lundi 30 novembre 2009

Miroir

Je n'avais jamais eu, en entrant chez quelqu'un d'autre,l'impression de me retrouver face à moi-même, comme réfléchi par un miroir judicieusement placé en face de la porte. Depuis ce matin, c'est chose faite. En lisant. Mes élèves de cinquième travaillaient à un contrôle de latin et ils ne savaient pas que mon air concentré cachait tant bien que mal un désarroi certain en même temps qu'une joie profonde.

Hier soir, ayant terminé mon précédent roman, j'ai failli me lancer dans la lecture du Capitaine Fracasse. Depuis que Annie, la documentaliste du collège, m'a donné ce classique dans sa présentation aux éditions Rencontres de Lausanne, celle qui a accompagné toute mon adolescence, le livre n'a pas quitté les abords de mon lit. Je l'ai feuilleté quelques instants, parcourant des yeux la longue description du début: "Sur le revers d'une de ces collines décharnées qui bossuent les Landes, entre Dax et Mont-de-Marsan, s'élevait, sous le règne de Louis XIII, une de ces gentilhommières si communes en Gascogne, et que les villageois décorent du nom de château.". Passant de cet incipit où j'admirais le rythme de la phrase à, quelques pages plus loin, un portrait de Béelzébuth, "un vieux chat noir, maigre, pelé comme un manchon hors d'usage et dont le poil tombé laissait voir par places la peau bleuâtre." Un instant, je me suis arrêté au portrait de l'auteur, homme gras dans l'apparence et aux traits un peu grossiers, qui pourtant brilla par la grâce de sa plume, puis je me suis dis que, décidément, j'allais me garder cette friandise pour les vacances de Noël. Quel meilleur moment pour me replonger dans ces lectures d'enfance tout en en goûtant la musicalité du style?

J'avais encore le choix mais ce fut finalement un livre de Pontalis, un de plus, qui l'emporta: L'Amour des commencements, publié en 1986. Mais j'eus à peine le temps de l'ouvrir à la bonne page que, la fatigue aidant, je m'endormis et c'est seulement ce matin, pendant le contrôle des latinistes, que j'en entamai la lecture.

Je n'en lus qu'une trentaine de pages, précisément le premier chapitre intitulé L'Amour du lycée. Après, je posai le livre et restai un long moment interdit. Ce que je venais de lire, c'était moi, mon histoire à quelques mots près, mes refus, mes humeurs, mes passions, tout ce que j'avais aimé au début de mes études, tout ce qui me lie encore aujourd'hui si fort aux mots. Je venais de découvrir, plus clairement exprimé que je n'aurais jamais pu le faire, plus subtilement aussi, plus profondément, car Pontalis, même dans ses essais "littéraires" n'oublie jamais totalement ses outils de psychanalyste même s'il en a ôté la blouse, je venais de retrouver tout ce qui m'anime depuis ma prime formation et que je mis particulièrement en œuvre lors de l'ouverture de ce blog. Même la référence aux longs et puissants fleuves d'Amérique y était.

Je crois que celui qui lira ce chapitre me connaîtra beaucoup mieux que s'il avait devant les yeux une photo de moi nu. Je me suis renseigné: Jean-Bertrand Pontalis a quatre-vingt cinq ans, l'âge de ma mère, exactement. Comment peut-on être aussi semblables avec près de trente années d'écart? Mais surtout comment peut-on avoir connu les mêmes réactions face aux mêmes choses apprises? Comment peut-on avoir emprunté dans sa formation, et sa déformation, les mêmes allées glorieuses et les mêmes sentiers de traverse? Le monde des Humanités n'a-t-il donc définitivement bougé qu'après mon passage au lycée?

Ce soir, je vais reprendre ce livre. Pour le faire sereinement et sans fausse espérance, je dois oublier ce premier chapitre, le détacher de l'ensemble et aborder sans regret d'autres rivages de cet être si riche et si divers. Je relirai probablement ces premières pages dans les jours à venir. Dans quelque temps, le temps que l'émotion soit calmée, le temps de retrouver des yeux plus neutres et plus attentifs, le temps de refaire de l'autre autre chose que sa propre image dans un miroir face à une porte d'entrée.

dimanche 29 novembre 2009

Avis de passage

Notre technicien s'est présenté à votre domicile et n'a pu relever votre compteur d'eau. Merci de bien vouloir nous communiquer les informations suivantes:
- prenez contact avec nous en composant le 0810 etc, pour prendre un rendez-vous afin de vérifier vos installations.


Je téléphone, bonne pâte je ne mentionne pas la belle répétition de l'imprimé, j'indique les chiffres relevés sur mes deux compteurs en précisant à l'opératrice que je ne peux savoir lequel est le compteur de la partie nord de mon appartement et lequel celui de la partie sud. Oui, mon appartement a deux compteurs d'eau, puisqu'à l'origine, il devait être divisé en deux lieux de vie distincts, ce qui ne s'est jamais fait. Les deux compteurs, eux, sont restés.

L'opératrice n'a aucune difficulté, par le montant des consommations, pour identifier chaque compteur. Elle me demande ensuite de bien vouloir lui indiquer mes disponibilités pour établir un rendez-vous destiné, comme mentionné dans l'avis de passage, à vérifier l'état de mes installations (façon de dire qui a le don de me faire sourire mais, je sais, j'ai l'esprit souvent mal tourné. Et puis si le technicien est tout mignon dans son bleu de travail, je ne demande pas mieux que de voir mes installations vérifiées!)

Nous nous mettons rapidement d'accord et je m'apprête, après l'avoir remerciée, à mettre fin à la conversation quand la voix au bout du téléphone me retient encore un instant. et là, j'ai cru rêver. J'ai même pensé un instant à une blague radiodiffusée, dans le style de celles de Lafesse ou consorts. " Monsieur, monsieur, ne raccrochez pas! Nous n'avons pas pris le rendez-vous pour votre deuxième compteur!"

Quoi! Je pense, comme je viens de l'écrire, à une plaisanterie. Mais pas du tout! Ce n'en est pas une! La brave dame voudrait bel et bien une deuxième date pour le deuxième compteur! Alors, je lui fais comprendre toujours gentiment mais un peu plus fermement qu'il n'est pas question pour moi de bloquer deux fois dans la semaine une plage d'une heure trente pour la vérification de deux compteurs qui ne sont à vol d'oiseau distants que d'une dizaine de mètres et à peine plus en empruntant le couloir qui traverse l'appartement, ce qui est tout de même plus pratique, même si plus long.

Pas du tout perturbée, l'opératrice me déclare feuilleter le carnet de rendez-vous pour savoir si cela sera possible: deux relevés par le même homme le même jour à dix mètres de distance. Oui! C'est possible! Jésus, Marie, Joseph, nous voilà sauvés! Quelle gratitude m'envahit tout à coup pour la providence, divine ou véolienne, qui a fait que ce pari fou, insensé, soit gagné! Je n'en reviens pas de ce que la société avancée dans laquelle nous évoluons quotidiennement peut faire pour améliorer la qualité de vie de ce petit peuple dont je fais partie. Ça n'est pas un fonctionnaire qui aurait pu réaliser ce miracle, hein!

Comme tous les après-midi

Voilà un titre bien sympathique, qui peut entraîner l'esprit vers la somnolence ennuyeuse des petites villes de province, version Madame Bovary des temps modernes, ou vers les chemins plus épineux des rapports adultérins consommés dans de moites alcoves. La couverture du livre de poche est une photographie en noir et blanc d'un groupe de femmes portant foulard mais riant aux éclats et l'une fumant même une cigarette. L'auteur est Zoyâ Pirzâd dont on apprend, en ouvrant le livre, qu'elle est iranienne, née en 1952 (ah! la belle année!) et qu'il s'agit là de son premier roman traduit en français.

Le livre présente une vingtaine de portraits de femmes dans leurs activités quotidiennes, leurs rêves ou leurs loisirs, probablement en Iran même. Petits portraits très rapides, de trois ou quatre pages chaque fois, dont Jérôme Garcin, si l'on en croit la quatrième de couverture, a dit dans le Nouvel Observateur, qu'il y trouvait "une incroyable grâce poétique et onirique". De la grâce, c'est certain, de la poésie aussi mais tellement légère, tellement ténue qu'elle s'envole en tournant la page, et que l'on arrive à la dernière sans réellement avoir une idée précise de ce qu'on vient de lire.

Encore un livre pour passer le temps, à conseiller dans le métro ou dans la salle d'attente d'un médecin car c'est, malgré tout, mieux tout de même que Paris Match ou .... Le Nouvel Observateur!

samedi 28 novembre 2009

Surprise

J'en ai eu une aujourd'hui, et des plus agréables. Mickaël, le neveu de Pierre, est venu me rendre visite.

Mickaël est maintenant un homme de trente et un ans. Je l'ai connu tout petit, bien sûr, à peine âgé de quelques mois, lorsque nous allions passer l'été en Corse avec Pierre. A l'époque, c'était un gros bébé, calme, toujours calme, et souriant, aimant par dessus tout écouter de la musique classique en silence. Sa mère, danseuse puis directrice d'une école de danse et son père, le frère de Pierre, étaient fous de ce gosse, et il y avait de quoi. Il était la douceur et la tendresse incarnées.

Aujourd'hui, il n'a pas tellement changé: un peu plus brun certes, et quelques cheveux en moins déjà sur le dessus de la tête: la tonsure n'est pas pour dans très longtemps. Il a grandi mais reste d'une stature moyenne, et il a conservé, dans l'âge adulte, les traits fins du visage de sa mère. C'est un garçon qui possède un regard que vous n'oubliez pas lorsqu'il vous a fixé une fois.

Il est resté un moment, à prendre un café en me donnant des nouvelles de sa sœur, de sa mère et de lui qui maintenant habite Paris depuis deux ans. Après avoir fait une vague fac à Corte puis travaillé dans un bar, il a migré vers la capitale où il a trouvé une embauche dans un restaurant. Mais sa passion véritable était le théâtre. Incorporé dans une troupe, il a ainsi participé à plusieurs spectacles, sans que je sache exactement lesquels. Mais, à ses dires, l'ambiance de la troupe trop nombreuse a vite dégénéré et comme, visiblement, il s'agit de quelqu'un qui n'aime pas le conflit, il les a quittés et travaille maintenant dans une entreprise dont il m'a expliqué la raison d'être mais qui fait partie de ces zones du monde du travail encore bien obscures pour moi. En bref, n'ayant qu'une vague compréhension de la chose, j'ai totalement oublié de quoi il s'agit.

Avant de partir, il m'a donné son nouveau numéro de téléphone et m'a confirmé qu'il avait de quoi m'accueillir à Paris si l'idée me venait d'y faire un voyage. Je crois que je ne vais pas me faire prier: je n'y ai pas mis les pieds depuis plus de vingt ans, et ça me tente assez de revoir la Seine et la Conciergerie, entre autres. Bien sûr, le séjour sera plus calme qu'à l'époque, où j'assouvissais goulument mes fantasmes dans la nuit parisienne, mais je crois que me balader dans les rues avec mon Leica à la main me plaira encore davantage.

