jeudi 31 janvier 2008

La gifle

Un professeur, je ne sais où, a giflé un élève. Toute la journée, apparemment, l'information est passée en boucle sur les radios. Le père de cet élève est gendarme. Le professeur sera jugé en mars prochain.

Voilà du rondement mené, comme on aime au sommet de notre état. J'espère pourtant qu'avant le procès, on prendra le temps de calmer le jeu qui, me semble-t-il, ne vaut pas cette chandelle.Je ne connais pas les circonstances exactes de l'affaire, je ne peux donc que donner un avis général.

Qu'un professeur gifle un élève est bien sûr un acte grave et répréhensible. La violence ne résout rien. La mettre en pratique, c'est, en levant le bras pour frapper, le baisser devant la difficulté, s'avouer vaincu, déclarer forfait. On notera cependant que les corrections corporelles ont, y compris chez nous, en France, été longtemps admises et pratiquées, avec la bénédiction des parents qui, à la maison, appliquaient le même genre de pédagogie. Les moeurs ont évolué depuis, et c'est tant mieux.Il existe d'autres moyens de cadrer certains éléments un peu trop intempestifs.

Cependant, il m'est arrivé, à moi aussi, il y a très longtemps, au début de ma carrière, de gifler deux élèves. La première fois, c'était au LEP, une jeune beurette (ce mot n'existait pas à l'époque) qui, à une de mes remarques pourtant calmes, me regarde droit dans les yeux et, par provocation sans doute, me lance un "Tu déconnes?" qui n'a pas eu l'heur de me plaire. Cette jeune personne a immédiatement quitté la salle. J'ai pris illico le chemin du bureau de la directrice à qui j'ai exposé l'affaire et qui m'a répondu tout de go: " C'est la première fois que ça vous arrive? Ce ne sera pas la dernière!" Ces paroles m'ont rassuré quant au soutien que je pouvais espérer de sa part en cas de besoin, mais n'ont pas calmé mon mal-être devant l'acte que je venais de commettre et que je désavouais.
La deuxième fois, c'était en classe verte, un garçon qui croyait, parce qu'il était réveillé à cinq heures du matin, pouvoir se permettre de mener grand train et d'ameuter tout l'entourage, dont je faisais malheureusement partie. J'ai revu ce garçon des années plus tard, par hasard. C'est lui qui m'a reconnu et qui est venu me serrer chaleureusement la main et me parler. Il a évoqué cette année-là comme une des meilleures de sa vie scolaire par ailleurs très agitée, et m'a carrément remercié de l'avoir giflé car, selon lui, je lui avais rendu service en le calmant.


Je pense que tout le mal vient de l'américanisation progressive des français face à la justice. Pour un oui, pour un non, on intente un procès. les plaintes s'accumulent, pour tout et n'importe quoi. On ne prend pas le temps d'échanger, de chercher à comprendre, à démêler les fils d'histoires pas si compliquées au final. On préfère monter sur ses ergots et faire valoir ses droits. Le droit face au devoir!
Un élève a-t-il le droit d'insulter un enseignant? Ne se sent-il pas intouchable, au sens propre comme au figuré, dans une atmosphère telle que celle actuelle? Quel gâchis! Je sais d'expérience tout ce que l'on peut demander à des enfants et tout ce qu'ils peuvent offrir d'eux-mêmes quand la relation est sainement établie.

La faute n'est ni à l'enseignant, qui regrette son acte, ni à l'élève, qui ne comprend pas encore la gravité de ce qui se passe. Je serais moins conciliant avec le père et avec le monde qui entoure aujourd'hui ce microcosme en grand danger qu'est l'école.

Abandon.

J'avais beaucoup aimé les premiers livres de Philippe Besson, que ce soit En l'Absence des hommes, Son Frère ou l'Arrière-saison.
J'avais beaucoup aimé signifie que j'apprécie moins maintenant. La déception est venue peu à peu avec Un Garçon d'Italie et Les Jours fragiles. Je viens de terminer Un Instant d'abandon: bof!

Un homme revient sur la côte de Cornouaille dans une petite ville de pêcheurs, où il a vécu avant d'être condamné à plusieurs années de prison pour le "meurtre" de son fils. Alors que tous le rejettent, on apprend peu à peu, grâce à la narration qu'il fait d'abord à un commerçant pakistanais, à la marge comme lui, puis à une jeune fille du lieu qui est tombée amoureuse de lui, que son fils n'était pas son fils, que le meurtre était un accident, que sa femme l'a quitté au moment du drame et qu'en prison, il a trouvé l'âme soeur dans la personne d'un autre prisonnier.

Voici un petit extrait:
La fille à la grenadine pressent qu'il convient de ne pas en perdre une miette, désormais, de ne pas rater un épisode. Je déplore juste, en silence, qu'elle ait le regard vide et avide des ménagères installées confortablement devant leur téléviseur chaque après-midi au moment où "Eastenders" est diffusé

Eh bien voilà: j'avais en lisant la même impression d'être devant une série bon marché, dégoulinante de sentiments périmés et d'analyses psychologiques à deux sous.
On en arriverait presque à rire lorsque Besson se lance sans vergogne dans l'évocation du monde fruste des pêcheurs ou, pire, de l'univers carcéral que visiblement il n'a jamais côtoyé que par lointain ouï-dire.

De plus, l'écriture n'est pas belle, relâchée comme un vieux pull sans en avoir le confort. Dommage. J'ai toujours un peu de peine à quitter des auteurs auxquels j'ai été un temps attaché.

La pensée du jour (et des autres jours).

C'est long, une semaine.

mercredi 30 janvier 2008

Festina lente

Écrire fatigue. Je le savais mais n'imaginais pas à ce point.

Être tous les soirs assis devant son ordinateur en essayant de dire du mieux possible ce que l'on a à dire relève d'une vraie gymnastique intellectuelle. D'abord, si en général les sujets viennent bien, il faut parfois se faire violence pour démarrer les billets. C'est un peu comme la course à pieds: le départ est souvent rude.

Puis les mots coulent,on oublie les réticences des premiers instants. Il faut même parfois endiguer le flot de ces mots, ne pas se laisser emporter par trop de facilité, prendre garde aux clichés, surveiller que la pensée ne se gauchisse pas d'elle-même, serrer cette pensée au plus près, en cherchant la précision et la clarté du lexique et des tournures.

Il faut ensuite revenir sur son ouvrage, le polisser sans cesse et le repolisser et suivre les conseils du vieux Boileau:

Surtout qu'en vos écrits la langue révérée
Dans vos plus grands excès vous soit toujours sacrée.
En vain vous me frappez d'un son mélodieux,
Si le terme est impropre ou le tour vicieux(...)
Et ne vous piquez point d'une folle vitesse:
Un style si rapide, et qui court en rimant,
Marque moins trop d'esprit que peu de jugement.(...)
Hâtez-vous lentement, et, sans perdre courage,
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage (...).
Ajoutez quelquefois, et souvent effacez.
(Boileau, L'Art Poétique, Chant I, v.155 à 174)

Ces vers n'ont pas pris une ride. Et, sans vouloir faire oeuvre littéraire, j'essaie au moins de suivre leurs conseils, par respect pour la langue. Il est des soirs où je suis content, d'autres moins.

Locales.

Un sondage d'aujourd'hui donne Gérard Collomb largement vainqueur aux municipales devant Dominique Perben: pratiquement du simple au double.

Sans avoir de sympathie particulière pour l'actuel maire de Lyon, je le dis franchement: il faut bien lui reconnaître quelques qualités, en particulier celle de s'occuper de sa ville et de ne pas viser, par cet intermédiaire, une place plus ensoleillée dans le panier politique. Par les temps qui courent, cela mérite d'être relevé.

Si l'on observe l'évolution de Lyon durant ces dernières années, on ne peut que constater un changement progressif mais radical dans un certain nombre de domaines: de petite ville étriquée de province, à la mentalité souvent d'un autre siècle, que j'ai connue en m'y installant et des années durant, cité se glorifiant sans cesse de son statut de Capitale des Gaules et n'acceptant qu'à contrecoeur la suprématie parisienne, elle est en passe de devenir une métropole d'envergure européenne, et pas seulement dans les mots ou les rêves des politiciens locaux. Elle se dote d'ailleurs peu à peu des infrastructures nécessaires à ce rôle d'importance.


De plus, Lyon a toujours été une très belle ville. Son site merveilleux y aide, ainsi que ses vieux quartiers heureusement sauvés par Malraux et aujourd'hui classés au patrimoine mondial de l'Unesco. Les brouillards d'antan, depuis que les marais avoisinants ont été asséchés, laissent souvent la place à des ciels toscans, par la douceur de leurs coloris légèrement voilés. Il faut voir, depuis la Montée du Chemin Neuf, les toits du Vieux Lyon, pour se persuader qu'on ne peut qu'aimer cette ville.

Mais Lyon est plus belle encore aujourd'hui, grâce à tout ce qui y a été réalisé en peu de temps:la réorganisation du Parc de la Tête d'Or, l'aménagement des Berges du Rhône,avec installation d'une piste cyclable depuis Gerland jusqu'à Miribel, l'implantation de vélo'v, la construction, près de la Cité Internationale, de la salle de spectacle L'Amphithéâtre, les embellissements des squares, les plantations d'arbres, de bosquets, de fontaines, etc. Et bientôt le quartier du Confluent avec un nouveau musée.

Seules ombres au tableau, à mon avis: la présence de plus en plus visible de la police, nationale ou municipale, et l'implantation de caméras de surveillance un peu partout. Être surveillé m'a toujours donné des boutons.


