitaire et aimant follement les autres, auquel je ressemble plus aujourd'hui, dont je crois avoir hérité davantage que je ne le croyais possible. Et si autrefois, dans mon enfance, il devait me pousser dehors pour que je sorte parfois de mes livres (que j'emportais d'ailleurs, cachés sous le pull-over), j'aimerais maintenant l'entendre me dire :" Viens, suis-moi, allons voir les fleurs. Ramassons les pommes pour la compote de ta mère et les légumes pour la soupe!" et je lui dirais aussi: "Je t'emmène à travers les rues, les chemins et les ponts. Je veux te montrer la fontaine romaine, le marteau de la porte, la beauté du chantier, la colère du fleuve."

Paroles inutiles maintenant qu'il est mort? Non. Je ne sais s'il les entend. Moi, elles m'apaisent.

mardi 11 novembre 2008

A l'ombre du cèdre.

Ma deuxième humeur du jour concerne le Liban. Il y a quelques jours, en rentrant de la Tête d'Or en vélo, j'ai eu le temps d'apercevoir, sans celui d'approfondir, devant une église du 6° arrondissement une banderole invitant à une action humanitaire pour le Liban.

Je suis allé dans ce pays peu de temps après la fin de la guerre. Le sud était même encore occupé par les Israëliens et Tyr fut notre dernière escale méridionale à peu près sécurisée. J'étais logé à Jamour, une banlieue résidentielle dominant la ville de Beyrouth. A l'école des Jésuites, uniquement des enfants de grandes familles maronites, fils d'ambassadeurs ou de ministres, d'industriels ou de gros commerçants. Nous avons été divinement reçus et traités avec beaucoup de gentillesse et de dévouement.

Pourtant quelque chose me gênait. Je ne voyais pas le vrai Liban. J'ai dû demander plusieurs fois que l'on nous fasse visiter la ville de Beyrouth qui s'étendait à nos pieds jusqu'à la Méditerranée. Il a fallu vraiment insister pour que l'on nous descende enfin, avec le bus de l'école, jusqu'à la Place des Canons qui, à l'époque, n'était que ruines ainsi qu'une grande partie de la ville. J'ai vu partout les traces de la guerre avant qu'elles ne soient vite effacées par la reconstruction sauvage au profit de quelques grandes fortunes américaines ou locales, les immeubles éventrés, menaçant de s'effondrer à chaque instant et où pourtant, entre les dalles de béton et les quelques piliers encore debout, vivait une population nombreuse et misérable.

J'ai vu cette extrême misère et côtoyé cette extrême opulence, dont on peut difficilement se faire une idée en France, où les grandes fortunes se fondent davantage dans la masse, du moins en apparence. J'ai été choqué du contraste trop violent. J'ai entendu une femme, charmante au demeurant, ma compagne de voyage lors du trajet jusqu'à Baalbeck, se plaindre de ne pas savoir comment meubler son appartement de cinq cents mètres carrés qu'elle venait d'investir en quittant le précédent de seulement trois cents mètres carrés. Je ne pouvais hurler, je l'aurais fait volontiers.

Et cette inflation dans l'opulence m'a été confirmée par l'attitude des enfants libanais que nous avions reçus ici, à Lyon, et qui, logés dans des familles de Sainte-Foy, se plaignaient de la modicité du décor et des aménagements mis à leur disposition.(Pour les non Lyonnais, Ste-Foy est une des petites villes les plus bourgeoises de la couronne lyonnaise.)

Alors aider le Liban, non. Le Liban a les moyens de s'aider tout seul. Bien sûr, il faudrait que les mentalités évoluent, que la démarcation entre les différentes confessions religieuses s'atténue, que ce pays se voit réellement comme un pays, ne dépendant en rien d'un quelconque grand frère européen, France et Grande-Bretagne en particulier, ou américain, que les fortunes amassées depuis des siècles par les Levantins soient réinvesties sur place, non pour accroître encore les profits de quelques privilégiés, mais pour contribuer à assurer à tous une vie décente.