Cette visite inattendue m'a d'autant plus fait plaisir qu'elle était inattendue, et parce que Mickaël ne m'avait pas prévenu, et parce que je m'étais peu ou prou résigné à ne plus avoir beaucoup de contact avec la famille de Pierre dont j'ai pourtant été si proche. Alors.....

vendredi 27 novembre 2009

Vrac

Fin de semaine. Ouf! Elle a été chargée. J'ai eu l'impression de passer tout mon temps au travail. Une liste, c'est tout ce que sans doute j'aurais le temps et le courage d'écrire ce soir.
- trois élèves de ma classe temporairement exclus pour être sortis du collège sans autorisation. Je ne viendrai en aide à aucun d'entre eux.
- je refuse définitivement un élève de troisième dans mon cours de latin. J'attends que la direction réagisse et prenne ses responsabilités, en l'excluant ou en lui proposant un accompagnement efficace. Pour l'instant, la politique est à laisser pourrir, et ça pourrit bien. Bientôt les relents? Mais nous ne lui rendons pas service, à ce gamin.
- une élève venue me remercier dans la cour pour l'avoir défendue (par écrit) au conseil de discipline. Je ne l'ai pas défendue, j'ai dit ce qui est. Si j'avais eu des reproches à lui faire, je les aurais fait.
- une réunion de parents de 5°. Beaucoup de rendez-vous: j'y suis prof de français, de latin et prof principal. 99,9% de gens respectueux, agréables et reconnaissants. Le 0,1% restant? Un père portant beau, la quarantaine avancé, le teint avantageusement halé et qui pense sans doute pouvoir diriger le monde qui l'entoure. Remarque de sa part pour défendre sa progéniture indéfendable: "Je connais très bien mon enfant." Réponse immédiate de ma part: "Moi, je connais très bien mon travail." Une fois le rapport de forces établi, nous avons pu avoir un échange plus civilisé. Je n'aurais jamais répondu cela il y a quelques années. Vieillir a du bon, c'est certain!
- un artisan venu s'occuper de quelques radiateurs défectueux dans l'appartement de ma mère. Arrivé à l'heure, consciencieux, vérifiant les causes de la panne avant de vouloir tout changer. C'est rare.
- grosses fatigues le soir, petits vertiges même (baisse de tension?).
- impossible de lire: je me couche et je dors.
- Envie terrible de rester au lit le matin et de me rendormir en oubliant les élèves.
- des travaux à côté de la salle des profs: on attaque une dalle en béton au marteau piqueur. Ça facilite le travail intellectuel!
- plusieurs levers de soleil somptueux.
- aucun moment à moi, rien qu'à moi. Comment, avant, trouvais-je du temps, deux fois par semaine, pour courir?
- bientôt les conseils de classe, pour changer....

mercredi 25 novembre 2009

Projets, rêves et faits.

Les paroles ne sont rien, du vent, tout au plus les promesses avortées d'un projet qui ne voit jamais le jour. Je n'aime pas les projets, je leur préfère les rêves ou alors les faits, la réalité ou le roman, pas ces mots écrits bénins au détour d'une lettre ou d'un message électronique: "On se voit bientôt. Merci pour cette soirée formidable; la prochaine fois, ce sera chez nous. " On ne se voit plus, ou alors des années plus tard. Il n'y aura aucune soirée, ni chez les uns, ni chez les autres.

Pourquoi s'estime-t-on obligé de remplir le silence de ces mots inutiles? Ne dis pas que tu aimes, aime. Montre ta tendresse chaque jour, ne la punaise pas au bas d'une lettre, dans une formule que l'on nomme de politesse. La politesse est l'envers de la vie, son juste contraire. Dans un roman, il n'y a pas de politesse. J'y aime les mots parce qu'ils sont par essence faux et qu'ils se donnent comme tels: fiction, c'est faux, n'y croyez pas mais évadez-vous et si ce radeau coule en pleine mer, vous vous retrouvez pourtant les pieds au sec, à l'endroit d'où vous êtes partis.

La fiction est rêve par essence, donc fausse et assumée comme telle. Je n'aime pas les mots qui se croient vrais alors qu'ils ne sont que masques de néant. Ne parle pas, agis, et si tu ne peux agir, alors contemple. J'ai longtemps cru aux mots, du moins je le pensais alors que je découvre que je n'en écoutais que la musique sans chercher à en connaître le sens ni l'intention. Aujourd'hui, je ne crois plus qu'aux taches qu'ils font sur les pages tournées soir après soir.

Jean-Claude est venu terminer mon parquet cet après-midi: il l'avait dit, il l'a fait.

mardi 24 novembre 2009

Pensées

Deux pensées ce soir, toujours du même, et peut-être pas sans rapport avec le billet précédent:

Des enfants m'ont posé la question: "Aimer pour toi, qu'est-ce que c'est?" Je crois que je ne finirai jamais d'y répondre.


Être damné, c'est être seul.

Barbara

Elle s'appelle Barbara. C'est le nom de l'aide-soignante embauchée à la clinique dans le service de ma mère. Une jeune femme, vingt-cinq ans peut-être, qui semble encore plus jeune. J'ai essayé de faire retenir ce prénom à ma mère, le rapprochant de Barbe, la patronne des mineurs tant fêtée autrefois dans les environs de Saint-Étienne. Mais peine perdue ce soir: cela ne l'intéressait pas, bien qu'elle aime beaucoup cette jeune femme. Elle m'a dressé un portrait assez juste d'elle: gentille mais exigeante.

C'est précisément ce que l'on ressent quand on la rencontre: une fille solide sur ses jambes, venant sans doute de la ruralité, prête à rendre tous les services mais réclamant qu'on lui obéisse lorsqu'il le faut. Elle fait souvent preuve d'une très grande tendresse envers ces malades difficiles. C'est même cette tendresse immense que j'ai remarqué d'abord, craignant qu'au fil des jours dans ce service, elle n'en vienne à s'émousser et à disparaître tout à fait. Non, la tendresse persiste, par les gestes - une petite caresse sur la joue, une certaine façon de soutenir un corps lorsqu'il défaille, une démarche calme et assurée, rassurante - et par les paroles - douceur de la voix, jamais un mot plus haut que l'autre, des petits noms doux adressés aux unes et aux autres.

Ce qui m'impressionne, c'est sa maturité et son professionnalisme à un si jeune âge. Je ne suis pas loin de l'admirer. Elle présente toujours un visage avenant et ne se plaint jamais, en tout cas je ne l'ai jamais entendu le faire. Depuis qu'elle est là (et qu'une infirmière un peu trop nerveuse est en retraite), l'ambiance s'est beaucoup radoucie dans le service et lorsque c'est elle qui est là le soir, les différents tâches qu'elle a à accomplir sont plus vite terminées qu'auparavant et beaucoup mieux faites.

Avec elle, nous avons adopté un autre modus operandi pour le coucher de ma mère: elle vient plus tôt, en début de tourner pour l'emmener aux toilettes, la mettre en chemise de nuit et l'installer dans son lit, ce qui, souvent, suffit à la calmer (pas ce soir!). Je m'installe ensuite près du lit et, la main dans la main, nous regardons, ma mère et moi, les informations régionales. Puis ont lieu les nombreux gestes un peu incantatoires, les gestes du pré endormissement, toujours les mêmes, faits de la même façon et dans le même ordre: boire un demi-verre d'eau, rapprocher la table de nuit pour que tout soit à portée de main, nettoyer les lunettes, les ranger dans le tiroir du chevet, attendre que le bonbon au suc des Vosges donné un peu auparavant soit complètement fondu (pour éviter les fausses routes), éteindre le plafonnier, allumer la lampe à lumière plus tamisée au-dessus du lit, repréciser qui vient en visite le lendemain, quel jour on est par rapport à hier, par rapport à demain, promettre deux fois au moins de fermer la porte de la chambre en s'en allant, et pour moi, ensuite, regagner la sortie pour aspirer sur le trottoir un grand bol d'un autre air.

Ce soir, en traversant le salon alors que je m'en allais, j'ai vu plusieurs malades (plus que d'habitude) installées pour regarder un instant la télévision. Toutes en chœur m'ont souhaité le bonsoir, comme d'habitude, et au milieu d'elles, enfoncée dans un vieux sofa où elle disparaissait presque, entourée de ces femmes auxquelles je me suis habitué au point de les aimer, joignant sa voix à celles si disparates des malades, il y avait Barbara, sans peur, sans gêne, Barbara au milieu de sa passion, de sa vie, Barbara qui fait tant de bien parce qu'elle est comme elle est. Barbara qui ne pense pas à partir avant l'heure et qui préfère un instant communier avec ces êtres fragiles et blessés. Moi, je dis merci et chapeau.

lundi 23 novembre 2009

Comment'pub.

Nouvelle façon de vous contacter pour vous vendre de la camelote: après les pubs dans les boîtes, les messages téléphoniques (principalement au moment de la sieste!), voici le commentaire sur les blogs. A la suite d'un de vos billets, on vous met un mot gentil, du style "Merci pour ce si beau texte!", on indique son nom en signature et, lorsque vous cliquez dessus, vous atterrissez sur une page de publicité vantant les mérites d'une baie cultivée au Brésil et qui fait maigrir, promis juré, comme jamais encore auparavant aucune autre poudre de perlimpinpin. Cette duperie, cette couillonnade s'appelle Acai. Vous y avez eu droit?

Le Boulevard périphérique

Prix du Livre Inter 2008, Le Boulevard périphérique m'a tout de suite attiré. D'abord parce que j'en connaissais déjà l'auteur, Henry Bauchau dont j'avais lu par hasard ou presque un autre roman: Œdipe sur la route, paru dans les années quatre-vingt dix. Ce livre m'avait, pour parler honnêtement, à la fois intéressé et repoussé par la difficulté de lecture de certains passages.

Mais il est des livres qui marquent l'esprit et la mémoire même si l'on n'y a pas tout aimé. Œdipe en faisait partie. Ensuite parce que j'ai, depuis, rencontré Pontalis, un autre psychiatre lancé en littérature et dont la lecture ne me déçoit jamais. Enfin parce que je me rends compte que je me dirige de plus en plus vers les frontières ultimes du roman comme genre littéraire.

Le Boulevard périphérique est bien un roman: le narrateur, dont on ne sait s'il s'agit de Bauchau lui-même, se rend chaque jour au chevet de sa belle-fille atteinte d'un cancer en phase avancée. Lors de ses visites à la malade, il se souvient de Stéphane, un ami de jeunesse, qui lui avait appris la confiance en soi par le biais de l'escalade. Cet ami, mort à la fin de la guerre assassiné par un colonel nazi, l'a fortement marqué et il découvre peu à peu que c'était de l'amour dont il s'agissait entre eux. A la fin de la guerre, le narrateur a rencontré cet officier allemand qui lui dira les derniers instants de Stéphane et le lien amoureux dont lui aussi, bien contre son gré, s'était senti prisonnier face à cet être d'exception.

Le narrateur, parvenu aux dernières années de sa vie, s'interroge sur l'impact de la maladie ou de la mort des autres sur soi même, sur l'intensité de la relation entre deux êtres, qu'ils soient amis ou ennemis. Alternance donc de récit et de considérations plus psychologiques écrites sur un mode poétique qui m'a souvent rappelé Pontalis. Parfois un livre nous fait rêver, nous plaît, nous emmène ailleurs. Avec celui-ci, je n'ai pas bougé de moi mais il m'a porté et c'est, malgré son thème, de la tendresse que j'éprouve pour lui une fois sa lecture terminée.

Après la sortie à la porte Maillot, j'ai l'impression d'un repos, presque d'un silence en roulant vers la Défense. Je me redis les bribes d'une chanson:
Dans le mitan du lit la rivière est profonde
Tous les chevaux du roi pourraient y boire ensemble.
Je suis dans le mitan du lit, la rivière qui m'emporte est profonde. Pourquoi ce vers "tous les chevaux du roi" provoque-t-il en moi ce plaisir mêlé de regret? J'ai souvent pensé qu'avec un corps aussi fragile que le mien, je n'aurais pas fait de vieux os dans le monde ancien. Somme toute, je suis un produit de la médecine moderne, un survivant de la Sécurité sociale. J'ai envie de prier, de me redire les Béatitudes et le début de l'hymne de Paul: "Quand je parlerais en langues, celles des hommes et celles des anges, si l'amour me manque, je ne suis qu'un métal qui résonne, une cymbale retentissante." J'entends l'accent originel, celui où la terre, les éléments, la nature elle-même parlent. N'aurai-je été qu'un métal qui résonne, une cymbale même pas retentissante? Un poète encombré par l'action, un homme de prière qui ne prie que lorsqu'il n'a rien de mieux à faire ou quand il souffre? Un naufragé qui ne peut que lancer des bouteilles fêlées à la mer?

dimanche 22 novembre 2009

Tapage nocturne

Cette nuit, j'ai dû changer de chambre, quitter la pièce de la cour et m'installer dans celle donnant sur la rue. Tout un groupe d'étudiants (je suppose) faisait la java dans l'appartement de l'un d'entre eux. Tant que j'ai été devant mon ordinateur, de l'autre côté, je n'ai rien entendu mais, dans mon lit, bien difficile de ne pas suivre le rythme de la musique et les cris stridents l'accompagnant.