Je pense que la majorité des Lyonnais a été sensible à ces changements et les a appréciés. En tout cas, ils ne semblent pas prêts à vendre leur âme à un parachuté dont le seul projet un peu original, mais totalement absurde, serait (je cite sa plaquette, trouvée hier devant ma porte et non dans ma boîte où elle aurait sans doute immédiatement pris le chemin de la poubelle) " de faire revivre l'Hôtel-Dieu en l'ouvrant sur la ville et le Rhône avec une esplanade couvrant l'axe Nord-Sud, et une passerelle "mode doux" enjambant le fleuve, permettant ainsi de relier le Presqu'île au centre d'affaires de la Part-Dieu." D'une inutilité absolue, vus le nombre de ponts déjà existants, d'une basse démagogie dans les mots choisis, lorgnant vers les "bobos-écolos", et enfin, du point de vue esthétique d'un grand danger pour la perspective sublime des quais.

Je crois que je ne vais pas m'attarder longtemps dans l'isoloir.

Un silence...musical


Pas une minute hier à consacrer à ces messages. Besoin de sport d'abord, puis soirée passée avec K.: concert et restaurant. Ensuite, grande conversation avec elle: elle est très bavarde, et moi,....heu.... Fin des hostilités: minuit et demi. Et je me lève à six heures. Pas non plus lu les autres blogs. Je vais me rattraper tout à l'heure.

Le concert était proposé, dans le cadre du cours de musique, à des élèves de différents niveaux scolaires. J'ai été agréablement surpris par le nombre des présents, ainsi que par celui des parents et de mes collègues. Au programme, une petite heure de musique mêlant répertoire baroque et compositions celtiques de l'irlandais Turlough O' Carolan. La partie baroque était assurée par les musiciens du Concert de l'Hostel-Dieu, associés au groupe de musique irlandaise Garlic Bread.

Outre la qualité de la musique et de l'interprétation, j'ai surtout apprécié les explications dispensées aux élèves entre les différents morceaux, sur les compositeurs, la musique et les instruments: le clavecin ou la viole de gambe d'un côté, le bouzouki, la harpe et la cornemuse de l'autre.

L'idée, en apparence farfelue, de jumeler musique baroque et folklore irlandais, s'est finalement révélée excellente. Et au moment d'entrer dans la salle et d'éteindre mon portable, j'ai eu un petit coucou de J., à Paris pour la semaine.

lundi 28 janvier 2008

L'uniforme

Toutes les minettes, de la fin de sixième à la troisième, se ressemblent. Elles m'évoquent ces dessus de cheminée de nos grand-mères, ces pots de terre grossière où l'on conservait sel, poivre, farine et autres thym et laurier.

Deux éléments essentiels à leur accoutrement: le manteau trois-quarts cintré, noir ou gris foncé, à grand rabats de col, et le legging, pantalon collant s'arrêtant à la cheville, lui aussi noir.
Pieds chaussés de sortes de petites ballerines vernies et très ouvertes sur le dessus, toujours noires.
Les cheveux sont en général mi-longs, filasses mais peignés pour masquer soigneusement une partie des joues.
Enfin, l'accessoire in-dis-pen-sable: le sac-à-bras. On ne peut pas dire sac à main, vues la taille et surtout la façon de le porter: à la pliure du coude, bras rabattu sur la poitrine, main pendante à angle droit avec le poignet. J'ai toujours envie d'y glisser une botte de poireaux et quelques branches de céleri pour faire bonne mesure et leur donner l'air de ménagères affairées rentrant du marché pour préparer la cuisine dominicale.

Il faut bien entendu avoir l'air extrêmement sérieux et occupé, voire préoccupé, sauf lorsqu'on rencontre un de ses clones, à qui l'on condescend à offrir ses joues, non pour qu'elles soient embrassées sous un baiser sonore des deux lèvres, mais effleurées par la joue identique de l'autre.

Dernière condition sine qua non: essayer de paraître beaucoup plus mûre que son âge.

Heureusement, le ridicule ne tue pas, et ce sont les marchands de sacs qui doivent être contents!

Trois petits romans.

Trois petits romans de Yôko Ogawa, une femme écrivain japonaise dont, décidément, j'apprécie de plus en plus les écrits: La Piscine, les Abeilles et la Grossesse.

Dans le premier, une jeune fille assiste en secret aux entraînements au plongeon d'un de ses camarades d'orphelinat. Dans le second, une jeune femme, seule depuis que son mari est momentanément parti en Suède pour un travail, retrouve son cousin et l'aide à s'installer dans une résidence universitaire. Dans le dernier, une autre femme commente la grossesse et les nausées de sa soeur enceinte. (Traduction de Rose-Marie Makino-Fayolle.)

Quand on a dit cela, on n'a rien dit du tout. Du banal, du quotidien ... et pourtant cette banalité est très vite transcendée par l'art d'Ogawa. Son style très simple, ses phrases courtes instaurent rapidement la perversité et l'érotisme dont cette écrivain est coutumière. On ne sait pas quand on sort du rassurant, on glisse progressivement, sans s'en rendre compte, vers un univers où, tout à coup, on n'a plus ses marques.

Les deux premiers "romans" sont construits comme des nouvelles, avec chute finale, très belle et surprenante pour Les Abeilles . Dans le troisième, c'est une lente descente aux Enfers à laquelle on assiste.

Trois petites bijoux, auxquels on peut ajouter d'autres titres du même auteur:
Le Musée du silence, L'Annulaire, La petite Pièce hexagonale ou Parfum de glace.

Un extrait de La Piscine:
Je préférais les plongeons carpés aux vrilles ou aux groupés. Cette position où le corps était plié en deux à partir du bassin et où les jambes étaient droites jusqu'au bout des orteils était superbe, car tous ses muscles étaient tendus à l'extrême. Son front effleurait légèrement ses tibias, ses mains étaient posées sur l'arrière de ses genoux, et j'aimais l'élégance qui en résultait. Quand les jambes de Jun tombaient en dessinant un cercle parfait comme celui d'un compas, je pouvais sentir son corps à l'intérieur du mien. Il glissait en une longue caresse intérieure. C'était beaucoup plus intime, chaud et rassurant qu'une étreinte. Je le savais, et pourtant, il ne m'avait jamais prise dans ses bras.

Et cette phrase, au début des Abeilles:
(...) le bruit de la nuit qui s'écoule à l'intérieur de la paume de la main qui a tenu le récepteur, après le coup de téléphone de l'amant...

dimanche 27 janvier 2008

Brouillard du temps.

Aujourd'hui, nous nous sommes rendus sur le caveau familial, dans un village proche de Saint-Etienne.

A l'allée, nous avons emprunté l'autoroute, mais au retour, nous avons suivi l'ancien itinéraire et sommes passés par la vieille route qui franchit les monts du Lyonnais. Le temps était couvert et glacial à Lyon, plus ensoleillé,plus doux et aussi plus venteux à Saint-Etienne. Mais les deux villes étaient séparées par une couche très épaisse de brouillard.

Ma mère, tout au long du retour par la vieille route, a égrené des souvenirs liés aux lieux traversés: nous avions mangé dans ce restaurant, la cousine de Madame X. avait habité ici, ta soeur, quand elle était toute petite, est venue en vacances dans ce village, chez la cousine Y., dans cette ferme, ils vendent de très bons poulets, etc, etc.

Tous ces souvenirs évoqués, je les connaissais déjà pour les avoir entendus maintes et maintes fois. Aussi n'y prêtais-je qu'une oreille modérément attentive, plus soucieux de ne pas commettre d'imprudence dans le brouillard qui nous entourait et dont seuls émergeaient les phares des automobiles roulant en sens inverse.

Pourtant, peu à peu, il s'établit dans la voiture une étrange atmosphère. Ma soeur, à l'arrière, ne disait rien. Ma mère continuait ses évocations, me prenant souvent pour mon père, s'adressant à moi comme si c'était lui et me demandant de confirmer des faits de bien avant ma naissance.

L'étrange, c'est que je me rendis vite compte que moi aussi, je voyais mentalement défiler mes souvenirs liés à cette route, alors que j'avais dû faire un effort pour ne pas le reprocher à ma mère quelques minutes plus tôt. Pour moi aussi, resurgissait le passé: le car qui nous avait emmenés, mon père, mon frère et moi, à la foire de Lyon et qui mettait des heures pour franchir la distance d'à peine soixante kilomètres, la mare à demi gelée où avec Pierre, nous avions tant ri de voir notre chien s'avancer de façon téméraire sur la surface glacée puis reculer, épouvanté, quand la patinoire commençait à s'enfoncer sous son poids, avant de recommencer encore et encore, le restaurant tenu par les parents d'un ancien élève du lycée professionnel, la cueillette des mûres...

Nous baignions dans la ouate, le monde avait disparu sur ces plateaux redevenus désertiques et les lieux n'apparaissaient que quelques secondes,sans contours, sans réalité tangible, nappés un instant de la lueur blanche des phares, le temps que s'installe le souvenir, oral ou mental, avant de sombrer à nouveau avec lui dans l'opacité de l'air et les méandres de la mémoire.


Lorsque, de l'autre côté, j'ai vu réapparaître la vallée du Rhône, où le vent avait chassé les nappes de brouillard, j'ai cru à l'émergence d'un autre univers, plus net dans ses contours mais moins réel dans sa prégnance. C'était un peu comme poser le livre que l'on est en train de lire et se lever pour recommencer son quotidien.

samedi 26 janvier 2008

Mot froissé.

