mercredi 18 novembre 2009

Peau-Rouge

Ils l'appelaient Peau-Rouge et je ne le savais pas. Les hypocrites! J'ai mis du temps à m'en apercevoir. J'aurais aussi bien pu ne jamais m'en rendre compte.

Pour comprendre, il faut remonter loin en arrière. J'avais découvert, quand j'étais prof dans un LEP, un roman qui m'avait beaucoup plu et dont j'ai très vite vu le bénéfice pédagogique que je pouvais en tirer. J'en ai déjà parlé ici: il s'agit de La Cicatrice, de Bruce Lowery. Je n'ai jamais su pourquoi ce petit livre m'a tant marqué, et je ne veux pas le savoir. Peut-être par la découverte d'une culpabilité que je partageais encore un peu à l'époque.

A la fin de la période d'étude de ce roman, j'improvisais un procès, celui de Jeff, le héros, jugé pour la mort accidentelle de son frère dans l'escalier après des mots durs de sa part. La question suivante était posée: "Pensez-vous que Jeff soit responsable de la mort de Bubby?" Oui ou non, aucune autre réponse n'était acceptée. Certaines années, Jeff était condamné mais le plus souvent les élèves tenaient compte du caractère accidentel de cette mort et acquittait Jeff, avec cependant un jugement sévère sur l'attitude qu'il avait prise vis à vis de son petit frère.

L'étude de ce livre était en tout cas l'occasion de débattre de nombre de sujets, dont un des principaux était l'acceptation de la différence de l'autre: Jeff, en effet, a un bec de lièvre depuis sa naissance et ce sont les réactions agressives ou moqueuses des autres, de ses camarades de classe en particulier, qui vont le rendre lui-même agressif et violent, au point de ne plus voir dans l'amour immense que lui porte son frère qu'un poids inutile et encombrant.

Quand j'ai quitté le LEP pour le collège, j'ai emporté le livre dans mes bagages. Il a autant plu à ces élèves qu'aux précédents. Davantage même car ces enfants, un peu moins blindés face à leurs émotions que ne l'étaient les "durs" du LEP, n'hésitaient pas à exprimer leur indignation face aux quolibets et aux injures dont Jeff était victime. Ils trouvaient tous qu'une telle attitude n'était pas digne d'enfants civilisés. La même émotion les gagnait quand ils lisaient les pages relatant la mort de Bubby et ils se laissaient souvent aller ensuite à condamner Jeff pendant le simili-procès.

Une année, j'eus affaire à une classe de cinquième particulièrement vertueuse. Chacun de plaindre Jeff autant que Bubby, de jeter l'anathème sur Ronald et les autres "méchants", de le dire avec des mots qui sentaient la bonne conscience et la compassion. J'en étais d'autant plus content que, cette année-là, dans cette classe, il y avait une fille dont j'avais remarqué, outre une grande timidité, qu'elle cachait sous des manches de chemisier toujours longues (et jamais de T-shirt) des bras tâchés de plaques de couleur sombre: des angiomes (ou naevus, je ne sais plus quel est le terme médical le plus juste). J'étais sûr, à voir la réaction au roman de ses camarades, qu'elle n'aurait aucun problème, au moment des beaux jours, à exposer ses avant-bras et qu'aucun des élèves de la classe ne se permettrait la moindre remarque.

C'est bien ce qui se passa. Charlotte (appelons-la ainsi) arriva un jour avec un joli chemisier à manches courtes qu'elle semblait vraiment heureuse de porter, et je la vis aussi rayonnante que le printemps nouveau. Comme prévu, aucun commentaire désobligeant devant ses taches que, maintenant, plus personne n'ignorait. J'étais assez fier de moi et de la réussite de ma mission éducative. Sauf que... Sauf que, quelques jours plus tard, Charlotte ne vint pas. Malade sans doute. Rien de grave, elle serait bientôt de retour. Une semaine passa puis deux. Bientôt la maman ne put plus, au téléphone, cacher la véritable raison de l'absence de sa fille: celle-ci ne voulait plus mettre les pieds au collège.