Ma première réaction fut d'abord de me dire que ce n'était pas bien grave, qu'ils pouvaient bien fêter un anniversaire ou je ne sais quoi, que moi aussi j'avais fait la même chose quand j'étais plus jeune, et que je finirais bien par m'endormir. Effectivement, je parvins à m'assoupir un instant avant d'être réveillé par des rythmes encore plus marqués et des cris encore plus hystériques. Comment peut-on écouter de la musique à un tel niveau d'intensité? Je me suis dit que même si, le lendemain matin, j'allais, juste pour me venger, sonner à leur porte, j'aurais bien du mal à les réveiller et pouvais faire le pied de grue un moment avant qu'ils ne m'entendent.

J'ai donc rejoint mon ancienne chambre et mon petit lit, ceux que j'occupais quand Pierre était encore là. Cette chambre donne sur la rue et est plus spacieuse mais aussi plus bruyante que celle donnant sur la cour. Je n'y ai pas recouché depuis environ trois ans, je pense. Me retrouver dans ce lit que j'ai tant aimé m'a fait bizarre. Je m'y sentais maintenant un peu à l'étroit et j'ai eu un instant le sentiment d'avoir rajeuni, non pas seulement de quelques années, deux ou trois depuis mon changement de pièce, mais de bien plus, de retrouver des sensations, des sentiments de mon adolescence ou du début de mon âge adulte. Impression étrange mais agréable, à aucun moment morbide.

La singularité de cette perception m'a tenu éveillé encore un long moment, à la fois chez moi et étranger au cadre qui m'entourait. J'écoutais le bruit que faisaient en passant les quelques voitures qui roulaient encore et j'aurais aimé qu'il ait plu pour reconnaître ce crissement que j'aime: celui des pneus sur le bitume mouillé. Des gens sont passés, bavardant et riant. Je les ai imaginés le temps que leurs voix disparaissent au coin de la rue suivante. J'ai mal dormi, constamment assailli par des pulsions trop fortes pour un endormissement léger. Nuit lourde qui m'a fait sauter du lit aux premiers frémissements dans l'immeuble.

Pourtant, à aucun moment dans la nuit, je ne me suis demandé où je me trouvais, je n'ai été désorienté par rapport aux masses sombres et aux rais de lumière diffuse que la pièce me présentait: je savais où j'étais, je savais que j'étais chez moi et je savais que ce chez moi n'était plus le mien, que le mien se trouvait de l'autre côté du petit hall, derrière une porte fermée où Pierre n'était plus et ne serait plus. Les lieux et ce qu'ils représentent ont changé en même temps que moi. J'en ai eu la claire conscience cette nuit.

Nos petits s'expriment.


Dessins

et peintures d'enfants

exposés hier aux portes ouvertes.

samedi 21 novembre 2009

Défense et illustration de la fessée

Comme mademoiselle Lambercier avait pour nous l'affection d'une mère, elle en avait aussi l'autorité, et la portait quelquefois jusqu'à nous infliger la punition des enfants quand nous l'avions méritée. Assez longtemps elle s'en tint à la menace, et cette menace d'un châtiment tout nouveau pour moi me semblait très effrayante; mais après l'exécution, je la trouvai moins terrible à l'épreuve que l'attente ne l'avait été: et ce qu'il y a de plus bizarre est que ce châtiment m'affectionna davantage encore à celle qui me l'avait imposé. Il fallait même toute la vérité de cette affection et toute ma douceur naturelle pour m'empêcher de chercher le retour du même traitement en le méritant; car j'avais trouvé dans la douleur, dans la honte même, un mélange de sensualité qui m'avait laissé plus de désir que de crainte de l'éprouver derechef par la même main. Il est vrai que, comme il se mêlait sans doute à cela quelque instinct précoce du sexe, le même châtiment reçu de son frère ne m'eût point du tout paru plaisant. Mais, de l'humeur dont il était, cette substitution n'était guère à craindre: et si je m'abstenais de mériter la correction, c'était uniquement de peur de fâcher mademoiselle Lambercier; car tel est en moi l'empire de la bienveillance, et même de celle que les sens ont fait naître, qu'elle leur donna toujours la loi dans mon cœur.

Cette récidive, que j'éloignais sans la craindre, arriva sans qu'il y eût de ma faute, c'est-à-dire de ma volonté, et j'en profitai, je puis dire, en sûreté de conscience. Mais cette seconde fois fut aussi la dernière; car mademoiselle Lambercier, s'étant aperçue à quelque signe que ce châtiment n'allait pas à son but, déclara qu'elle y renonçait, et qu'il la fatiguait trop. Nous avions jusque-là couché dans sa chambre, et même en hiver quelquefois dans son lit. Deux jours après on nous fit coucher dans une autre chambre, et j'eus désormais l'honneur, dont je me serais bien passé, d'être traité par elle en grand garçon.

Qui croirait que ce châtiment d'enfant, reçu à huit ans par la main d'une fille de trente, a décidé de mes goûts, de mes désirs, de mes passions, de moi pour le reste de ma vie, et cela précisément dans le sens contraire à ce qui devait s'ensuivre naturellement? En même temps que mes sens furent allumés, mes désirs prirent si bien le change, que, bornés à ce que j'avais éprouvé, ils ne s'avisèrent point de chercher autre chose. Avec un sang brûlant de sensualité presque dès ma naissance, je me conservai pur de toute souillure jusqu'à l'âge où les tempéraments les plus froids et les plus tardifs se développent. Tourmenté longtemps sans savoir de quoi, je dévorais d'un œil ardent les belles personnes; mon imagination me les rappelait sans cesse, uniquement pour les mettre en œuvre à ma mode, et en faire autant de demoiselles Lambercier.

Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, Livre I.

Voilà de quoi l'on veut nous priver! Entre autres!

PS : j'ai vérifié, Rousseau est déjà au Panthéon!

Momentini

- Mauvaise nuit fatigante: hier soir, Frédéric fêtait chez Jean-Claude une promotion professionnelle. Champagne et vin blanc, grâtons et foie gras. J'ai trop mangé. Trop lourd. Bon moment de discussion cependant avec Gérard sur sa vie d'homo marié. Pierre, lui, tout marquis qu'il est, était saoul et en est devenu pénible.

- Je ne suis pas sorti cet après-midi, malgré le soleil. Trop de choses s'accumulaient dans l'appartement. Je n'ai pas eu le temps d'en faire le quart. Seulement deux ou trois photos pendant mes courses. Il faut sortir de plus en plus tôt pour avoir la bonne lumière.

- Ce soir, Jean-Claude est passé prendre les mesures de ma chambre. Il va terminer le travail que mon frère a commencé il y a un an sur le parquet flottant et que sa santé l'a empêché de finir. Je lui ai également demandé de jeter un coup d'œil sur ma cuisine dont les murs et le plafond sont maintenant bien délabrés. Je vais peut-être enfin me décider à donner un coup de jeune à mon appartement. Pour que j'avance, il me faut parfois des coups de pouce.

- J'ai remplacé un de mes téléphones dont le fonctionnement laissait de plus en plus à désirer. Conclusion: je suis toujours aussi doué pour ce genre d'installation. Ou peut-être tout simplement cela ne m'intéresse pas. Lire une notice en entier m'a toujours profondément rebuté et, moi qui ne m'ennuie jamais, je n'en suis plus très loin dans ces cas-là. Heureusement, j'habite seul. Si j'avais quelqu'un à mes côtés, je ferais exactement comme faisait mon père, dont la patience pour ce genre de choses était légendaire: je lui pourrirais la vie en toute mauvais foi pour me défouler. Je ne suis pas un saint, non, non!

Ambigüités

- Ces garçons à la taille plus fine que celle des filles! Ils ne m'attirent pas mais me troublent un peu pourtant. Sans doute à cause du temps où je leur ressemblais...

- Deux petits enfants maghrébins à la sortie du magasin attendaient leur mère, assis sur un muret bas. Pendant qu'elle était occupée à rendre le chariot, ils se regardaient avec un sourire jusqu'aux oreilles, le grand frère de six ou sept ans et le petit de quatre, et se donnaient, à tour de rôle, des baisers sur la bouche. Pas encore marqués par tous les interdits. Un instant de bonheur. Pour eux. Pour moi.

- A la sortie de mon cours de latin, hier, une élève de cinquième s'est avancée vers moi et, alors que ses camarades l'entouraient encore, m'a lancé, d'une voix claire et sympathique: "Monsieur, je vous aime!" Il n'y avait de sa part aucune espèce de provocation. Je lui ai répondu aussitôt, avec naturel bien que sa déclaration m'ait un peu déstabilisé: "Mais moi aussi bien sûr, comme je vous aime tous!". Les autres sont partis d'un grand éclat de rire et elle, elle m'a souhaité un bon dimanche avec un beau sourire. J'étais tout heureux les instants qui ont suivi. C'est si rare que l'on nous dise des choses pareilles à nous, les profs (aux autres aussi, peut-être)! Mais qui aurait osé, lorsque j'étais élève, avoir autant de courage, de franchise et de simplicité?

- Une définition de l'amour, c'est ce qui m'est passé dans la tête au rayon fruits et légumes de Casino: L'amour, c'est quand on pose une question fausse et que l'autre répond à la vraie. Je n'ai pas eu le temps d'approfondir: il fallait que je choisisse des champignons.

Portes ouvertes

Peu de monde aujourd'hui au collège. Peu d'enthousiasme aussi, de ma part au moins. Les festivités commençaient à dix heures, je suis arrivé à dix heures. Ça m'aurait paru impensable il y a seulement quatre ou cinq ans. Aujourd'hui, je n'en ai éprouvé aucune mauvaise conscience. Les temps changent. Je vieillis, mais moi je trouve en bien.

Un seul petit événement pour ces rencontres: j'ai revu une de mes élèves de sixième du début des années quatre-vingts. Elle a aujourd'hui trente-sept ans et venait revoir le collège pour y inscrire sa fille en sixième l'an prochain. En voyant la fille, j'ai cru retrouver la mère il y a vingt-cinq ans: un petit bout de chou très blond et plein de dynamisme. Sa mère, elle, est devenue un peu boulotte mais garde la profondeur de ses yeux noirs et un allant que l'on ne peut pas ne pas remarquer.

En passant en revue les professeurs qu'elle a connus et qui sont pour la plupart en retraite aujourd'hui, je lui ai rappelé quelqu'un dont elle ne parlait pas: son professeur principal en sixième, autrement dit Kicou et je lui ai annoncé son décès. Elle n'a pas réagi et a continué le catalogue des souvenirs. Ce n'est qu'à ma deuxième intervention qu'elle a semblé entendre et m'a dit: "Un sacré tempérament, si je me souviens bien."

Et voilà, tout était dit, la conversation a dévié sur autre chose, sur quelqu'un d'autre. C'est bien ainsi mais je n'ai pas pu m'empêcher d'avoir un petit pincement au cœur. Ainsi toute une vie de labeur au service de la pédagogie et des élèves se traduit-elle par ces quelques mots: un sacré tempérament. C'est abominablement triste et drôle à la fois. Triste parce que c'est un peu court. Drôle parce que qu'attendre d'autre après tout? Kicou était mon amie, pas la sienne. Elle ne l'a pas marquée, c'est la vie.

Je me suis aussi demandé, quand cette femme nous a quittés, quels seraient, s'il y en a, les mots qu'un de mes élèves prononcerait dans vingt ans sur mon compte. Comment me définirait-il? Quels seraient les deux ou trois paroles qui me retiendraient encore un instant dans le souvenir des vivants avant de sombrer dans l'ignorance et l'oubli? J'espère que l'on dira que je fus un bon clown.

vendredi 20 novembre 2009

Vélo, photo, radio.

Je rentre du parc de la Tête d'or. Il faisait tellement beau cet après-midi qu'après avoir mis en place les panneaux de présentation pour les portes ouvertes du collège demain, je me suis octroyé une longue récréation en profitant des derniers rayons de lumière.