Hier, une troupe de théâtre lyonnaise est venue chez nous pour deux heures de représentation et d'animation destinées aux 6°.

Le spectacle, mi conte, mi comédie musicale, raconte l'histoire d'une petite ville sans gros budget dont le pont sur la rivière menace de s'écrouler. Or il est le seul chemin d'accès à cette bourgade. Déjà les touristes se méfient et ne traversent plus. Le maire et l'institutrice se lamentent: où trouver les fonds nécessaires aux travaux?

C'est alors qu'apparaît le Magicien, tout de blanc vêtu, qui propose de fournir immédiatement un pont tout neuf à une seule condition: le maire, l'institutrice, la cafetière, la mercière et tous les habitants du village devront lui donner leurs mots. Seuls leur resteront quelques traces de lexique, comme saucisson, pluie ou épine dorsale ...
Après des hésitations, on accepte, et le pont nouveau apparaît, de béton et d'acier, remplaçant celui qui datait de la Révolution française. Mais, mais... les mots sont partis: on ne se parlent plus que par borborygmes, par exclamations, par onomatopées. Le langage n'étant plus là, la pensée risque elle aussi de s'envoler bien vite.

Alors, grâce à l'aide de deux enfants, on réapprend à parler, on réinvente les vieux mots, on s'exerce à les prononcer, à les répéter, tout cela en cachette du magicien. Quand on se sent assez fort, on chasse ce voleur, qui emporte avec lui son pont flambant neuf. Le village se retrouve avec ses arches branlantes, mais les mots sont tous revenus: on refait des projets, en particulier celui de faire des économies pour... reconstruire le vieux pont. Et la fête commence, inondant la salle de petits papiers où sont écrits des mots. J'ai eu le bonheur de récupérer: Imagination (mais j'ai manqué de peu: Différence).

Les enfants ont beaucoup aimé le spectacle ( inutile de dire que moi aussi) et l'ont prouvé ensuite par le nombre de questions posées. Et ce fut l'apothéose lorsque quelques-uns d'entre eux eurent la joie de monter sur scène pour jouer un passage de l'histoire, conseillés dans leur jeu par les acteurs.

Le metteur en scène a un moment comparé le métier d'acteur et celui de professeur, montrant aux élèves tous les points communs de ces deux univers. C'est peu de le dire! Et c'est aussi ce que j'aime: faire rire, ou sourire. Au tout début de ma carrière, un collègue, très sérieux et pontifiant, m'avait un jour demandé quelle pédagogie je mettais en pratique dans mes cours? Sans réfléchir une seule seconde, et pensant lancer une boutade, je lui avais répondu: la pédagogie de la grimace. Or, sans le savoir, je disais vrai. Je m'en rends compte chaque jour depuis plus de trente ans. Et c'est bien ainsi: l'éducation est une chose sérieuse, la connaissance aussi, mais à l'âge de mes élèves, une heure de cours passée sans rire quelques minutes est une heure perdue. Après, on revient au travail. D'ailleurs l'a-t-on réllement quitté?

Alors que tout le monde était sorti de la salle, un de mes élèves, celui qui, de loin, a les plus de difficultés avec le français et avec l'école en général, est revenu et a demandé à un des acteurs s'il pouvait avoir un autre mot, parce que le sien avait été froissé. Nous nous sommes regardés, le metteur en scène et moi: c'était sans doute la plus belle fin à cette histoire.



Courir, toujours.

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J'arrive de trois tours de Parc en courant. Et pour faire bonne mesure, j'ai pris un vélo pour m'y rendre. Ainsi la quarantaine (en fait une huitaine) est terminée.

Ayant appris hier soir que tout allait bien dans les résultats de mes examens, je n'ai pas pu attendre plus longtemps. J'ai ressenti un peu la même chose qu'en sortant des trois jours (en fait un jour et demi) de l'armée: une immense impression de liberté, comme si l'air était plus pur, les automobiles silencieuses et leurs conducteurs de gracieuses personnes au sourire avenant.

Le premier tour, c'est le labour: on traîne, on plante le pied comme le cheval de trait son paturon dans la glaise. Le deuxième, on sent que l'on s'envole, les jambes d'elles-mêmes se font gazelles, bébé faon ivre de vitesse. Le troisième, la machine est réglée, on oublie que l'on court, on devient la bielle visible sur la roue de la locomotive à vapeur, ou bien la mathématique savamment asymétrique de certains morceaux de Bach.

Tout cela, je l'ai déjà dit. Simplement, aujourd'hui, je le redécouvrais encore.

vendredi 25 janvier 2008

Entendu, vu, lu.

Entendu à la radio. Madame Roosevelt aurait dit:
- De beaux jeunes gens, c'est un accident. De beaux vieillards, c'est une oeuvre d'art.
J'espère bien concourir pour la deuxième catégorie (dans quelques années tout de même: l'art peut attendre!).

Vu près de mon collège:
Deux jeunes étudiants s'embrassaient en se retrouvant le matin, dans la dernière obscurité de la nuit finissante. Banal. Ce qui l'est moins, c'est que c'étaient deux garçons.

Lu dans le journal de P. Sevran, Le Privilège des jonquilles, qui évoque la question d'une journaliste à une centenaire d'Argenton:
-Quel est votre secret?
A quoi la centenaire aurait répondu:
- Je me suis tenue le mieux possible, comme si Dieu existait.
Gageons que, bien sûr, cette brave femme n'a jamais entendu parler de Pascal.

Cache-cache.

Je viens de lire dans LyonPlus, un gratuit oublié dans mes toilettes, que le pape Benoît XVI a, la semaine dernière, célébré la messe en tournant le dos aux fidèles. Il y a déjà bien longtemps que nombre de ces fidèles ont adopté la même position face à Rome.
Ma grand-mère avait une expression pour cette attitude dans un couple: "l'hôtel des culs tournés".

jeudi 24 janvier 2008

La moisson

Une collègue m'ayant prêté la voiture de son mari en déplacement, je n'ai plus, ces derniers temps, voyagé en métro et funiculaire. Difficile donc, au volant, de poursuivre ma lecture de l'Evangile selon Saint Matthieu. C'est J., hier à midi, qui m'a ré-aiguillonné sur cette voie des Évangiles.

Cet après-midi, j'ai repris le petit livret et lu quelques passages. L'un ( 9, 35-38), particulièrement, a attiré mon attention:
Jésus parcourait toutes les villes et tous les villages, enseignant dans leurs synagogues, proclamant la Bonne Nouvelle et guérissant toute maladie et toute infirmité.
Voyant les foules, il eut pitié d'elles parce qu'elle étaient fatiguées et abattues comme des brebis sans berger. Il dit alors à ses disciples: "La moisson est abondante, et les ouvriers peu nombreux. Priez donc le maître de la moisson d'envoyer des ouvriers pour sa moisson."

Comment faut-il comprendre ce texte? Si un lecteur de ce blog a des lumières à ce sujet, qu'il m'en fasse part. Quant à moi, je suis surpris des paroles du Christ: j'y vois comme un reproche à Dieu, son Père, un peu pingre dans son choix des élus. Jésus guérit TOUTE maladie et TOUTE infirmité. Et Dieu, le maître de cette moisson, n'y associe pas beaucoup d'ouvriers. Pendant ce temps, la foule des autres, n'entendant pas la Bonne Nouvelle, est fatiguée et abattue, sans espoir de salut. N'est-ce pas la porte ouverte à une conception janséniste de la Grâce? Et Jésus, le contremaître de l'entreprise, se rebellerait-il contre le PDG? Lui a pitié, mais Dieu? Jésus est homme aussi, et Dieu n'est-il pas encore libéré de l'Ancien testament?

Je ne crois pas avoir jamais entendu un prêtre commenter ce passage? Sans doute suis-je dans l'erreur absolue, mais c'est en tout cas le sens que j'ai prêté à ces paroles lorsque je les ai lues, cet après-midi.

Préjugés.

- Tu ne lis tout de même pas du Pascal Sevran! m'a jeté hier en plein visage une de mes collègues horrifiée, comme si je commettais là le pire des sacrilèges.

Eh bien si, et même en y éprouvant souvent un grand plaisir. Je viens de terminer le tome VII de son journal, tome intitulé Le Privilège des jonquilles et couvrant la période novembre 2004/novembre 2005.
Je suis fidèle à ce journal depuis plusieurs années. Pierre n'était pas mort, mais déjà malade lorsque j'ai lu le premier tome, La Vie sans lui, écrit après le décès de son ami Stéphane.

J'avais été bouleversé à cette époque. Quelques temps plus tard, je n'aurais plus été capable de le lire. C'est un des plus beaux témoignages d'amour que je connaisse. Je savais ce qui m'attendait: le médecin généraliste, beaucoup plus honnête que le pneumologue, m'avait prévenu: deux ans maximum. Pierre a tenu deux ans et demi. Pendant ce temps, je me suis tu, je suis resté seul à savoir la vérité. Sans doute Pierre l'avait-il pressentie aussi, mais, pour nous protéger mutuellement, nous n'en avons jamais parlé.

J'étais chez moi dans ces pages d'une splendide beauté. Aujourd'hui, je lis ce journal d'une manière différente. Sevran l'écrit lui aussi différemment. La mélancolie est toujours là mais la vie a avancé. Ce que je peux dire, c'est que le Sevran des livres, journal ou romans, homme d'une grande sensibilité au style limpide et clair, n'a, à mes yeux, rien à voir avec ce personnage exaspérant que le voit (voyait?) à la télévision dans une émission consacrée à la chanson française.

mercredi 23 janvier 2008

Jeu de miroir.