Mais pourquoi? Elle qui paraissait si heureuse, qui avançait sereinement dans son année d'études, pour la réussite de qui je ne me faisais aucun souci! Un jour, à force d'insister, nous parvînmes à convaincre la mère de venir avec sa fille en dehors des heures de cours, à un moment où elles étaient sûres de ne rencontrer personne d'autre. Nous voulions comprendre et surtout tenter de redonner le sourire à cette pauvre adolescente. Ce qu'elle nous dirent toutes deux nous stupéfia: Charlotte était terriblement malheureuse depuis qu'elle avait mis ce chemisier à manches courtes, car, dès cet instant, elle n'eut plus une minute de répit tant ses camarades de classe, dans leur grande majorité, ne cessaient de la traiter de "peau-rouge". Les autres, deux ou trois, s'ils ne participaient pas activement à l'entreprise de démolition, se rendaient complice par leur silence.

Je crois que jamais de ma vie, je n'ai eu de colère aussi profonde vis à vis de mes élèves, une colère froide, raisonnée, méprisante. Je ne leur pardonnais pas ce qu'ils venaient de faire. Non seulement ils m'avaient berné mais bien plus grave: par leur ostracisme, ils rejetaient leur ancienne amie dans le monde des ridicules, des anormaux, des monstres à montrer dans un cirque. Je me sentis aussi coupable, dans une certaine mesure: si je n'avais pas étudié ce roman et lancé les débats que nous venions de connaître quelques temps auparavant, jamais Charlotte n'aurait d'elle même mis ce chemisier. Certains se seraient peut-être rendu compte de sa particularité physique mais peu, et progressivement. Alors qu'à cause de moi, elle s'était innocemment livrée aux crocodiles.

Ma colère indignée dut fortement marquer les élèves, ou bien se mirent-ils à craindre bien pire de ma part, car, quelques jours plus tard, la jeune fille, les yeux au sol, fit son entrée dans la classe avec moi à ses côtés, des mitraillettes à la place du regard, et personne ne broncha. Je n'en entendis plus jamais parler. Aujourd'hui, j'ai honte: j'ai complètement oublié son vrai nom, je ne me souviens plus d'elle que par ses mots: Peau-Rouge.

"L'homme naît bon, comme disait l'autre, c'est la société qui le pervertit". Très vite alors!

7 commentaires:

karagar a dit…

La question qui m'est venue est : t'ont-ils trompé ou bien n'ont-ils tout simplement pas fait le lien. J'ai confusément l'impression que beaucoup de gens sont plus capables d'émotion devant une fiction que face au réel...

Calyste a dit…

Exact, Karagar. En écrivant le billet, c'est aussi la remarque que je me suis faite.

Cornus a dit…

Je me suis fait la même remarque que Karagar. En fait, cela ne m'a guère étonné. D'ailleurs, on peut transposer de telles situations dans nos propres vies. Ce qui me dégoûtait quand j'étais au collège, voire au lycée, c'est le peu de mémoire qu'avaient mes congénères, le peu de sensibilité, la grande bêtise. Et les moqueries, les rires gras (parfois les agressions), dont j'ai aussi été la cible, car toutes proportions gardées, je n'étais pas dans la "norme". Je ne veux pas jouer à la victime car je n'en étais pas une jusqu'au bout, mais ceci explique que je ne garde pas un souvenir impérissable des mes années collège.

Sinon, étudier un livre pareil, c'est mieux que de se farcir Iphigénie en 4ème comme ce fut mon cas. J'étais sans doute idiot à l'époque (ah bon, ça a changé depuis ?), mais je n'avais rien capté et surtout pas la beauté de la langue.

piergil a dit…

Mais quèqu'elle a donc de si extraordinaire la langue d'Iphigenie? ....n'ai jamais rien remarqué! faut dire que j'etais plus attiré par celles d'Oreste et Pylade...et pas que la langue! ...oh! y'en a un qu'a perdu quèque chose!! ..nan, c'est pô moi!

Calyste a dit…

Tu as (ou tu avais) tort, Cornus: Iphigénie est une pièce magnifique, comme presque tout de Racine.

Oh! reste et pile hard! Bon d'accord, c'est nul, Piergil!

Calyste a dit…

Ou, Piergil, comme disait l'autre: "Duo habent et bene pendentes!"

Cornus a dit…

Oui, je n'ai peut-être pas été clair, je suis d'accord que Racine c'est bien, mais à l'époque, je ne pouvais pas apprécier.