Le parc, à cette époque, est somptueux, particulièrement dans des journées comme celles-ci. J'y ai bavardé un court instant avec Maurice, mon voisin nouveau retraité qui faisait du vélo. Le reste du temps fut consacré à la photo, et je n'étais pas le seul. Un jeune homme avait d'ailleurs repéré les mêmes coins que moi, ceux où la lumière est la plus belle à cette heure-là, mais, le malheureux, il n'avait que son téléphone portable pour prendre ces clichés.

Alors que la nuit n'était pas loin de tomber, un trio composé de deux femmes âgées et d'un homme approximativement du même âge s'est approché de moi qui prenais encore une photo ou deux. L'homme s'intéressait à mon appareil. Il avait eu autrefois le plaisir, non: la passion, m'a-t-il corrigé, de la photographie mais avait toujours opéré avec les anciens appareils argentiques. Il voulait savoir si j'étais satisfait du numérique, si l'on pouvait encore prendre avec si peu de lumière et si le résultat était beau à voir.

Quand je lui ai montré quelques-unes des dernières prises, il a eu l'air convaincu. Convaincu de la qualité de l'appareil, surtout quand il a remarqué l'objectif Leica, mais pas convaincu de la supériorité du numérique sur l'argentique. Lui d'ailleurs, à l'époque de son activité, développait et tirait lui-même ses clichés. Il a ensuite paru surpris mais assez enthousiaste quand je lui ai appris l'existence de sites comme Flickr et la possibilité, par le biais d'internet, de communiquer si on le désire avec d'autres photographes amateurs.

J'aime toujours autant ses brèves rencontres agrémentées de quelques échanges verbaux qui ne sont pas d'une exceptionnelle qualité intellectuelle mais qui font plaisir, un instant, sans suite et sans conséquence. Peu avant, c'est un petit groupe de jeunes, quatre filles et un mec qui chantait avec l'une d'entre elles et se déhanchait au rythme des paroles, qui m'a demandé ce que je pensais de la prestation. C'était pour eux un jeu (ils chantaient abominablement faux et ne se prenaient pas au sérieux) et je m'y suis prêté volontiers en leur conseillant de s'inscrire à un concours à la télévision, Star' Ac ou Nouvelle Star! où ils avaint des chances de gagner s'ils montaient de telles chorégraphies!

Je ne peux pas parler de voix sans mentionner ce que j'ai appris ce matin au réveil: la disparition d'une des plus célèbres de France Inter: Kriss, qui s'était fait connaître dans les années soixante-dix dans L'Oreille en coin et, il n'y a pas longtemps, animait encore de son humour bien à elle son émission du week-end: Kriss Crumble. Une voix que j'aimais retrouver en fin de semaine, une femme dont j'appréciais l'ouverture et le ton insolite.

jeudi 19 novembre 2009

De tout, un peu

A onze heures, Marie était là, à mon cours de latin. Au premier rang, comme pour me faire un signe. Encore un peu blanche, encore un peu le corps "en dedans", mais présente. Elle avait aujourd'hui aussi une écharpe blanche autour du cou mais moins belle que l'autre. Le cours s'est déroulé. C'est terminé, on peut avancer.

Ce matin, il y avait du brouillard, plus sur la colline de Fourvière qu'en bas, près des fleuves. Il faisait humide et gris: le temps d'un novembre ordinaire, un peu trop doux pourtant. Lorsque je suis arrivé à l'endroit où avait eu lieu l'accident, une fillette plus jeune que Marie attendait pour traverser. J'étais presque heureux que cela se produise. Je me suis arrêté, elle m'a fait un petit signe de la main en passant devant ma voiture pendant qu'un autre véhicule arrivait en sens inverse. Le temps d'une légère crispation des doigts sur mon volant et l'autre avait stoppé aussi.

J'ai téléphoné à mon assurance et au commissariat de police afin d'obtenir un rendez-vous pour ma déposition. Personne ne semble très pressé. Je voudrais que tout cela ne traîne plus, que l'on tourne définitivement la page. On vous écrira!

Nous avons enfin reçu une réponse officielle des autorités concernées au sujet de la fermeture de l'établissement: elle n'est plus à l'ordre du jour, on ne ferme plus. Prétexte: vous êtes dans le pic de contagion, cela ne sert plus à rien. Il reste tout de même quatre élèves sur cinq en bonne santé! Mais tous ces messieurs ont encore le temps de changer d'avis d'ici à la semaine prochaine.

Deux trois petites choses qui n'ont rien à voir et qui me passent par la tête:
- j'ai acheté un paquet de congolais et je m'en régale! C'est bon!
- le Franprix de l'avenue de Saxe ne donne pas de sacs plastique (il en vend!) alors que celui de Bir Hakeim en donne. J'irai à Bir Hakeim.
- mon kiné bave littéralement devant une de ses clientes hôtesse de l'air. Quand elle est là, il ne parle plus de la même façon, ne marche plus de la même façon et paraît plus grand. Il me fait bien rire.
- samedi, c'est portes ouvertes au collège. Je prévois un bon mal de dos à rester debout trop longtemps. Je prévois aussi une chaise, que j'aurai peut-être le temps d'utiliser.
- Ça vous est déjà arrivé de ne plus avoir de gaz au beau milieu de la cuisson des coquillettes? A moi oui, ce soir!

Clin d'œil



Bonsoir, Anna.

Comme ça, juste comme ça, pour le plaisir et par amitié.

mercredi 18 novembre 2009

Peau-Rouge

Ils l'appelaient Peau-Rouge et je ne le savais pas. Les hypocrites! J'ai mis du temps à m'en apercevoir. J'aurais aussi bien pu ne jamais m'en rendre compte.

Pour comprendre, il faut remonter loin en arrière. J'avais découvert, quand j'étais prof dans un LEP, un roman qui m'avait beaucoup plu et dont j'ai très vite vu le bénéfice pédagogique que je pouvais en tirer. J'en ai déjà parlé ici: il s'agit de La Cicatrice, de Bruce Lowery. Je n'ai jamais su pourquoi ce petit livre m'a tant marqué, et je ne veux pas le savoir. Peut-être par la découverte d'une culpabilité que je partageais encore un peu à l'époque.

A la fin de la période d'étude de ce roman, j'improvisais un procès, celui de Jeff, le héros, jugé pour la mort accidentelle de son frère dans l'escalier après des mots durs de sa part. La question suivante était posée: "Pensez-vous que Jeff soit responsable de la mort de Bubby?" Oui ou non, aucune autre réponse n'était acceptée. Certaines années, Jeff était condamné mais le plus souvent les élèves tenaient compte du caractère accidentel de cette mort et acquittait Jeff, avec cependant un jugement sévère sur l'attitude qu'il avait prise vis à vis de son petit frère.

L'étude de ce livre était en tout cas l'occasion de débattre de nombre de sujets, dont un des principaux était l'acceptation de la différence de l'autre: Jeff, en effet, a un bec de lièvre depuis sa naissance et ce sont les réactions agressives ou moqueuses des autres, de ses camarades de classe en particulier, qui vont le rendre lui-même agressif et violent, au point de ne plus voir dans l'amour immense que lui porte son frère qu'un poids inutile et encombrant.

Quand j'ai quitté le LEP pour le collège, j'ai emporté le livre dans mes bagages. Il a autant plu à ces élèves qu'aux précédents. Davantage même car ces enfants, un peu moins blindés face à leurs émotions que ne l'étaient les "durs" du LEP, n'hésitaient pas à exprimer leur indignation face aux quolibets et aux injures dont Jeff était victime. Ils trouvaient tous qu'une telle attitude n'était pas digne d'enfants civilisés. La même émotion les gagnait quand ils lisaient les pages relatant la mort de Bubby et ils se laissaient souvent aller ensuite à condamner Jeff pendant le simili-procès.

Une année, j'eus affaire à une classe de cinquième particulièrement vertueuse. Chacun de plaindre Jeff autant que Bubby, de jeter l'anathème sur Ronald et les autres "méchants", de le dire avec des mots qui sentaient la bonne conscience et la compassion. J'en étais d'autant plus content que, cette année-là, dans cette classe, il y avait une fille dont j'avais remarqué, outre une grande timidité, qu'elle cachait sous des manches de chemisier toujours longues (et jamais de T-shirt) des bras tâchés de plaques de couleur sombre: des angiomes (ou naevus, je ne sais plus quel est le terme médical le plus juste). J'étais sûr, à voir la réaction au roman de ses camarades, qu'elle n'aurait aucun problème, au moment des beaux jours, à exposer ses avant-bras et qu'aucun des élèves de la classe ne se permettrait la moindre remarque.

C'est bien ce qui se passa. Charlotte (appelons-la ainsi) arriva un jour avec un joli chemisier à manches courtes qu'elle semblait vraiment heureuse de porter, et je la vis aussi rayonnante que le printemps nouveau. Comme prévu, aucun commentaire désobligeant devant ses taches que, maintenant, plus personne n'ignorait. J'étais assez fier de moi et de la réussite de ma mission éducative. Sauf que... Sauf que, quelques jours plus tard, Charlotte ne vint pas. Malade sans doute. Rien de grave, elle serait bientôt de retour. Une semaine passa puis deux. Bientôt la maman ne put plus, au téléphone, cacher la véritable raison de l'absence de sa fille: celle-ci ne voulait plus mettre les pieds au collège.

Mais pourquoi? Elle qui paraissait si heureuse, qui avançait sereinement dans son année d'études, pour la réussite de qui je ne me faisais aucun souci! Un jour, à force d'insister, nous parvînmes à convaincre la mère de venir avec sa fille en dehors des heures de cours, à un moment où elles étaient sûres de ne rencontrer personne d'autre. Nous voulions comprendre et surtout tenter de redonner le sourire à cette pauvre adolescente. Ce qu'elle nous dirent toutes deux nous stupéfia: Charlotte était terriblement malheureuse depuis qu'elle avait mis ce chemisier à manches courtes, car, dès cet instant, elle n'eut plus une minute de répit tant ses camarades de classe, dans leur grande majorité, ne cessaient de la traiter de "peau-rouge". Les autres, deux ou trois, s'ils ne participaient pas activement à l'entreprise de démolition, se rendaient complice par leur silence.

Je crois que jamais de ma vie, je n'ai eu de colère aussi profonde vis à vis de mes élèves, une colère froide, raisonnée, méprisante. Je ne leur pardonnais pas ce qu'ils venaient de faire. Non seulement ils m'avaient berné mais bien plus grave: par leur ostracisme, ils rejetaient leur ancienne amie dans le monde des ridicules, des anormaux, des monstres à montrer dans un cirque. Je me sentis aussi coupable, dans une certaine mesure: si je n'avais pas étudié ce roman et lancé les débats que nous venions de connaître quelques temps auparavant, jamais Charlotte n'aurait d'elle même mis ce chemisier. Certains se seraient peut-être rendu compte de sa particularité physique mais peu, et progressivement. Alors qu'à cause de moi, elle s'était innocemment livrée aux crocodiles.

Ma colère indignée dut fortement marquer les élèves, ou bien se mirent-ils à craindre bien pire de ma part, car, quelques jours plus tard, la jeune fille, les yeux au sol, fit son entrée dans la classe avec moi à ses côtés, des mitraillettes à la place du regard, et personne ne broncha. Je n'en entendis plus jamais parler. Aujourd'hui, j'ai honte: j'ai complètement oublié son vrai nom, je ne me souviens plus d'elle que par ses mots: Peau-Rouge.