Etrange jeu que ce jeu auquel nos yeux parfois se mettent à jouer: je te vois, tu me vois, nous ne nous voyons pas.

Hier matin, à la boulangerie. Je suis dans la file d'attente, derrière un homme jeune, grand et mince, habillé en ouvrier, du bâtiment sans doute. Fasciné par sa nuque bien dégagée par une coupe rase, je retiens une envie irrépressible de mordiller son oreille de fennec, si droite, si fine, si effilée. Étant derrière lui, j'agis en toute impunité, on ne peut me voir.

C'est alors que je remarque le miroir, et dans ce miroir les beaux yeux verts du garçon qui me fixent. Surpris, je n'ai pas le temps de me détourner et nous restons ainsi quelques secondes (deux? trois?) à nous dévisager. Son regard est doux et tendre, pas du tout agressif ni méprisant. Puis nous baissons les yeux au même instant, pour revenir, aimantés, à cette contemplation par miroir interposé.

Mais même la file d'attente la plus longue finit par se résorber. Il demande une baguette, paie et sort. Lorsqu'à mon tour je me retrouve sur le trottoir, il n'est plus là, et c'est très bien ainsi. Juste un jeu de miroir. J'aime ces moments intenses parce qu'éphémères.

Adieu, cow-boy.

Heath Ledger, l'acteur qui incarne le jeune cow-boy Ennis dans Le secret de Brookeback Mountains est mort.

Je ne le connais pas davantage, je ne l'ai vu jouer dans aucun autre film. Pour moi, il est l'indissociable compagnon blond du brun Jack (Jake Gyllenhaal) dans ce drame de Ang Lee.

J'avais trouvé ce film un peu lourd à la première vision, lui reprochant de ne pas avoir une première partie suffisamment développée, d'éluder trop vite les instants de passion charnelle. Quand je l'ai revu, j'ai changé d'avis. Le vrai thème apparaît dans le deuxième moment du film: comment vivre cette passion homosexuelle dans ce monde de l'ouest totalement et viscéralement hétérosexuel? Ils ne la vivront pas, ou si peu.

Mêlant pour une fois réalité et fiction, j'imagine Jack affrontant seul son chagrin au bord d'un lac glaciaire, là, tout près de l'endroit où ils ont osé ne pas fermer les yeux sur leur amour.

mardi 22 janvier 2008

Arabesques



La bonne du curé.

Ce soir, j'ai envie de parler de O. qui m'a appelé dernièrement pour les voeux, alors que je m'inquiétais déjà qu'elle n'ait pas répondu à ma carte, elle si fidèle.

O. a l'âge de ma mère, soit 84 ans. C'était la gouvernante de l'oncle prêtre de Pierre. D'origine champenoise, elle vint exercer quelque temps le métier d'institutrice à Annecy, dans une école privée, après la guerre.

Comment connut-elle J. ? Je n'en sais rien, ou plutôt je ne l'ai pas retenu. Mais, de ce jour, elle ne le quitta plus et consacra sa vie à cet homme. D'institutrice, elle devint bonne de cure. Je fis sa connaissance assez rapidement après ma rencontre avec Pierre, cet oncle étant pour lui, par les sentiments et par l'âge, comme un grand frère. Ainsi, très vite, alors que Pierre avait quitté l'Institution, je fréquentais avec lui les presbytères de Haute-Savoie, de montagne, puis des bords du Léman.

O. était aux petits soins pour Pierre, et, sans jamais poser une seule question, elle m'adopta. J'eus droit comme lui à de bons petits plats laissés à mijoter toute la matinée sur le coin de la cuisinière, à des desserts rustiques mais délicieux, à des infusions de plantes inconnues qu'elle allait ramasser dans les alpages ou au bord des routes.

Car O. est la reine du système D. Quand on la voit, la première fois,on la pense un peu demeurée: petite, massive sans être forte, se déplaçant par à-coups, parlant fort avec cet accent de l'est qu'elle n'a jamais perdu, les pieds constamment dans le concret. on se dit qu'à part faire la cuisine, elle ne doit pas être bonne à grand chose.

Or, ce qui transparaissait très vite quand on la voyait avec son "curé", comme elle l'appelait quand elle parlait de lui, c'est qu'ils étaient profondément attachés l'un à l'autre, j'oserais dire qu'ils s'aimaient. Un homme de la subtilité de J. pouvait-il aimer une demeurée?

O. a l'intelligence du pratique. Devant n'importe quelle difficulté, elle réfléchit longtemps pour trouver l'"outil" qu'elle va inventer pour se simplifier la vie, et elle y parvient, et elle crée. Quand je suis, et c'est quelquefois le cas, dans la position d'une poule qui a trouvé un couteau, je me demande: "Voyons, comment O. aurait-elle procédé? Du calme et de la réflexion." Et souvent,la solution m'apparaît grâce à ce cheminement sans détour, purement terre à terre.

Lorsque J. est mort, O. est repartie dans la région de Troyes, elle a rejoint deux de ses soeurs célibataires qui occupent la villa familiale. J'ai eu très peur pour elle: jamais elle ne pourrait rester avec ces deux femmes, certes gentilles, mais vieilles filles jusqu'au bout des ongles, et n'étant jamais allées plus loin que le chef-lieu du canton. Effectivement, O., très vite, loua un petit appartement pour elle seule et son chat.

Je ne sais pas comment , avec la retraite de misère qu'elle touche, elle arrive à joindre les deux bouts. Cela relève du miracle et de sa fabuleuse débrouillardise. Elle est capable de se nourrir une semaine entière avec des plantes, des baies et des fruits cueillis en pleine campagne. L'hiver, elle plonge dans les réserves qu'elle a elle-même lyophilisées. Chez elle, aucun trou n'a été percé dans les murs, tout tient par ses inventions, je ne sais comment. Elle récupère, rénove, recycle et souvent donne: un Emmaüs à elle toute seule.

Après son téléphone, j'ai reçu aujourd'hui son petit mot. Je les garde tous: je n'ai rien de plus original. Il faudrait les publier, car je crois que c'est de la littérature. Son coeur y est tout entier. Fidèle jusqu'au bout. Alors qu'une partie de la famille de Pierre m'a, depuis son décès, tourné ostensiblement le dos, une infime partie heureusement, mais si proche autrefois, voici ce qu'elle m'écrit pour terminer sa lettre:
Il est 18h30. Quand tu viendras, on sera "heureux". Vivement qu'on se voit! On a fait du beau travail, tous les deux, avec Pierrot et J.. Il fait nuit, ça ne glisse pas, c'est bien. Je t'embrasse très fort. O à J.

Oui, O.: on a fait du bon travail, et la vie nous a fait à tous deux un très beau cadeau.

lundi 21 janvier 2008

Maux des mots

Je ne suis pas homme à enfourcher trop vite le cheval fringant de la baisse de niveau des élèves actuels. Trop souvent cette contre-vérité est énoncée par des gens sans lien aucun avec la pédagogie, l'enseignement ni même les enfants, qui jugent à l'aune de leur mélancolie, regrettant le bon vieux temps où la neige, elle aussi, atteignait des niveaux bien supérieurs.

Pourtant je suis inquiet sur un point: l'appauvrissement spectaculaire du vocabulaire connu et utilisé par les enfants que je côtoie dans mon travail. En écrivant, on se contente d'à peu près: le prof va bien comprendre, tout de même, et puis, c'est comme ça que je parle! La lecture est sans cesse gênée par la non connaissance de certains mots qu'en plus on lit mal, puisqu'on ne les connaît pas. Mais on ne s'arrête pas pour autant. A la fin du texte, je constate deux ou trois contresens, erreurs sérieuses qui parfois changent totalement la signification du message.

Bien sûr, on ne peut lire constamment avec un dictionnaire à côté de soi. Comment faire aimer la lecture à un élève rétif si on commence par le charger d'un ouvrage de plusieurs kilos dont il sait à peine se servir. Il faut d'abord l'appâter, parler avec lui, le laisser lire comme il veut, même mal, quand il veut, où il veut, à plat ventre dans le salon, aux toilettes, perché sur la table de la cuisine, pourquoi pas. Qui a dit que la lecture nécessitait une position particulière? Le laisser lire n'importe quoi, même des horreurs, et peu à peu lui indiquer d'autres chemins.

Les élèves sont en général demandeurs et, lorsqu'ils sont intéressés, on peut aborder pratiquement n'importe quel auteur. Qu'on ne me dise pas qu'il faut se contenter de textes simples: les librairies regorgent de publications pour la jeunesse dont il faudrait jeter la moitié aux orties, parce que racoleuses, démagogiques et sans intérêt aucun. Je me retiens en ce moment pour ne pas donner de noms!

J'étudie chaque année un roman de Chrétien de Troyes,Yvain ou le Chevalier au lion, dans son intégralité. Et ça passionne les cinquièmes. Quand j'étais professeur en LEP, j'ai étudié avec des élèves de première année de CAP réputés "irrécupérables" le texte de l'Affiche Rouge. Et ils en redemandaient. Alors?

