Pour la première fois de ma vie, je déjeunais aujourd'hui chez mon cousin germain, à Valence. Nos pères (pour moi P2), les deux frères, étant restés fâchés jusqu'à la mort de ma grand-mère, je n'ai jamais eu la possibilité de le fréquenter et lorsqu'ensuite de rares occasions se sont présentées, je n'étais chaque fois pas là.
Ainsi l'ai-je vu l'année de son mariage, en 65, celle de la mort de ma grand-mère, en 85, et depuis une dizaine d'années un peu plus, à chaque enterrement de pères ou mères.
J'ai toujours apprécié sa femme, Yvette, et cette proximité s'est confirmée aujourd'hui. Bernard, lui, est un homme de soixante-quatre ans, les portant bien, mince et sportif (vélo), avec une passion marquée pour la cuisine. Ainsi nous avait-il préparé un succulent repas: terrine de noix de Saint-Jacques, magret de canard aux oranges et lentilles (un délice), plateau de fromages et dessert glacé en verrine à base de mangue, coco, menthe et violette. Le tout d'un goût et d'une finesse exceptionnels.
J'ai bien tenu la première partie de la journée. La conversation allait bon train. Mon frère et ma sœur, aussi présents, ont été plus spectateurs qu'acteurs du dialogue pendant le repas: ils ont eu plus souvent la possibilité de rencontrer ce cousin que moi, et l'âge nous permet, à tous deux, d'évoquer des personnes ou des situations que les autres ne connaissent pas. Nous sommes longuement revenus sur cette rupture entre les deux frères, querelle idiote et futile, prolongée par l'orgueil et le caractère entier de chacun, sur mon rôle de médiateur entre eux (en tant que fils du troisième frère décédé), sur ma position particulière au sein de la famille, position solidement encouragée par ma grand-mère et ma mère, chacune à sa façon.
Et j'en suis venu à ce qui me tenait le plus à cœur: parler de mon père, le géniteur, celui que je n'ai jamais connu et que lui, Bernard, avec ses huit ans de plus que moi, a vu, dont il se souvient. Je voulais qu'il m'en parle. C'était la première fois que je pouvais entendre un témoignage sur lui par quelqu'un de ma génération et non de celle des parents ou grands-parents.
Il a encore des images très précises de ce père énigmatique: en particulier dans le petit village de Haute-Loire, Le Chambon-sur-Lignon, devenu célèbre après la guerre. Mon père l'avait emmené au feu d'artifice, en le tenant très fort dans ses bras, parce qu'il avait un peu peur. Il lui avait un jour fabriqué une canne à pêche, avec des roseaux, en se servant de tubes d'aspirine de l'époque, en métal, pour faire fonction de joints entre les différentes longueurs. Il avait aussi réalisé une maquette du chalet des ? (j'ai oublié s'il s'agit des sapins), une belle maison abritant un bar, et en avait fait don au propriétaire.
Je savais que mon père avait un grand talent manuel, tant dans le bois que dans le dessin, j'ai encore chez moi quelques-unes de ses réalisations, mais ce qui m'a touché, c'est l'évocation de cet enfant serré fort dans ses bras. Quelques temps plus tard, l'enfant, c'était moi. Je sais qu'il était heureux, fier, très fier, je l'ai lu dans une des lettres de lui qui ont été conservées et où il parle de moi comme si j'étais la première merveille du monde. Je sais cela, qui n'a pas duré un an: sept mois et puis il est mort, seul à l'hôpital, juste avant que ma mère n'arrive.
Et puis comme d'habitude, je suis rentré dans ma coquille, spectateur des autres et de moi-même, j'ai branché le pilotage automatique et laissé partir mes pensées, je n'étais plus là. Comme d'habitude en famille. Pourtant cette journée a été très agréable, nous nous sommes dit beaucoup, nous étions contents de nous revoir et d'entamer de nouveaux rapports, plus traditionnels entre cousins. C'est comme ça, je n'y peux rien!
dimanche 9 novembre 2008
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2 commentaires:
Je viens de découvrir ici un autre élément de ton passé que je ne connaissais pas. C'est assez émouvant. Tu es le seul fils qu'il ait eu ?
Oui, de ce père, je suis fils unique.
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