"L'homme naît bon, comme disait l'autre, c'est la société qui le pervertit". Très vite alors!

mardi 17 novembre 2009

Elle et tous les autres

Deux nouvelles aujourd'hui:
- d'abord, j'ai revu Marie. Pas dans mon cours de latin, où elle n'est pas encore revenue, mais dans le bureau de Gilles, juste nous deux, à l'abri des yeux et des regards des autres. J'avais depuis plusieurs jours senti qu'elle éprouvait une sorte de gêne à se retrouver face à moi. Et je la comprenais bien, moi qui éprouvais la même. Gilles, qui en avait parlé avec elle, me l'a confirmé. Alors, il ne fallait pas laisser s'installer ce malaise. Je lui ai demandé de nous arranger ce petit rendez-vous, et c'est ce qu'il a fait. Ce matin. Nous avons peu parlé, libérés plus que malheureux de nous retrouver face à face, nous avouant nos peurs immenses et la joie de s'en sortir aussi bien. A part un gros bleu au bras gauche et quelques pertes de mémoire que son médecin dit devoir se résorber très vite, Marie n'a rien. Je n'ai pas osé l'embrasser. Peut-être en aurait-elle été gênée. Mais je n'ai pu, à plusieurs reprises, m'empêcher de fixer mon regard sur son cou, blanc, fragile, sans écharpe, comme un reproche que je me fais encore. Bientôt, Marie, tu l'auras, ton écharpe.

- la deuxième nouvelle concerne l'ensemble du collège. Hier matin, nous avions une cinquantaine d'élèves absents. J'ai appris qu'en fin d'après-midi, ils étaient environ quatre-vingt dix. Ce matin, un léger mieux: seulement soixante-dix malades mais ce soir une centaine. Tous n'ont pas la grippe A mais il y a plusieurs cas avérés, dont une professeur. Bien entendu, le nécessaire a été fait pour prévenir les autorités compétentes. A l'Inspection Académique, il nous fut répondu: "Envoyez-nous vos listes et attendez nos instructions". Pas d'instructions plus d'un jour après. A la DDASS, encore mieux: " Vous n'avez qu'à les envoyer se faire vacciner." (Je ne savais pas que le vaccin guérissait!). Enfin aujourd'hui une réponse: "Pour la fermeture, vous faites comme vous voulez, mais c'est dès le premier cas qu'il fallait le faire (il me semble que les directives officielles parlent de trois). Maintenant que vous êtes dans le pic, il n'y a plus qu'à laisser faire". Conversation reproduite dans son idée générale évidemment, pas dans le mot à mot. Moi, j'ai une question à poser, certes un peu vulgairement exprimée mais comment parler autrement face à la vulgarité d'âme de ces gens-là: on ne serait pas par hasard en train de se foutre de notre gueule? Pour plus de précisions, il va falloir attendre qu'une nouvelle lumière nous parvienne de je ne sais quel service, une fois le dossier égaré puis retrouvé, oublié puis feuilleté par combien de fonctionnaires attentifs? Gageons que la réponse, si elle arrive, risque fort de servir de marque-page improvisé cet été, sur la plage. Au moins ne sera-t-elle pas tout à fait inutile.

lundi 16 novembre 2009

Le corps et la couleur

Sur la gauche de mon écran, il y a tout ce que vous, vous ne voyez pas quand vous venez faire un tour chez moi, tout ce que je cache ou qui se trouve là momentanément, destiné à rapidement être éliminé.

Je viens de l'un de ces sites assez chauds, essentiellement consacré à l'exposition du corps masculin, dans des poses artistiques ou nettement moins. Ce soir, surprise, les photos sont en noir et blanc. Et ça change tout. Le sexe (je n'aime pas le terme de pornographie) disparaît complètement quand la couleur disparaît elle aussi. On n'éprouve aucun autre désir que celui de regarder le cliché, d'en admirer la beauté ou la singularité, mais la libido reste calme.

Si la lumière est adroitement utilisée, cela donne aux lignes du corps une autre épaisseur, comme sculptées dans la pierre, magnifiées dans ses reliefs, et une autre douceur, presque de la fragilité comme si ce corps, sans la lumière, ne pouvait exister. Et c'est un peu le cas. Le visage, lui, y acquiert une sorte de patine, d'aura rayonnante qu'est loin de lui donner la couleur, en général.

L'une de ces photos représente un homme sculptural, le sexe adroitement caché par la main posée là, de trois-quarts, la tête renversée en arrière. Son ventre est plat, creusé des sillons des abdominaux et ses pectoraux, harmonieusement développés, semblent recouverts d'un noir duvet soyeux. La courbe de ses reins est à sangloter de plaisir. Ses bras puissants sont légèrement décollés des flancs et accentuent l'impression d'assouvissement ou d'attente. On ne sait s'il vient d'atteindre l'orgasme et prolonge un instant la jouissance intense ou s'il prie un antique dieu païen à qui il se donne en offrande.

La photo est belle et, bien que récente, intemporelle parce qu'en noir et blanc. Je crois qu'un corps montré en couleur, même s'il est magnifique, est individualisé, que ce corps-là, on sait qu'il est quelque part à se promener, à dormir, à gémir, à mourir, alors que le corps en noir et blanc atteint l'archétype, vidé de toute identification, sans nom, sans réalité, sans histoire: un peu comme l'a montré la statuaire grecque en sculptant des statues de dieux qui, en fait, ne sont que les rêves des hommes, que le rêve de l'Homme.

En remontant à la source

Ce soir, j'avais envie de le relire, pour voir. C'est le premier billet de ce blog, publié le 04 octobre 2007. J'avais envie aussi de le publier une nouvelle fois parce que je l'aime encore. Il avait eu un seul commentaire. Celui de J., bien sûr.


Début(s)

Potomac (le) : fleuve des Etats-Unis, qui passe à Washington et se jette dans la baie de Chesapeake; 460 km.
Définition du Petit larousse illustré de 1992, en couleurs. Définition sèche, technique et sans photo.
Pour moi, Potomac, c'est le premier mot, l'alpha de ce qui n'a pas encore connu son oméga..
Il faut s'imaginer le tout début des années 60, une petite école primaire de campagne, fréquentée par des enfants de mineurs et de paysans (la plupart du temps des deux à la fois: il faut bien nourrir sa famille), où l'instituteur certains soirs, à la fin des cours et si nous avions bien travaillé, nous faisait écouter de la musique classique (je me souviens encore de Granada) ou, mieux, nous lisait de longs passages de La Prairie, de James Fenimore Cooper. Et là, dans la salle chaude qui sentait la sueur, l'encre, le bois et la craie, où peu à peu entrait la lumière du couchant (pourquoi toujours m'imaginer que c'était en hiver?), dans cet endroit confiné, coincé entre des prés trop en pente pour éviter l'effort et des crassiers lourds et noirs, dans ce monde destiné à la vie simple et dure des ouvriers, où rien (ou presque) ne m'y prédisposait, j'ai découvert la beauté des mots.
Et le premier fut Potomac. Pourquoi? Je n'en sais rien. Dès que je l'ai entendu, je me suis mis à rêver d'immensités d'herbes hautes violentées par le vent, de fleuves impétueux et écumants, ou vastes et létargiques, de maisons au loin, isolées au sommet d'une colline où la lampe s'allumait, recréant la même intimité que je vivais à cet instant dans la salle de classe. Mes camarades étaient-ils eux aussi perdus dans cette immensité? Y en avait-il un seul dont j'aurais pu saisir la main pour qu'il me guide dans cet univers inconnu mais dont j'apercevais tout à coup la richesse, de la graphie comme des sons. Un seul pour me dire, de la bouche ou du regard:"je te comprends, je suis avec toi, je suis ton frère des mots."? Je ne sais pas. Dans cet univers, seul, je m'y suis enfoncé, j'y ai nagé, j'y ai dormi, gémi, joui, souffert et souri. Le livre est resté mon compagnon de lit le plus fidèle, celui que l'on ne peut s'empêcher de caresser un peu juste avant de s'endormir, même si la journée fut rude. Et le mot est pour moi musique avant que sens, mélodie et non message ( ce qui agace souvent mes amis, obligés de répéter). Et le son ouvre à chaque fois la porte donnant sur ces grands espaces qui m'ont, en un instant et à tout jamais, enivré, lorsque j'ai entendu POTOMAC,un soir d'hiver, dans la bouche de mon maître d'école..
Aujourd'hui, presque cinquante ans après, le pouvoir d'évocation de ce mot est, pour moi, toujours le même. Je n'ai jamais vu le Potomac, et je ne le verrai jamais, car le vrai ne m'intéresse que peu, et le mien est trop profond en moi. Il me suffit de savoir qu'il est là et que je peux, à tout instant, le convoquer: il a toujours répondu. Aussi, lorsque j'ai décidé d'ouvrir ce blog, n'ai-je pas eu à chercher longtemps son titre. Potomac s'est imposé comme une évidence, comme le baptême à la source de tous les mots futurs. Car mots futurs il y aura, j'espère.

dimanche 15 novembre 2009

Momentini

- Voilà qui m'apprendra à vouloir faire le malin et à parler de choses que je ne connais pas. Olivier a raison dans son commentaire: c'est bien l'Égypte qui a battu l'Algérie par deux à zéro. Ce n'est pas du tout ce que j'ai dit. Je suis effectivement allé chercher dans Google mais n'ai pas vérifié la date du match dont j'annonçais le score final. Qui peut imaginer qu'il y ait autant d'occasions de rencontres footballistiques entre ces deux pays? Pas moi, en tout cas. Toutes mes excuses donc! Et je comprends par la même occasion pourquoi, ensuite, les rues de Lyon étaient aussi calmes (sauf, paraît-il, quelques échauffourées à Bellecour).

- Ce soir, en rentrant, je fais remarquer à un jeune homme qu'il vient de se garer sur une place réservée aux handicapés. Je m'attends à ce qu'il m'envoie paître joliment. Pas du tout. Il n'a pas vu la signalisation au sol , recouverte de feuilles mortes, et le panneau accroché au poteau est effectivement bien haut. Je lui indique une place libre un peu plus loin et il s'exécute immédiatement. Belle réaction, jeune homme!

- Alors que nous effectuions une petite promenade, ma sœur, ma mère en fauteuil roulant et moi, une voiture ralentit à notre hauteur. Au volant une femme, d'une cinquantaine d'années et, derrière, sur le siège, un vieux chien qui m'a paru être un épagneul. Elle nous adresse un grand sourire et, après avoir montré le fauteuil et ma mère, se frappe la poitrine un peu comme autrefois à la messe lorsque l'on disait son "mea culpa". Une façon sans doute de nous montrer sa sympathie et de partager notre épreuve. Bien, bien. Sauf que ce genre de manifestation émotionnelle m'exaspère. Je lui ai rendu tout de même son sourire mais j'ai du mal à supporter les marques d'attention, sympathie ou curiosité, envers les handicapés. A tout prendre, je préfère une certaine indifférence, qui les rejette moins dans un autre monde que celui des bien portants. Priez, madame, pour eux, si vous le désirez, mais pas de gestes ostentatoires!

- A la réunion de mardi dernier, j'ai rencontré, entre autres parents d'élèves, ceux d'un enfant dont le patronyme est le même que celui de ma grand-mère paternelle. J'y ai fait allusion rapidement, pensant ne pas m'y arrêter. Or, après quelques minutes d'échange, nous en avons conclu que cet enfant est l'arrière-petit-fils du cousin germain de ma grand-mère. Vous allez me dire que ça vous fait une belle jambe! A moi aussi, bien sûr, mais tout de même!

- Vendredi soir, j'ai invité à dîner quatre collègues et ami(e)s. Repas entièrement fait de mes blanches mimines. Ils ont presque tout mangé et ont trouvé ça super bon. Bon d'accord, je n'ai pas révolutionné la gastronomie française avec mon gratin dauphinois et mon filet mignon à la crème et au curry, mais je suis pourtant très fier de moi. Avant, je savais à peine faire cuire un steak! Juste une chose: si vous percevez, à me lire, que mes chevilles commencent à un peu trop enfler, je vous en prie, prévenez-moi!

- Hier soir, chez Jean-Claude, mon menu préféré: poireaux vinaigrette, endives braisées et cervelle de veau! Dessert: pommes au four. Juste une autre chose: me faire penser à moins manger, de temps en temps.

- Une pensée profonde, pour terminer. Elle nous vient d'Épicure, via un sachet de papillotes: Hâtons-nous de succomber à la tentation avant qu'elle ne s'éloigne. Je suis assez d'accord (même si, du même coup, je me retrouve en contradiction avec ce que je viens d'écrire. A moins que la tentation ne soit pas que culinaire)!