Il faut que les parents, les grands-parents, les professeurs, tous ceux qui approchent les enfants les initient à la beauté des mots, comme mon instituteur l'a fait avec moi, me faisant accéder au plus beau des trésors et sans doute au plus pérenne. Les élèves aiment les mots: il suffit de les leur faire découvrir. C'est les amputer d'une part immense d'eux-mêmes que de ne pas le faire. Et c'est au moins aussi important que de leur faire aimer les haricots verts et les carottes. L'alimentation est aujourd'hui à la mode. Souhaitons que la langue françaie ait un jour la même chance.
J'ajoute qu'à aucun moment, en écrivant tout cela, je ne me sens "réac.": je ne défends aucune Culture avec un grand C., aucun passage obligé du savoir bien-pensé. Je défends les mots et leur beauté parce que je les aime, dans leurs formes, leurs sonorités, leurs bizarreries, les vieux, les obsolètes, les nouveaux-nés, les inventés pour l'occasion. Je ne suis pas sectaire. J'aime jouer avec eux, j'aime aussi leur précision, leur goût en bouche, leur écho quand ils ne sont plus là. Et je voudrais que ce trésor de plaisirs soit accessible à tous ceux qui ont le "sens" pour les recevoir.

Chanson bien douce.

J'ai rapporté hier de chez mon frère les deux disques vinyle de Léo Ferré chantant Verlaine et Rimbaud.



Je ne les avais pas vus depuis plus de vingt ans et, en les retrouvant, j'ai retrouvé avec eux le cadre de notre ancien appartement dans un magnifique immeuble bourgeois près de la Préfecture, ses immenses pièces avec chacune sa cheminée, son parquet de chêne,ses grands placards muraux, le hall central desservant toutes les pièces, les salons en enfilade, la lourde porte d'entrée, tout ce luxe que nous avons côtoyé, Pierre et moi, pendant dix sept ans, sans nous rendre compte que nous côtoyions le luxe.

N'avons-nous pas entendu presque dix ans pour entreprendre quelques travaux? Nous voulions d'abord être sûrs de nous aimer (et ce fut là le vrai luxe de toutes ces années). Ça a l'air absurde dit ainsi! Ensuite, par crainte superstitieuse, nous n'osions plus: et si nous allions tout démolir! Alors, nous jouions avec les meubles, les changeant de place dans la pièce, changeant la pièce de destination, ma chambre devenant salle à manger, la salle à manger bureau de Pierre et ainsi de suite. Et notre chien perdu au milieu, mais s'amusant autant que nous...

Je passe en ce moment un CD de ces chansons. Ai-je encore la possibilité de faire tourner les vinyles sur ma vieille chaîne? Je n'en ai pas envie: les installations matérielles nécessaires me gâcheraient le plaisir.
Alors, écoutez la chanson bien douce...

dimanche 20 janvier 2008

Le don dans le sang

Depuis que nous avons eu, avec Ch., mon collègue ex-coureur, cet échange profond sur nos motivations respectives(voir billet: Pourquoi courir?, du 10/12/07), et que nous avons découvert nos similitudes, nous n'avons guère eu l'occasion de reprendre une conversation intéressante, même si le besoin semblait en être là.

Je l'ai retrouvé vendredi à la photocopie. Hasard heureux, nous sommes restés seuls, ce qui, étant donné le lieu, relève du miracle.

C'est lui, encore une fois, qui a pris les devants et m'a dit, de but en blanc, qu'il venait de donner son sang dans un camion collecteur. Comme je le regardais surpris, cherchant le lien avec la situation, me demandant si, encore une fois, dans les minutes précédentes, je n'avais pas été plus sensible à la musique des mots qu'à leur signification, il a rajouté: -C'est un peu comme courir.

Voilà Ch. tout entier dans ces mots: préservant sa pudeur naturelle et totalement confiant dans l'intelligence de son interlocuteur. J'ai apprécié qu'il rende un tel hommage à la mienne.

L'immeuble d'en face.

De l'autre côté de la rue, juste en face de chez moi, il y a un vieil immeuble du XIX° siècle, banal par son architecture mais fort intéressant par ses occupants.

Ainsi souvent peut-on me surprendre à la fenêtre, soulevant le rideau pour observer les us et coutumes de mes voisins d'en face. Est-ce là un comportement de voyeur? Je ne crois pas, n'ayant nulle pensée grivoise au fond de l'esprit: j'ai toujours aimé regarder vivre les gens dans leur intérieur, quand ils sont vraiment eux, et je ne me culpabilise pas de cette saine curiosité. Si je les regarde, c'est qu'ils m'intéressent; s'ils m'intéressent, c'est que je les aime.(Bien sûr, si, de surcroît, ils sont beaux, l'oeil peut s'attarder à rêver un instant de plus.)

Au premier étage gauche habite toute une famille d'indonésiens, petits et un peu ronds, qui ne sont pas toujours là et semblent constamment en train de déménager. A droite, un couple, turc probablement, avec un nourrisson. Tous deux sont gros et fort beaux par la finesse de leurs traits. Elle, plus enveloppée que lui, se met souvent à sa fenêtre, graisse des coudes calée contre la balustrade, pour fumer placidement une cigarette. Lui arpente fréquemment le trottoir du quartier, comme en attente de quelqu'un ou de quelque chose.

Le deuxième droit est resté longtemps vide après le départ de ses occupantes d'origine ou presque, deux vieilles demoiselles à qui, selon les dires de la pharmacienne, toujours bien informée et toujours bien disposée à communiquer ses informations, appartenait cet immeuble. C'étaient deux petites vieilles charmantes, l'une voûtée, presque cassée en deux, l'autre, sa soeur, droite comme un i, toutes deux arborant un chignon strict dont, jamais, je n'ai vu dépasser une seule mèche . Toujours selon la pharmacienne, elles concoctaient dans leur cuisine des tisanes, des remèdes de bonne femme, des mélanges de plantes qu'elles faisaient sécher et combien d'autres préparations mystérieuses. Bien que directement sorties, pour moi, du XIX° siècle de Balzac, elles possédaient une petite voiture blanche (ne me demandez pas la marque!) et c'était toujours un plaisir de les voir s'en aller dans leur véhicule, après avoir bloqué la rue pendant un bon quart d'heure avec leurs manoeuvres. Un jour, elles sont parties définitivement et l'immeuble, vendu, a peu à peu bénéficié des travaux auxquels il aurait dû avoir droit depuis de nombreuses années. Aujourd'hui, un jeune couple vient de s'installer chez les anciennes apothicaires. Je ne les ai pas encore suffisamment observés pour en dire quoi que ce soit.

Le deuxième gauche est occupé par des asiatiques, probablement des chinois, un couple d'une trentaine d'années qui ne cesse de m'intriguer: en effet, je les vois régulièrement, chaque soir, parcourir de long en large une pièce de leur appartement, très souvent la cuisine, mais ce peut être aussi le salon, l'un derrière l'autre, chacun les bras croisés, se suivant sans jamais se rencontrer, l'air méditatif et absorbé. S'agit-il là d'une invocation, d'une prière, d'un rite religieux oriental? Je n'en sais rien. Ce que je vois, c'est que cela dure longtemps et que jamais le rituel ne change.

Juste au-dessus, un autre couple asiate, des japonais ceux-là, un peu plus jeunes que les autres. Eux aussi, comme les turcs, sont très beaux. Avant de s'installer, ils ont passé plusieurs mois à restaurer les lieux. Non pas seulement d'un coup de peinture rafraîchissant, mais avec une minutie et, apparemment, une maniaquerie surprenantes. Je ne les ai jamais vus travailler autrement que masqués et revêtus d'une combinaison de cosmonaute, même par grosse chaleur.

Leur voisin de droite est sans doute le plus ancien occupant de l'immeuble, non par l'âge mais par la date d'arrivée. C'est sans aucun doute aussi le plus surprenant. Petit, noiraud, l'air toujours chafouin, il est probablement d'origine portugaise ou espagnole. Ce jeune homme d'une trentaine d'années n'est pas à proprement parler beau mais dégage une force sensuelle assez extraordinaire, à laquelle, dans les premiers temps de mon installation ici, je fus sensible. Je fus, car aujourd'hui je ne le suis plus. Jalousies toujours baissées, il se promène torse (au moins: je ne peux en voir plus, mes fenêtres étant légèrement plus bas que les siennes) nu été comme hiver, se met très rarement à la fenêtre et, lorsque par hasard il le fait et qu'il voit les miennes ouvertes, se précipite à l'intérieur comme si quelque guêpe l'avait piqué et se barricade à nouveau derrière fenêtres et volets. Pourquoi cette attitude? Je ne comprends pas, n'ayant jamais rien fait qui puisse le mettre mal à l'aise.

Le dernier étage est sans doute loué, ainsi que les chambres aménagées dans les combles, à des étudiants et, ceux-ci changeant chaque année, je n'ai jamais pris la peine de m'intéresser à eux.

J'aime cet immeuble. D'abord par la personnalité de ses anciennes propriétaires et surtout à cause de son cosmopolitisme, surprenant dans ce quartier. Je sais que si, un soir, supposition totalement irréaliste, je n'ai rien à lire, je pourrai m'installer face à ma fenêtre et regarder, de l'autre côté de la rue, comment va le monde.

samedi 19 janvier 2008

Pensées

Il me semble me souvenir que Pascal, dans les Pensées, évoquait la puissance de la mouche qui, à elle seule, par le bruit de ses ailes, en vol, peut empêcher le cerveau de l'homme de fonctionner correctement. J'ai essayé à l'instant de retrouver le passage dans mon vieux bouquin datant du lycée: en vain.

Sans doute, l'attente et la suite d'une intervention chirurgicale, assez bénigne en soi, ont-elles eu sur moi la même force, au point de me faire oublier l'orthographe la plus élémentaire. Encore merci à ceux qui, avec beaucoup de tact, ont pointé les erreurs du doigt (et qu'ils veuillent bien, d'avance, m'excuser pour les suivantes!)