Dodo

Jardin d'hiver. Autrement dit le petit coin devant la deuxième porte de mon appartement. Il y a aussi des plantes tout le long de l'escalier qui arrive à mon étage et en part. Pour la première fois, le bougainvillée a encore quelques fleurs! Mi novembre! Mais tout s'apprête, après la taille sévère, à se reposer jusqu'au prochain soleil de printemps.

samedi 14 novembre 2009

Photographier

Je suis de plus en plus passionné par la photographie. Mon "compte pro" chez Flickr vient justement de se terminer et il faut que je pense à me réabonner pour deux ans. J'ai toujours sur moi mon Lumix, à la main ou dans la poche, où que j'aille, y compris pour faire trois cents mètres ou acheter du pain. C'est souvent dans les moments où l'on s'y attend le moins que la scène à ne pas manquer se produit, au coin de la rue, dans un magasin, n'importe où.

Ce soir, dans le quartier de la Guillotière, c'était une symphonie de klaxons, des youyous et des envolées de drapeaux algériens: le match de football entre l'Algérie et l'Égypte allait bientôt commencer. Cela donnait au quartier une ambiance encore plus bon enfant que d'habitude et tout le monde, ou presque, avait le sourire. Aux dernières nouvelles (je viens de vérifier chez Google), c'est l'Algérie qui l'a emporté par trois buts à un. Mais je n'ai pas entendu les défilés de voitures après la victoire: j'étais invité à dîner chez Jean-Claude.

Après la place du Pont (nom couramment donné par les lyonnais à la place Gabriel Péri), j'ai traversé le Rhône pour quelques instants dans la presqu'île. Et c'est là, en continuant à photographier à droite à gauche que je me suis rendu compte de quelque chose: j'ai l'impression qu'actuellement la photographie a très bonne presse dans la société. Est-ce l'apparition du numérique et, de fait, la plus grande facilité à se laisser aller au mitraillage qui a fait évoluer les mentalités? Avant, il fallait développer les clichés, et cela devenait finalement assez cher, sans que l'on soit certain d'avoir des résultats concluants. Aujourd'hui, on essaie, et si cela ne convient pas, hop, on efface. Ainsi voit-on de plus en plus de photographes amateurs dans les rues de Lyon qui, il faut bien le dire aussi, depuis quelques années, est devenue une grande ville touristique (il suffit d'ouvrir grand ses oreilles pour s'en rendre compte).

Ce qui a également beaucoup changé, c'est la réaction des gens face à l'appareil. Il y a quelques années, et même encore quelquefois aujourd'hui, les gens n'appréciaient pas qu'on les photographie. Sans aller jusqu'à la croyance de certains peuples qui considèrent que figer l'image de quelqu'un, c'est lui voler une part de son âme, on avait tendance à éviter d'être dans la ligne du viseur ou à refuser énergiquement d'être pris en photo. Maintenant, certains le demandent même: ainsi ce vendeur de pains pendant la période du ramadan qui a voulu poser après que je lui ai demandé de photographier sa marchandise.

Bien sûr, quand on prend une photo dans la rue, on tâche de rester le plus discret possible, de ne pas se faire remarquer pour ne pas gêner les gens et aussi par curiosité peut-être un peu malsaine de les prendre sur le vif, dans leur quotidien au naturel. Mais il arrive que l'on soit surpris en pleine action. Pour l'instant, la réaction la plus négative que j'ai constatée est une indifférence absolue à ce qui arrive. La plupart du temps, les gens sourient. Société marqué par le spectacle facile et omniprésent? Ou petit bonheur d'avoir été remarqué alors que l'on ne fait rien pour? Je n'en sais rien. Ce que je vois, ce sont des gens qui vivent maintenant en parfaite harmonie (ou indifférence) avec l'image, qui arrêtent leurs pas un instant pour vous laisser finir les réglages et appuyer sur le bouton, qui font des détours pour ne pas s'interposer entre le sujet photographié et vous. Ce sont des gens qui deviennent même vos complices lorsqu'ils vous voient dérober furtivement une vue et s'arrangent pour vous masquer à la "proie" convoitée.

Je sais que cela peut paraître étrange de voler ainsi un instantané de la vie de quelqu'un, que certains le considèrent comme une intrusion dans la vie privée, comme une agression quasi physique de la personne. Moi, j'y vois au contraire une grande marque d'amour pour l'humanité, la preuve d'une fascination pour son semblable et en même temps autre, le désir de retenir des instants de beauté fugitifs des êtres ou du monde, la commémoration par la création d'une Création première, ou souvent aussi la volonté de choquer pour faire réagir, comme pour cette photo prise cet après-midi aux abords de la place Bellecour.

La dernière chose que je veux dire, mais est-ce bien nécessaire, c'est le plaisir intense que j'y éprouve, plaisir davantage axé sur la prise de la photo que sur sa contemplation ensuite, encore moins sur sa modification (je ne retravaille jamais aucune photo)! Je souhaite cependant, dans un ordre d'idées assez proche, que jamais, au grand jamais, les gens ne s'habituent à être de plus en plus souvent filmés dans les rues des villes par des caméras omniprésentes qui sont, paraît-il, destinées à leur garantir un plus grande sécurité. Mais je redoute que l'homme, par paresse, ne s'habitue à tout!

jeudi 12 novembre 2009

Requiem

Bien belle soirée à Saint-Bonaventure où je suis allé écouter, en compagnie de Jean-Claude et Frédéric, le Requiem de Mozart donné par Le Divin Concert sous la direction de Stefan Britvik avec l'orchestre et les chœurs de La Symphonie Mozart de Prague.

Une église bien pleine et un concert qui commence à l'heure: voilà un bon début malgré le temps humide et un ciel qui menace toujours de nous tomber sur la tête. Je n'ai que peu écouter les pièces précédant le Requiem (Te Deum KV 141, Adagio et Fugue KV 546), à l'exception de l'Ave Verum bien sûr, mais qui peut ne pas écouter l'Ave Verum de Mozart?

Bien en voix, le chœur s'est alors lancé dans l'Introït. Parfait! Chacun des solistes était également en harmonie avec ce que j'en espérais, en particulier le baryton Bernard Imbert à la voix particulièrement chaude et profonde. L'orchestre lui aussi était à la même hauteur. Rien à reprocher donc à cette prestation dont j'attendais beaucoup. Il y a en effet très longtemps que je n'avais pas entendu cette œuvre majeure de Mozart. Je n'écoute plus beaucoup ce compositeur qui a fini me lasser à force de ne pas me surprendre, mais le Requiem garde en moi une place à part. Peut-être parce que j'y sens vibrer et souffrir réellement un homme qui, souvent, m'ennuie par ses pirouettes et ses ronds-de-jambes musicaux.

Le Requiem, c'est autre chose, et je ne sais si le fait qu'il soit mort en le composant y est pour quelque chose. Bien plutôt les souvenirs qui sont liés à cette messe. Un en particulier, dans une église lyonnaise, Saint-Pothin, il y a fort longtemps, dans la nuit de mes trois jours que l'armée m'avait permis de passer chez moi. Ce soir-là, l'église était réservée aux abonnés. Les responsables ne voulaient faire entrer personne d'autre, même en payant sa place, et nous, de l'extérieur, nous le voyions bien: la moitié des sièges au moins était vide.

Alors, nous avons rouspété , de plus en plus fort, de plus en plus nombreux jusqu'à finalement obtenir gain de cause et assister au concert gratuitement. Je me souviens du père d'un de mes amis, baron de son état (eh oui, j'ai parfois de ces fréquentations!), qui rouspétait tout aussi fort que nous, sinon plus et qu'un homme de la foule le reconnaissant avait hélé ainsi: "Alors, Baron, on monte aux barricades!". Je craindrais aujourd'hui que la même attitude n'ait pas les mêmes conclusions et que tout cela se termine par une charge musclée de petits gars bien de chez nous que la matraque transforme en hommes, en vrais!

Oui, ce soir, j'ai été heureux, parfois ému par cette musique que je connais par cœur et que j'avais, à certains moments, l'impression de redécouvrir. Un bien beau cadeau d'anniversaire que Frédéric m'a fait là.

mercredi 11 novembre 2009

Momentini

- Hier soir, pas de billet: grosse fatigue après le sablier-parents 6° (une vingtaine de parents vus en fin d'après-midi), plus deux rendez-vous un peu plus longs dans la journée, plus deux réunions avec collègues, plus mes cours ordinaires, évidemment. Jusqu'en début d'après-midi aujourd'hui, j'ai pratiquement passé tout mon temps à dormir. Avec plaisir. Et je crois que je recommencerais volontiers maintenant.

- Frédéric, jouant sur les mots, me dit: "Lara Fabian est la fille de Catherine Lara et de Françoise Fabian". Moi, un peu ensommeillé: " Je ne savais pas que Françoise Fabian était lesbienne", avant de comprendre. Je n'ai pas fini d'en entendre parler. Mais après tout, ce sera peut-être un jour une affaire banale, un enfant de couple homosexuel. Comme le cancer dans la réclame: "Ah! Il a un cancer. Bon, dans deux jours, il est d'aplomb!". On peut toujours rêver, ou se battre, selon son tempérament.

- Achat de deux pantalons cet après-midi, au centre commercial de la Part-Dieu. Tous les magasins étaient ouverts. Beaucoup de monde. Quand j'ai senti monter en moi mes envies habituelles de foncer dans le tas, j'ai revu Marie, l'autre jour, au bord de la route. Alors, j'ai attendu, chaque fois, de pouvoir passer, sans maudire ceux qui traînaient devant moi. Je déteste acheter des vêtements, encore plus dans ces circonstances. Mais le manque de sport depuis juin m'oblige à racheter un peu plus large. Une consolation: les gens dans les cabines d'essayage ne sentaient pas mauvais aujourd'hui.

- Depuis quelques jours, on me dit des choses sur moi, sur mes barrières, sur mes peurs, qui ne sont pas fausses. Elles sont donc si visibles en ce moment? J'en reconnais volontiers une: je n'ai pas, seul, le ressort pour réagir et entreprendre des travaux dans mon appartement, comme il le faudrait. Avant, tout se faisait à deux. Je n'ai pas encore tout réglé de ce côté-là.

- En passant à la Fnac et chez Decitre, encore une fois sans rien acheter, j'ai vu que le roman de Wallace Stegner, La bonne grosse Montagne en sucre, était sorti en collection de poche. J'envie ceux qui ne l'ont pas encore lu.

lundi 9 novembre 2009

Invités de marks

Oui, je sais: vingt ans, ça se fête. C'est le plus bel âge, paraît-il! Personnellement en accord avec Paul Nizan, j'en doute fortement. Non seulement pour un individu - j'ai eu la chance de rencontrer Pierre à ce moment-là mais je me souviens trop bien de mes doutes, de mon mal être, de tous les complexes et fatuités imbéciles que je me trimballais - mais, de la même façon, pour une ville, un pays, une nation.

Le 9 novembre 1989, j'ai pleuré de joie. A trente-sept ans, je voyais enfin tomber cette balafre honteuse au milieu de l'Europe. Je me suis soudain senti libre et propre, comme si un vent frais et nouveau venait de me laver des décennies passées, de leur cortège de révoltes matées violemment, de leur mensonge organisé et des tensions incessantes entre les deux blocs. Je n'ai pas attendu pour me rendre à l'est, Tchécoslovaquie et Hongrie. A Prague, les gens dansaient dans la rue, ils n'avaient rien mais je n'ai jamais vu personne d'aussi heureux. Deux ans plus tard, les visages s'étaient déjà fermés en même temps que les prix s'étaient envolés.

Ces derniers jours, à Berlin, il y a eu des manifestations en faveur du retour du communisme. Aurait-on pu imaginer pareil revirement il y a vingt ans? Je savais déjà que tout n'était pas aussi rose dans cette réunification de l'Allemagne que j'avais appelée de tous mes vœux, je pensais pourtant que, les années passant, les différences s'estomperaient en même temps que les nostalgies (d'un bord comme de l'autre).