Merci également à tous ceux qui m'ont envoyé un petit message d'encouragement. En fait, l'intervention a déjà eu lieu, hier soir, d'où une fatigue certaine. Je ne tiens pas à m'étendre sur un sujet qui n'a aucun intérêt et que je n'ai évoqué que pour m'excuser du manque de billets hier sur mon blog. Si j'y reviens ce soir, c'est pour réitérer ces remerciements à des êtres qui, sans que je les connaisse, ont eu une "pensée" pour moi.

Haro sur le baudet

Vu à la télévision que plusieurs villes lançaient une campagne d'affichage contre l'invasion des trottoirs par le mégot.

Donc, résumons-nous: on interdit aux fumeurs de s'adonner à leur vice (à leur plaisir, diront d'autres) dans les lieux publics fermés, ce qui, en soi, me semble une bonne initiative. Quand je fumais encore, j'étais écoeuré par l'odeur de certains bars ou restaurants. La puanteur du tabac sur mes vêtements et sur ma peau a été la cause déterminante de ma volonté d'arrêter, bien plus que le prix toujours plus élevé du paquet ou les admonestations médico-moralisatrices de certains collègues qui, elles, m'incitaient plutôt à en reprendre une autre.

Et maintenant qu'on les a envoyés se geler sur les trottoirs (je ne suis pas en train de les plaindre), on voudrait qu'il ne traîne plus aucun mégot sur lesdits trottoirs. D'accord pour un peu de discipline: les caniveaux, ça existe et, en visant bien, on doit pouvoir les atteindre facilement.

Mais alors, qu'on y aille franchement: enlevons de nos trottoirs tout ce qui les pollue. Une liste, en dehors de la crotte de chien à qui tout le monde pense: les publicités sur pied pour divers magazines devant les marchands de journaux, les tarifs du petit coiffeur pour dames (ou pour hommes, mêmement), la liste des préparations du traiteur disponibles à l'intérieur, l'étalage du fleuriste au moment des fêtes de Noël, quand les sapins obligent au slalom, le menu/plat du jour de la gargote du coin, les barrières, panneaux, contrepoids oubliés par les services de voirie de la ville, les cartons du commerçant qui vient d'être livré (par un énorme camion en double file) et qui n'a même pas pris la peine de les découper, les terrasses des bars et restaurants aux emplacements que les municipalités louent maintenant dès que pointe le premier rayon de soleil, et, the last but not the least, ces engins hauts sur roues, pollueurs par la vue et l'odorat, que la moindre mère de famille d'un quartier huppé possède pour véhiculer sa progéniture jusqu'à son établissement scolaire, parce qu'ainsi "on risque moins l'accident!" ( A quand la libre circulation des tanks? C'est encore plus solide!)

Alors, qu'on change un peu de cheval. Laissons les fumeurs se faire à leur nouvelle vie et arrêtons de tirer sur la même ficelle: j'en connais qui vont finir par craquer.
Petit conseil supplémentaire: demandez aux aveugles, messieurs les édiles, ce qu'ils en pensent. Ils ont sans doute, eux aussi, d'excellentes idées.

Des goûts et des couleurs.

Pendant ma longue attente dans la salle du même nom, hier soir, à la clinique, j'ai eu le temps de terminer le roman de Muriel Barbery, Une gourmandise. L''auteur de L'Élégance du hérisson publiait là, en 2000, son premier livre.

Un bourgeois, grand critique gastronomique, sur son lit de mort voudrait retrouver une saveur qui le hante, La Saveur. Mais il ne sait pas de quelle saveur il s'agit, quel aliment la dégage ni à quelle occasion il l'a approchée pour la première fois. Il va donc égrener, au long de courts chapitres, ses souvenirs de repas ou de beuveries, en ayant pour contre chant les remarques acerbes ou amoureuses de ceux qui ont partagé sa vie.

Écrit dans un vocabulaire riche et varié, souvent poétique, ce livre, original, comporte quelques pages si sensuellement évocatrices que l'on y a l'eau qui monte à la bouche. Hélas, le procédé répétitif de la présentation des mets, simples ou composés, finit par lasser et lorsqu'arrive la révélation, en bout de roman et de vie pour le critique, il faut bien dire que le dévoilement de ce mystère a perdu beaucoup de son intérêt.

Précoce.

Les arbustes des haies le long des rues de Lyon sont déjà en bourgeons, voire avec quelques fleurs écloses pour certains. Sur mes balcons, les chèvrefeuilles mettent de nouvelles pouces, toutes tendres. Ont-ils eu suffisamment de temps pour se reposer? Je me suis laissé prendre: je n'ai rien taillé.
Au cours d'une promenade dominicale récente avec ma mère et ma soeur, nous avons aperçu un rosier toujours fleuri. C'est agréable, mais je regrette le marquage plus spécifique des saisons, surtout en ville où on ne faisait déjà que les deviner.

vendredi 18 janvier 2008

Abstinences

Pas de course à pied, pas de vélo, pas de sexe pendant une petite semaine. Conséquences annoncées d'une biopsie de la prostate. Ça va être gai!

Ce soir, impossible d'écrire quoi que ce soit. Pas de billets non plus, donc. Ne font que tourner dans ma tête les recommandations pré-citées. Et puis tout de même un petit besoin de repos. A demain.

PS: Profitez-en pour aller faire un tour dans certains des blogs que je lis régulièrement: en bas, à droite. On y trouve de belles choses.

jeudi 17 janvier 2008

Objets inanimés

Vaguement entendu ce matin sur France Inter, alors que je profitais de mes derniers instants de somnolence, quelques minutes avant six heures et demi, que l'on y parlait de la parution d'un livre, dont le titre m'a maintenant échappé, sur l'amour porté aux objets.

Comme je suis depuis toujours, et particulièrement depuis la mort de Pierre et celle de mon père, saturé d'objets dans mon appartement, au point d'être parfois pris d'une envie irrésistible de partir m'installer dans une cellule de chartreux, l'annonce de cette parution m'a fait réfléchir dans le courant de la journée.

Quel objet me tient particulièrement à coeur? Y en a-t-il un? Plusieurs? Aucun? Pourquoi celui-ci plutôt que celui-là? Est-ce une raison sentimentale, esthétique, de valeur marchande, qui guide mon choix?

Je pensais voir défiler dans mon cerveau l'innombrable contenu des étagères, tiroirs, dessus de meubles, bibliothèques, cartons remisés à la cave ou au grenier, toutes les strates accumulées ces trente-cinq dernières années. Or, sans que j'aie besoin de chercher, deux objets se sont immédiatement imposés à moi.

Le premier est la lampe de mineur de mon grand-père, que ni mon père (P2), ni mon oncle, qui avaient exercé ce métier, n'ont voulu conserver, peut-être parce qu'elle leur rappelait des moments trop difficiles. J'étais fou de bonheur quand il me l'ont proposée. J'ai passé mon enfance dans cet univers des mines à la campagne, près de Saint-Etienne, et je ne pourrais jamais renier ces racines. Je crois que seuls ceux qui ont connu ce microcosme peuvent vraiment comprendre ce que je veux dire.

C'est une lampe essentiellement en cuivre, un peu cabossée, un peu déjetée, dont la partie inférieure, le réservoir, se dévisse et le haut présente un crochet pour la suspendre quand le travail nécessitait les deux mains, ce qui devait être quasiment toujours le cas. Je me souviens vaguement avoir vu, quand j'étais enfant,une lampisterie, la pièce où les mineurs rangeaient leur lampe après leur journée de travail, et une autre pièce où pendaient à des cintres en hauteur les vêtements de rechange de ces travailleurs de force.

Le deuxième objet vient également de chez ma grand-mère paternelle. Il s'agit d'une petite sculpture tout simple et sans grâce particulière, probablement taillée à la main dans je ne sais quel bois des plus communs, représentant un cochon dont le dos est constitué d'un couvercle amovible. C'est un objet lié au moment du mariage.

Peu de temps avant leur future union, les fiancés passaient dans leurs familles et chez les familles amies et alliées, comme l'on disait à l'époque, pour annoncer l'heureux événement des épousailles, et offraient, la jeune fille du "sucre", c'est-à-dire des dragées (ce qui se fait encore, mais pas de la même façon), le jeune homme du tabac à priser qu'il transportait dans le ventre du petit cochon.

Mon père (P1)et ma mère, aux dires de ma grand-mère, l'auraient utilisé avant de se marier. Si, quand j'étais enfant, ce cochon m'attirait en tant que possible jouet, il est maintenant sagement rangé sur une étangère de bibliothèque et fait partie de mon univers familier.

Ainsi donc, les deux objets qui se sont immédiatement imposés à mon esprit sont deux souvenirs de famille. Moi qui, adolescent (et même longtemps après), portais au pinacle la fameuse phrase de Gide: "Familles, je vous hais."!
Le plus curieux, c'est que je ne me sens pas en contradiction avec moi-même.

On solde.

Grosse fatigue ce soir, mal de gorge, courbatures: j'ai "fait les soldes" à la Part-Dieu!

Comment peut-on aimer ça? J'ai choisi le jeudi après-midi pour éviter l'affluence, et je n'ai pas eu tort, même si la foule présente était déjà conséquente. Je savais exactement ce que je voulais, plus exactement ce dont j'avais besoin: une nouvelle paire de chaussures de course à pied. Si l'on veut pratiquer ce sport sans risque, sans s'exposer à des maux divers , il faut être bien équipé et par conséquent y mettre le prix. Trente pour cent de réduction sur une paire ne sont donc pas à négliger.

J'ai eu la chance d'avoir affaire à (tu as vu, J., je n'ai pas dit:je suis tombé sur!) un jeune vendeur qui connaissait bien ce sport pour le pratiquer lui-même, en montagne, de façon assez intensive. Bons conseils donc et bon échange autour des joies que cela apporte de courir. Deux ou trois autres achats mineurs dans le même magasin, et l'histoire était bouclée.

Mais il a fallu que je retraverse tout le centre commercial pour regagner la sortie la plus proche de chez moi. Et ça, c'est une rude épreuve, même en faisant l'effort d'être attentif aux visages croisés. Malheureusement, je n'en profite jamais dans une foule: il me vient tout de suite des envies de foncer dans le tas, d'écraser, de m'échapper au plus vite, de mettre des kilomètres entre les gens et moi.

Je pensais, avec l'âge, pouvoir raisonner ces pulsions: elles ne font que s'aggraver et se manifestent même dans des soirées entre amis où les invités sont trop nombreux. Là, je ne fonce pas, je mets le pilotage automatique, et, à la fin, je ne sais plus qui était là, ce que j'ai pu dire et ce qu'on a pu me répondre.

Et puis il y ces étalages de marchandises, palpées, essayées, adoptées, rejetées, triturées, enfouies, déterrées,désirées, méprisées, salies, ce magma toujours en mouvement et chauffé par la fièvre mercantile. Cela m'écoeure, particulièrement pour les livres, qui sont pour moi, pauvre imbécile, des objets uniques.

Ce soir, j'ai mes chaussures, mais je n'ai plus de jambes!

mercredi 16 janvier 2008

Ire.

Il faut que je le dise. Depuis déjà plusieurs années, je suis furieux contre une pratique qui, malheureusement, a tendance à se généraliser.

Les services publics étant, selon certains, déficients (c'est peut-être vrai, mais quand je vois le travail que ma soeur abat jour après jour, je trouve qu'elle est vraiment conne!), on peut de plus en plus les délaisser au profit d'entreprises privées qui, pour un prix évidemment largement supérieur, assure le même service, en dix fois plus rapide.

Je parle là des livraisons de colis à domicile par UPS. J'ai eu à faire une seule fois à eux, lors de la réception de ma freebox: il a fallu que j'aille moi-même la récupérer un vendredi soir au fin fond d'une banlieue de Lyon, tout ça parce que UPS ne pouvait, même approximativement, me fixer une heure de livraison. Et grande fut ma surprise lorsque je pus repartir avec le précieux objet sous le bras sans que personne, à aucun moment, n'ait vérifié mon identité. Bel exemple de service admirablement rendu!

De plus, et la dernière expérience date de cet après-midi, alors que je revenais à vélo de ma course (à pied) au parc (enfin!), ces gens-là, pour livrer plus rapidement, n'hésitent pas à interpréter à leur manière le code de la route, voire à le piétiner allégrement et dangereusement: on s'arrête n'importe où, en double file, on bloque toute une rue pendant un quart d'heure, on se fout du vulgum pecus, pourvu que le carré de soie de Madame Ducon caresse les rides de son cou dans les délais promis.

Même remarque pour les livreurs de pizzas à mobylette (non, pas les pizzas, les livreurs!). Combien sont-ils payés pour jouer ainsi avec leur vie chaque soir? Publiera-t-on un jour les statistiques des accidents pour ce job? Ces gamins restent-ils longtemps esclaves d'un système imbécile? Je ne sais pas, mais j'ai envie de hurler chaque fois que l'un d'entre eux déboule devant ma voiture sans prévenir, hurler contre son employeur qui le force à faire n'importe quoi, hurler contre lui pour qu'il fuit très vite cet univers esclavagiste et trouve autre chose pour gagner quelques sous.

Il va bien tout de même un jour falloir aller moins vite!
Allez, tiens, pour finir la soirée, je m'en vais m'écouter la Symphonie n°3 de Gorecki: j'en aime particulièrement le premier mouvement: lento-sostenuto tranquillo ma cantabile. Pas vraiment rapide donc. Pas vraiment gai non plus, mais TRANQUILLO.

Visite

Comme prévu, ils sont venus ce matin, cinq profs et la directrice adjointe, pour recevoir la manne.

Parmi eux, deux hommes, jeunes, l'un, prof d'histoire, très "politique" et cherchant visiblement à bien se placer auprès de l'adjointe de direction (cette attitude-là me fait toujours hurler de rire quand je la remarque: la courbette est sans doute nécessaire pour atteindre les bas placés!), l'autre, professeur de math, très jeune et très timide. Il m'a plus avec ses cheveux courts et tirant sur le roux, mais pendant toute la réunion, je n'ai pu le voir qu'à contre jour. Les trois femmes (hors direction) étaient de loin les plus intéressantes.

Le plus cocasse, c'est la position dans laquelle on se retrouve dans ces moments-là: que ce soit devant des collègues, des spécialistes à l'académie ou des journalistes, il faut se conformer au rôle que l'on vous a attribué. Vous êtes censé être un pro de la pédagogie raisonnée, alors ayez-en l'attitude et le langage, les tics et l'autosuffisance, la position au bureau, les silences, les embarras, les enthousiasmes.

Sauf pour l'autosuffisance, à laquelle je me refuse, j'intègre assez bien le personnage. Mais, chaque fois, à l'intérieur résonne un immense rire rabelaisien. Je n'ai jamais été et ne serai jamais un pro de quoi que ce soit. Si je réussis dans mon travail (parfois, oui, tout de même), c'est que j'aime les enfants, je l'ai déjà dit, et que grâce à cela, je les décrypte assez bien.

D'autre part, je n'accorde pas aux techniques pédagogiques et à la logorrhée des linguistes une importance telle que je perde du temps à les étudier et à les mettre en pratique. Je préfère aux palmes académiques les simples paroles d'une ancienne élève de seconde rencontrée quelques années plus tard:
"-Monsieur, c'est vous qui m'avez fait découvrir la littérature. Grâce à vous, j'aime Maupassant."
Et pardon pour l'orgueil que j'en retire. Je ne serai jamais un doctus cum libro: je souhaite à tout un chacun d'être felix cum libris, et dans la mesure de mes petits moyens, je me consacrerai à cet idéal encore quelques années.

mardi 15 janvier 2008

Anonyme

Comme je l'ai déjà dit, je suis très curieux de qui vient passer quelques secondes ou de plus longs moments dans ce blog.

Je consulte régulièrement mon traceur, tout heureux d'y voir apparaître d'autres pays, d'autres régions de France ou d'ailleurs. Certains visiteurs sont là par hasard, je le sais. D'autres me font un grand plaisir en venant régulièrement, voire tous les jours lire mes billets. S'il vous plaît, vous qui faîtes le choix de taper mon adresse, expliquez-moi pourquoi. Je ne cherche pas de compliments éhontés, simplement je voudrais savoir ce qui vous attire ici, ce qui vous plaît et surtout ce qui vous écorche un peu. Montrez-moi mes manies, mes tics. Lorsque un de mes amis m'en fait remarquer à l'oral, je lui en suis toujours reconnaissant (n'est-ce pas, J.?). J'attends vos critiques, positives ou négatives. N'hésitez pas. Échangeons.( Je commence moi-même à laisser quelques commentaires par ci par là. Oui, j'ose.)

Sur mon billet du 31 décembre, un anonyme m'a adressé, le 8 janvier, un commentaire me souhaitant "une année de beaux écrits". Anonyme il est resté. J'espère, en écrivant ce que j'écris, lui donner parfois un peu satisfaction.

Innovation.

Est-ce à cause du vent, des nuages, de la période post-fêtes, je sens tout le monde tristement mélancolique en ce moment, moi le premier. Et si j'aime une certaine mélancolie, je n'aime pas être triste. Allez, pépère, du positif!

Demain, matinée chargée. Outre les cours traditionnels, nous devons, avec des collègues, accueillir six profs d'un collège d'Oyonnax intéressés par l'innovation pédagogique mise en place chez nous depuis maintenant trois ans. Une bonne heure sera consacrée à la présentation du cadre de cette pratique par G., un de ses concepteurs, et à nos témoignages sur l'expérience vécue au cours de ces dernières années. Cela ne sera intéressant qu'à la condition que ces gens ne viennent pas chercher des solutions toutes prêtes, des conseils clés en main, mais que s'instaure un réel échange. Pour l'avoir vécu plusieurs fois, je sais que ce n'est pas toujours le cas.

Ensuite, ils assisteront pendant une heure et demi au cours que nous donnerons, une collègue d'anglais ( une de mes anciennes élèves) et moi, sur les contes, contes traditionnels et contes détournés.
Je regrette un peu que leur venue ne coïncide pas avec un cours en commun avec S., en français et histoire. Je me sens plus à l'aise avec lui et l'osmose est meilleure entre nous pour l'approche et la présentation des thèmes abordés. (Rappelle-toi, S. , qui vas lire ça, le surnom que je nous ai trouvé un jour!).

Mais bon, ce sera avec les sixièmes, que j'aime beaucoup, et j'espère que parmi les visiteurs, il y en aura au moins un pas désagréable à regarder: pardon, mais ça me stimule toujours.

Pan.

Presque chaque jour, je longe en roulant un immeuble dont il ne reste que quelques pans de murs accrochés aux maisons voisines.