Toutes les radios de Radio-France sont aujourd'hui à Berlin pour fêter l'événement sur les lieux même de la chute du mur. On est vite saturé de ce déferlement d'interviews, de reportages et de commémorations. Et si l'on peut être agacé par un tel battage, inapproprié à mon goût, (je ne me souviens pas de tant d'agitation pour les dix ans, en 1999, mais il est vrai qu'alors, un autre événement médiatique approchait, qui rejetait dans l'ombre tout le reste: le tournant de l'an 2000), on apprend aussi des choses terrifiantes. Par exemple, si j'ai bien compris, que les fortunes nationales sont tenues à 95% par des allemands de l'ouest et à 5% par des allemands de l'est.

Heureuse réunification qui a permis à quelques-uns d'arrondir considérablement leur portefeuille pendant que d'autres, en proie aux pires difficultés quotidiennes, voyaient s'effriter peu à peu puis s'effondrer totalement le rêve auquel ils avaient eu, comme moi, la naïveté de croire. L'Europe telle que je l'imaginais possible en ce mois de novembre d'il y a vingt ans n'existe pas: les idéaux, les utopies ont laissé la place aux placements lucratifs et au déploiement de toutes les mafias. Aujourd'hui, je ne regarderai pas la télévision, encore moins que d'habitude: je ne veux pas voir ces lieux de Berlin qui m'ont tant fait frémir, d'impatience autant que de joie, se transformer pour un soir en Disneyland grand-guignolesque pour le seul bonheur des nombreuses têtes dirigeantes (à défaut d'être couronnées) présentes ce soir au dépeçage d'une idée merveilleuse.

Si le violoncelle d'un Rostropovitch assis sur sa chaise devant le mur jouait ce soir, ou à la date anniversaire du 11 novembre, gageons que le son de cet instrument me paraîtrait bien triste. Mais sans doute toutes les Suites ne sont-elles pas aussi réussies que celles de Bach!

dimanche 8 novembre 2009

Des ruines au soleil

J'ai devant les yeux une carte postale que m'ont envoyée une collègue et son mari il y a quelques jours, pendant les vacances de Toussaint. Objet presque anachronique aujourd'hui tant les communications virtuelles se sont développées au déprofit de l'écrit et du papier. Pourtant quel plaisir d'ouvrir sa boîte aux lettres et d'y trouver ce petit rectangle de carton, illustré d'un côté et rempli de pattes de mouches de l'autre! Pas d'enveloppe, c'est celles que je préfère parce que l'on n'a pas à attendre de rentrer chez soi pour voir, pour lire, pour savoir.

Celle-ci vient de Jordanie, de Jérash précisément. Elle représente le forum de cette ville romaine dont je n'avais jamais entendu parler jusqu'à la semaine dernière. Tout le monde connait Petra, bien sûr, son défilé d'un autre monde et ses temples troglodytes, ou le désert des Nabatéens où David Lean tourna Laurence d'Arabie. Mais qui a entendu parlé de Jérash? Et pourtant, c'est sans doute une merveille si l'on en croit la photographie de la carte (et cette impression m'a été confirmée par Hélène, ma collègue, au téléphone).

Le premier plan est chaotique, mélange de troncs de colonnes renversées et de substructures de bâtiments, des temples apparemment. Devant ces ruines inondées de soleil, un immense espace vide de sable ou de terre jaune dont le centre est occupée par une seule colonne surmontée d'un animal ailé qui, de loin, ne peut être identifié: cheval, lion, griffon? Cet espace aride est ceint sur deux côtés par une colonnade elliptique qui s'entrouvre au fond sur une allée rectiligne bordée des mêmes colonnes. Une très grande simplicité et une grâce infinie. Les chapiteaux semblent ioniques. L'ensemble rappelle Saint-Pierre, à Rome, et la colonne du Bernin, mais tellement plus simple, tellement plus dépouillé. Je pense à regardant cette vue à deux mains qui se tendent et vont se rejoindre pour un geste de prière.

Bien sûr, il ne s'agit pas de cela, je ne suis pas en train de faire de la récupération à bon compte. Et pourtant combien de fois, devant des monuments païens, même civils, ai-je ressenti la présence de cette spiritualité diffuse, de cette paix semblant émaner du site visité. En fait, je pense maintenant que ce n'est pas le vestige en lui-même qui provoque un moment de méditation: les bâtisseurs antiques, sans doute, n'en avaient cure, ils construisaient pour la beauté sas doute mais pour la beauté quotidienne, celle qui les accompagnait chaque matin au même titre que les femmes faciles et le vin nouveau.

Ce qui se fraie un chemin en nous au-delà de la pure appréciation esthétique ou technique, ce sont les pierres elles-mêmes qui lui donne naissance, ces pierres aujourd'hui lisses et beiges, sans autre ornement parfois qu'une trace presque invisible de peinture antique (et les aurions-nous aimés, tous ces monuments, si, avec notre âme moderne, nous les avions connus au temps de leur splendeur, couverts de marbre et de couleurs éclatantes et contrastées?). Je me souviens d'une lointaine lecture conseillée par Pierre au moment de notre visite de l'abbaye du Thoronet, dans l'arrière-pays varois. Il avait été séduit, et me le recommandait, par le livre de Fernand Pouillon: Les Pierres sauvages, roman retraçant, par le biais du journal du maître d'œuvre, la vie des moines bâtisseurs au XII° siècle, au moment de l'édification de cette abbaye cistercienne.

Je pense toujours à cet ouvrage quand je découvre un nouveau site de ruines. Je crois que les pierres ont leur langage, qu'elles conservent bien après que l'utilité du bâtiment qu'elles composent a disparu, même lorsque plus personne ne sait quelle avait pu être leur raison de s'assembler. Les pierres continuent à irradier leur chant, comme un cantique de gloire, à la création, à la beauté, à l'humanité, chacun choisissant selon ses croyances personnelles et ce qu'il veut y voir ou y entendre. J'avais ressenti la même sensation au Liban, en découvrant le site de Tyr maritime, face à cette mer Méditerranée que les Romains n'avaient pas tort d'appeler "MARE NOSTRUM".

PS: Ce livre de Pouillon me rappelle aussi Amédé, immanquablement. J'avais émis l'idée de le lui offrir lors de notre visite de l'abbaye de Silvacane, mais je m'étais sans doute senti trop pauvre ce jour-là et en avais reporté l'achat. La mort d'Amédé m'a empêché à tout jamais de concrétiser ce projet. Silvacane est aussi pour moi liée, tout aussi irrévocablement, à Danielle que je connaissais à peine à l'époque mais dont l'humanité m'éclairait déjà. Elle n'a cessé de le faire depuis.
Mon Dieu, que de souvenirs lorsqu'on commence à tirer un fil....

samedi 7 novembre 2009

Baisser les bras

Étrange, cette posture physique qu'adoptent les petits garçons et les vieillards mâles, eux et eux seuls. Jamais je n'ai vu une femme ou un homme dans sa pleine maturité avoir la même.

Ce matin, un vieil homme qui marchait lentement devant moi, profitant d'un rare rayon de soleil pour effectuer sa promenade quotidienne, avait ainsi positionné ses bras: derrière son dos, il avait tendu le gauche vers le bas, le droit replié et enserrant l'autre un peu en dessous du coude. Il marchait lentement, curieux du beau temps et des gens qui passaient, attentif avant tout à ne pas gêner quiconque. J'ai ralenti le pas un instant pour ne pas le doubler et l'observer un moment.

Cette attitude m'est alors apparue comme tellement familière que je me suis senti ému (il faut dire qu'aujourd'hui, un rien suffisait à m'émouvoir). Cet homme, la société actuelle le juge sans doute totalement inutile: il a donné ce qu'il pouvait, on l'a pressé jusqu'à la dernière goutte, peut-être a-t-il aimé son travail, peut-être pas, il vit modestement de sa petite retraite et se sent sans doute lui-même inutile. Son maintien comme je l'ai décrit me le rendait encore plus vulnérable, comme s'il s'excusait d'être encore là, comme si cette façon de mettre les bras dans le dos servait à cacher des mains stériles maintenant.

Les petits garçons ont souvent cette même attitude, lorsqu'ils écoutent attentivement quelqu'un qui les fascine , qui leur raconte une belle histoire (et leur visage rayonne de sérieux et de concentration), ou bien lorsqu'ils sont un peu penauds devant les reproches que leur fait un adulte (visage baissé, fixant les pieds). Là encore, attitude d'excuse et même de soumission. Les chiens ont bien la leur, pourquoi pas les hommes?

Le geste est plus rare chez la petite fille, soit parce qu'elle est pétillante de vitalité, soit parce que sa timidité se manifestera plutôt par le jeu des mains s'entortillant dans les cheveux, soit parce que, déjà, elle testera ses capacités de séduction par des mimiques déjà étudiées qui mettent en scène l'ensemble du corps.

Quant à la femme adulte, je n'en ai personnellement jamais vu aucune prendre cette pose-là. Ancestral héritage d'une constante activité au service de l'homme, activité qui lui demande ses deux mains en avant? Habitude de rendre chaque seconde féconde par tel ou tel geste toujours utile? J'ai l'impression, mais je n'engage que moi, que la femme ne connaît pas ces moments d'abandon, en négatif comme en positif, qu'elle rebondit mieux face à l'adversité ou à l'inattendu, qu'elle baisse moins facilement les bras.

Moi, c'est justement la fragilité de l'homme qui m'émeut.

vendredi 6 novembre 2009

Accident

Ce matin, j'ai renversé un enfant. Sur le chemin de l'école. Une de mes élèves. Il faut que j'en parle. De la façon la plus neutre possible, la plus distanciée, pour moi. Il était à peine 7h45. J'ai vu une jeune fille arrêtée sur le trottoir, au bord du passage pour piétons. J'ai ralenti et comme elle regardait de l'autre côté, vers le haut de la rue, je n'ai pas deviné qu'elle allait s'engager et j'ai réaccélérer. C'est le moment qu'elle a choisi pour quitter le trottoir. Je n'ai pratiquement rien vu. Ressenti le choc côté passager et c'est tout. En regardant par le rétroviseur intérieur, j'ai vu une boule de vêtements noirs recroquevillée sur le sol. Et la machine s'est mise en route.

D'abord le refus de l'absurde. Deux secondes auparavant, tout allait bien: j'allais arriver à l'heure, comme d'habitude, malgré les travaux qui nous obligent, nous les enseignants habitant dans la plaine, à faire un grand détour pour pénétrer dans le parc. J'avais écouté les infos de 7h30 et je me souviens même que c'était Charles Aznavour qui chantait à la radio. Refuser le pire, vouloir que ça n'ait pas eu lieu, hurler presque de rage de ne pouvoir reculer la trotteuse. Tout cela dure à peine un quart de seconde.

Ensuite, on descend de voiture et l'on se précipite. Une femme qui me suivait est déjà là: elle se met à m'insulter. S'il y avait eu des pierres, elle m'aurait lynché. Elle connaît la famille, moi je reconnais une de mes élèves de quatrième, une bonne élève de latin, gentille et souriante. Je lui parle. Elle a mal au bras. Elle a aussi une bosse qui bleuit au-dessus du sourcil gauche. Mais elle parle, elle est vivante. Quelqu'un prévient les pompiers et la police pendant que nous maintenons l'enfant pour qu'elle bouge le moins possible.

La femme n'est toujours pas calmée. Lorsqu'elle laisse un message sur le portable de la mère, je lui dis de la ménager, de ne pas être trop brutale dans son annonce: " Madame X ? C'est madame Y ! Votre fille vient d'avoir un accident. Il faut venir tout de suite!" Puis elle se retourne contre moi et recommence à hurler: "Comment pouvez-vous savoir que ce n'est pas grave ? Vous n'êtes pas médecin. Pas grave! Ah! Vous êtes bien un prof!". Quel rapport y a-t-il? Une autre automobiliste s'arrête: c'est une infirmière, calme, professionnelle. Elle prend le pouls de Marie, longuement. Un peu irrégulier au départ, il s'égalise peu à peu mais reste rapide. Je récupère dans mon coffre une couverture pour couvrir l'adolescente qui a froid maintenant et tremble, autant à cause de la température que de sa réaction nerveuse.

La mère arrive, finalement prévenue de façon plus douce par un voisin. Je la reconnais, je l'ai vue plusieurs fois dans les réunions de parents. Les pompiers et la police sont là. Je présente mes papiers et souffle dans l'alcootest: zéro. Les pompiers installent Marie sur une civière et la transportent bientôt dans l'ambulance. Un des policiers qui a interrogé la femme énervée me confie qu'il la trouve très désagréable et hautaine. Il essaie au contraire de me rassurer, de remettre les choses en ordre. Je commence à ne plus être très bien. Je n'ai plus rien à faire par moi-même. La femme s'est calmée et reconnaît d'elle-même que je n'allais pas vite.

Marie le confirme en disant qu'elle m'avait vu ralentir (d'où sans doute l'origine de la confusion). Je l'ai rejointe dans l'ambulance et lui caresse la joue. Elle me demande de prévenir ses amies, Alexandra surtout, que je n'arriverai pas à trouver de la journée. La mère de Marie m'emprunte mon portable pour décommander un rendez-vous. Elle est infirmière elle aussi. J'apprends que la première infirmière à s'être arrêtée est aussi la mère d'un élève de sixième. Nous avons eu les enfants de la folle hurleuse jusqu'à l'an dernier. Une collègue, qui emprunte le même trajet que moi me propose de prévenir le collège. Elle me dira plus tard dans la journée qu'elle avait failli rester avec moi pour ne pas me laisser seule avec l'autre, tellement elle était hystérique. Il y avait aussi deux hommes que je retrouverai plus tard dans la cour du collège: deux ouvriers qui effectuent les travaux en cours. Je ne les avais pas reconnus. Nous étions quasiment en famille.

Le reste de la journée, j'ai été très mal. J'ai téléphoné à la mère qui m'a appris que sa fille s'en tirerait probablement avec quelques fractures. Une femme d'une grande humanité. Sans doute a-t-elle deviné le désarroi dans lequel je me trouvais car elle m'a dit vouloir me rencontrer, pour que nous parlions ensemble. Malgré cela, j'avais l'impression d'être immensément lourd, de dormir debout et d'avoir une quantité impressionnante d'air coincée dans la cage thoracique. Mes collègues? Top, comme d'habitude: on en parle sans trop insister, on montre que l'on est là s'il le faut.

En rentrant, je suis allé à la pharmacie acheter un décontractant léger. Je me suis endormi sur mon bureau, une demi-heure environ. Lorsque je me suis réveillé, l'étau s'était un peu desserré. J'ai retéléphoné mais n'ai eu personne pour me répondre. Ce soir, je reprendrai un ou deux de ces cachets.

Je roulais à trente ou quarante à l'heure, pas plus. Avant, je n'aurais pas imaginé qu'à cette vitesse-là, le choc puisse être aussi violent. Je le sais maintenant. Quand cela arrive, c'est en un instant le monde qui bascule. La peur est terrible, indicible. Comment peut-on vivre après avoir tué quelqu'un ? Comment aurais-je pu si Marie n'était plus maintenant. Il s'en est fallu de quelques centimètres, sans doute. Sa vie s'arrêtait et la mienne était foutue. Je revois encore, dans mon rétroviseur, cette boule de vêtements noirs contre la bordure du trottoir. Petite boule toute chiffonnée, si fragile.

Et le visage de Marie, grimaçante de douleur, pleurant comme une enfant qu'elle est, ne comprenant sans doute pas encore à côté de quoi elle est passée. Et les ciseaux du pompier qui dut sacrifier sa belle écharpe blanche moirée comme les aiment les ados pour lui dégager le cou et passer la minerve. Et tous ces gens qui s'arrêtent, qui proposent leurs services, même cette femme qui hurlait et m'insultait parce qu'elle aussi avait eu très peur. Et tous ces enfants en classe, dans la cour du collège à la récréation, que j'ai regardés différemment aujourd'hui, non plus comme un enseignant, comme un formateur, un éveilleur, mais comme un assassin en puissance. Comme ils m'ont paru fragiles, ces gueulards, ces minettes, ces bouts-de-chou au cartable trop lourd. Comme je me suis senti monstrueux face à leurs regards ignorants du poids que je me trimballais aujourd'hui.

Il a fallu faire des cours, des réunions, je les ai faits. Calmement à l'extérieur, sens dessus dessous à l'intérieur. Je pensais sans cesse à cette fille tranquille qui devait souffrir, qui allait souffrir, qui, partie à l'école avec des projets de son âge en tête, s'est retrouvée dans un camion de pompiers puis dans un hôpital, ballottée entre des mains qu'elle ne connaissait pas. Tout ça parce que son professeur de latin n'a pas compris qu'elle allait traverser. Je m'en veux tant!

jeudi 5 novembre 2009

4444

C'est le nombre de photos que j'ai, en un an environ, postées sur Flickr. Pas de quoi en faire un article ni lancer des alléluia enthousiastes. Simplement, c'est le genre de détails que je ne regarde jamais, et le jour où je le fais, je tombe sur ce nombre: 4444.

En probabilités, combien y avait-il de chances que ça arrive?



Juste comme ça, pour le plaisir (peut-être le mien seulement?), je mets ici, les deux dernières, l'une en noir et blanc, l'autre en couleurs.

Puis-je parler à Madame Calyste ? (ou: Tapez sur la touche étoile et vous aurez la lune!)

Peu de temps pour écrire ce soir, avec un paquet de copies (des rédactions!) oublié pendant les vacances.

Une chose pourtant: l'exaspération croissante que j'éprouve à être maintenant constamment dérangé par des relances téléphoniques. Banques, sociétés de placement divers, cuisines, magazines auxquels j'étais anciennement abonnés, sondages en tous genres. Je sature. D'autant que ces drôles et drôlesses choisissent toujours pour ce faire un moment qui me dérange particulièrement, la sieste par exemple. Je me demande si, quand je ne suis pas là, le téléphone sonne aussi souvent au moment du repas de midi. J'ai parfois des traces de ces appels sur mon répondeur quand je rentre le soir, où l'on me promet la lune si je tape sur la touche étoile.

J'ai un petit faible pour ceux qui me demandent en préambule si je suis Monsieur Calyste et qui ne se présentent pas eux-mêmes, si ce n'est par ce genre de mots: "Je suis la société Machin" (nom de la société en général inaudible), ou pour ceux, les malheureux, qui veulent à tout prix parler à Madame Calyste! Certains, de plus en plus rares, demandent même à s'adresser à Pierre (jusqu'à sa mort, la ligne a été à son nom)!

Bref! j'en arrive à un tel état de ras-le-bol que je ne parviens plus, comme je m'en étais fait une règle face aux pauvres exploités qui lancent ces appels, à rester poli avec eux. Hier, je me suis énervé contre une interlocutrice appelant pour les Petits Frères des Pauvres qui a eu le malheur d'insister un peu. Elle ne savait pas qu'elle devait être la douzième de la journée! L'autre jour, c'est l'Ordre de Malte qui, parce que j'avais dit ne pas avoir le temps à ce moment-là, m'a relancé le lendemain. Je vais finir par ne plus faire de dons aux associations qui utilisent de tels moyens pour quémander auprès d'anciens donateurs. Ou alors m'inscrire sur la liste rouge. Mais je devrais changer de numéro, et ça, ça m'embêterait vraiment: il doit y avoir plus de trente ans que j'ai le même! Et je suis très conservateur!

mercredi 4 novembre 2009

Pensée


De qui vous savez, toujours:

Pour rencontrer l'autre, il faut assumer une certaine solitude qui est la prise de conscience de son moi. Personne ne peut le faire à notre place.

(Abbé Pierre)

Momentini

Trois retrouvailles cette semaine. Des hommes dont j'ai déjà parlé ici.

- Renaud, le caissier du samedi chez Casino, étudiant en Histoire/Géographie. Retrouvé devant chez moi alors que je partais chez le kiné. Toujours aussi mince et pâle. Le baladeur sur les oreilles. C'est lui qui m'a vu le premier. Il est bien exilé à Paris, près de Belleville, partage une chambre avec une fille et l'appartement avec trois autres gars plus quelques cafards. Nous avons été presque gênés de nous retrouver par hasard. Nous étions pressés l'un et l'autre. Nous n'avions pas grand chose à nous dire. Fin d'un chapitre.

- Brice, mon ancien élève, revu il y a un an dans la clinique de ma mère quand il y faisait un stage. Il est maintenant infirmier, il a réussi son concours. Je suis heureux pour lui, d'autant que la réussite donne à ce garçon que j'ai toujours connu stressé et doutant de lui (il en bégayait souvent) la juste dose d'assurance qui lui manquait. Chose admirable: il sait maintenant sourire sans crispation d'une moitié du visage. Et l'on découvre ainsi qu'il est beau quand il sourit.

- Nicolas, mon ancien collègue de français, revu lundi soir pour un resto en commun, qu'il m'a d'ailleurs offert en prévision de mon proche futur anniversaire. Soiré mal commencée dans le bruit excessif du Rouge Tendance du Bachut, bondé ce soir-là, et terminée fort tard chez moi à explorer nos ressemblances et nos différences. Je lui ai redit ma gratitude devant la confiance qu'il m'accorde en me parlant de lui comme il le fait. J'apprécie toujours autant ces soirées qui consolident notre amitié. La prochaine est prévue aux vacances de Noël.

mardi 3 novembre 2009

Rituel

J'ai rentré les plantes aujourd'hui. Mes balcons sont vides, à l'exception des peu frileuses qui passeront l'hiver dehors. Un chrysanthème de l'an dernier est en train de fleurir, petits boutons jaunes qui justifient à eux seuls le nom de celle qui les porte. L'escalier et le palier devant ma porte sont un peu plus encombrés mais j'ai la chance d'avoir, jusqu'à présent, des voisins qui apprécient la verdure.

Je me suis résolu à tailler certaines d'entre elles, comme les hibiscus, le laurier rose ou le bougainvillée afin qu'ils tiennent un peu moins de place sur le passage. Autrefois, il n'y avait que des vieux à habiter l'immeuble et tous empruntaient toujours l'ascenseur. Aujourd'hui, proximité de la fac aidant, je croise parfois de nouveaux visages, bien frais et rosés du matin ou le visage comme encore marqué par les traces d'un oreiller sur une peau trop fine. Ces apparitions fugaces mais maintenant fréquentes valent bien le sacrifice de quelques rameaux trop peu disciplinés!

Pour moi, cette "entrée en hiver" est un rituel auquel je tiens. Il implique le renoncement pour de longs mois à un certain nombre de pratiques estivales: dormir la fenêtre ouverte, photographier le bouton prêt à s'ouvrir ou la fleur pleinement épanouie, aller passer l'après-midi sur la plage du lac en compagnie de Stéphane ou simplement d'un livre, écouter le bruit des voisins, tous ces minuscules petits sons qui exsudent la vie et font d'une cour intérieure un grand village de campagne en été.

Adieu donc tous ces plaisirs et bonjour à ceux qui viennent alors, plus feutrés, plus intériorisés, la voracité du gourmand faisant place au savoir-jouir ancestral du gourmet: se blottir sous la couette et ne laisser dépasser qu'un bras pour tenir le livre et tourner les pages, entendre au loin le coucou du voisin qui égrène les heures nocturnes sans réveiller quiconque mais présent aux insomniaques, essayer, en fermant ses volets, de chaparder un moment de la vie des autres, autour de la table de la cuisine ou dans la lumière tamisée d'un salon, se coucher plus tôt juste pour se dire que l'on est dans son lit, que l'on va s'endormir et que c'est bon, la nuit, retrouver au réveil la vieille robe de chambre usée déposée près du lit et qui réchauffe si vite le corps un peu frileux du lever.

Voilà tout ce qu'implique pour moi la fin de mes forêts extérieures qui, après avoir prospéré comme elles l'ont voulu pendant les mois chauds, sans jamais la blessure d'un coup de sécateur ou le carcan d'un tuteur trop rigide, doivent se préparer aux heures sombres et froides et s'aligner, tranquilles, le long des murs du palier pour s'endormir jusqu'au beau jour où apparaîtra, sans que l'on s'y attende, parce qu'on a oublié entre temps, la minuscule tache d'un vert trop tendre de la première feuille nouvelle.