Cet immeuble, petite construction modeste et sans grâce du XIX°siècle, s'est effondré une nuit, il y a cinq ou six mois, après avoir eu la politesse de prévenir ses occupants quelques heures à l'avance par de sinistres craquements.

Aujourd'hui, plus personne ne semble en parler dans le quartier. Après avoir fait la une de l'actualité, il attend qu'on veuille bien l'achever. Il y a une certaine impudeur à montrer ainsi ce qui reste de la vie passée, ces morceaux de papiers peints, ces morceaux de vies anonymes collés à des pierres branlantes. C'est un peu comme une très vieille femme dont les jupons relevés jusqu'aux genoux montreraient des dessous douteux et malodorants sans qu'elle-même en ait conscience.

Je n'aime pas voir ces ruines impudiques. La maison de mon enfance a été démolie. La sachant condamnée, à l'insu de tous, je suis allé, un jour, avec une masse subtilisée à mon père,détruire tout ce que je pouvais à l'intérieur, les closons, les cheminées, les placards, les rampes d'escaliers. J'ai fait ça par respect pour ces murs qui avaient vu passer quatre générations de ma famille. Personne d'autre n'avait le droit d'y toucher que moi. Sans doute un cavalier éprouve-t-il la même chose en abattant son cheval blessé. J'avais les yeux aveuglés de larmes mais je criais pour accompagner et amplifier chaque coup porté. Ensuite, je suis parti sans me retourner: la page devait et pouvait être tournée. J'avais vingt ans.

Mais je ne peux voir un reste de papier peint à fleurs délavé sur un mur croulant sans un pincement au coeur.

Tout à côté de l'immeuble, mon père venait chaque semaine chercher ses magazines. J'ai pensé ce soir qu'il aurait certainement trouvé à faire un jeu de mots approximatif sur la situation. Ça aussi, ça me manque.

lundi 14 janvier 2008

Violon, en mineur.

Une certaine fatigue ce soir, comme tous les lundis, une fatigue que je n'aime pas car elle est de celles, nerveuses, qui empêchent de dormir. Est-ce dû à une journée particulièrement chargée au travail, à une reprise de rythme un peu difficile, à une tension inconsciente accumulée le dimanche en famille, à ne pas savoir comment je vais retrouver les uns et les autres? Chaque lundi m'est un peu dur.

De plus, aujourd'hui, l'hiver semble arriver: froid et humidité, Lyon comme je ne l'aime pas, quand elle nous rappelle qu'elle possède deux fleuves et un grand couloir pour les vents du nord. Une seule consolation: ces jours annonciateurs de pluie (ou de neige) nous dévoilent une vue splendide sur toute la chaîne des Alpes, au loin, dominée par le massif du Mont Blanc, si net qu'on le dirait tout proche.

H., une amie, m'a prêté sa voiture, en attendant la livraison de mon carrosse. Je n'ai donc pas pris de vélo aujourd'hui, pas plus que je n'ai fait de course à pied depuis bientôt quinze jours, par manque de temps. Je crois que je ne peux plus me passer longtemps d'un effort physique intense. C'est de plus en plus nécessaire à mon équilibre.

Ou alors il y a bien une autre interprétation à cette relative nervosité. La perspective d'une biopsie à faire pratiquer vendredi en fin d'après-midi me pertuberait-elle plus que je ne me l'avoue consciemment? Je suis très fort pour aplanir le monticule de la taupe, mais je ne peux jamais me résoudre à tuer l'animal!

Pour finir sur une pointe d'humour, entendu dans le métro ce matin: un enfant qui retrouvait un des ses amis et lui annonçait, tout fier qu'il descendait au prochain arrêt: "Violon". C'est, en tout cas ce que j'ai compris. Je suis sorti de la rame en même temps que lui, mais pour moi qui suis un quinquagénaire confirmé, la station s'appelle "Vieux Lyon". Bah! On a l'âge de ses stations!

Pas vraiment un choc.

Le roman de Amara Lakhous, Choc des civilisations pour un ascenseur Piazza Vittorio, (Actes Sud) n'en est pas vraiment un pour moi.

Chaque habitant d'un immeuble dit sa vérité sur la disparition d'Amedeo, un homme respecté de tous et qui pourtant est suspecté d'être l'assassin d'un jeune voyou égorgé dans l'ascenseur de cet immeuble. Entre ces chapitres de témoignages sont intercalés des "Hurlements" d'Amedeo, petits textes datés parfois avec plusieurs mois d'intervalle, qui m'ont fait penser souvent à des billets de blog. La dernière vérité est celle de l'inspecteur, présentée finement avec un double aspect: côté pile et côté face. Je ne la dévoilerai évidemment pas.

Livre gentil, agréable à lire, malgré certaines simplifications, certaines caricatures dans les portraits des différents personnages. Je suis surpris qu'il ait remporté un tel succès, inattendu, en Italie en 2006 au point d'obtenir deux prix littéraires, et que le cinéma s'intéresse déjà à lui.

Pour moi, hormis quelques belles échappées, trop rares, sur les paysages romains, le plus intéressant reste le délire d'un des personnages associant ascenseur et civilisation. Le reste me semble terriblement "mode". Il faut dire que, pour n'importe quel roman, passer tout de suite après Stegner n'est pas le meilleur moyen d'être mis en valeur.

dimanche 13 janvier 2008

Miroir, gentil miroir...

Dans un journal gratuit du soir distribué dans le métro vendredi dernier, et pas lu jusqu'à ce jour, je trouve aujourd'hui les résultats d'un sondage exclusif CSA/Direct soir après la conférence de presse donnée par le président de la République Française le 8 janvier dernier. Une seule question : (...) Estimez-vous que lors de cette conférence de presse, il a été...? Et suivent 11 qualificatifs appelant des réponses affirmatives, négatives ou indécises. Le plus intéressant, ce ne sont pas les résultats obtenus par super Nico, c'est plutôt le choix des adjectifs proposés au jugement de 808 personnes.

- dynamique: bien sûr, on aime qu'un chef de l'Etat fasse autre chose qu'inaugurer les chrysanthèmes. On peut se demander toutefois si le mouvement, surtout perpétuel, est une vertu.

- moderne: le grand mot est lancé. mais, au fait, que veut-il dire?

- courageux: là encore, nous aurions besoin d'un peu plus de clarté pour répondre. Le courage s'exerce dans des situations précises, face à des personnes, à des actes que l'on veut combattre: il nous faut donc savoir contre qui ou quoi Nicolas Sarkozi veut réellement se battre.

- clair: même remarque que pour le précédent.

etc, etc.

Je ne comprends pas l'intérêt de ce type de sondages, sinon d'imposer à visage couvert une dérive à mon avis déjà bien réelle dans la conception du rôle d'un politique. De l'homme au service (définition même du "ministre"), on passe à l'homme en représentation, du président au comédien, du garant au gourou. Tous les adjectifs lancés en pâture aux personnes choisies pour ce sondage sont des qualificatifs portant uniquement sur l'être et son apparence. On se croirait aux jeux du cirque, quand la foule en délire avait à condamner ou gracier un gladiateur vaincu.

Mais je m'en fous (en politique en tout cas), de l'homme et de son apparence. Je ne demande pas à un chef de l'Etat de paraître, mais de gérer. Pour l'apparence, tenez, tournons quelques pages de ce gratuit du soir et arrêtons-nous sur un autre article portant sur l'annulation de la 65° cérémonie des Golden Globes, suite à la défection de nombreux acteurs désireux de ne pas aller à l'encontre d'un mouvement de grève des scénaristes .

Juste en dessous du titre, une photo de George Clooney déclarant: "Je suis membre de six syndicats. Il est hors de question que je traverse des piquets de grève." Si vous me posez la question de savoir si je le trouve dynamique, moderne, courageux, clair...., je réponds sans hésiter oui à tout. Mais nous ne parlons plus de la même chose.

Mon principal souci, en revenant à la politique, est que cette volonté de paraître absolument n'apparaît pas que dans les questions des journalistes, mais semble largement acceptée et mise en oeuvre dans les deux camps. Alors, pour bientôt un combat à mort, façon antique, dans les Arènes de Lutèce, entre le samnite Nico et la rétiaire Ségo? Prévenez-moi, je ne veux surtout pas voir ça!

Homo Gallicus

Ce matin, en ouvrant mes volets, j'ai vu passer sur le trottoir d'en face l'archétype du français moyen selon les autres peuples: le béret sur la tête, la baguette de pain frais sous le bras, le profil bien rondouillard. Super Dupont dans toute sa splendeur. Cela m'a fait rire. La journée commençait bien.

Mais il faut conseiller à nos observateurs étrangers d'apporter au moins une correction, d'ajouter une caractéristique à notre portrait franchouillard: le chien, prolongement indispensable de la main de l'homo urbanus. D'ailleurs, regardez bien, sur la photo précédente, sous le sapin ...

Civisme

samedi 12 janvier 2008

Dies ad machinam.

Journée mémorable que ce jour d'aujourd'hui: j'ai acheté une voiture!

Pour la première fois de ma vie, je suis entré chez un concessionnaire pour faire l'acquisition d'un véhicule. Cette épreuve m'avait été jusqu'alors épargnée par mes amis, qui me revendaient, ou mon père, qui me donnait, leurs vieilles guimbardes.

Mais, aujourd'hui, j'ai franchi le pas, accompagné d'un ami censé faire le poids, impressionner le vendeur par sa connaissance des modèles et la pertinence de ses remarques sur les cylindres ou autres mystérieuses réalités des moteurs, deux compétences qui sont à des milliards d'années-lumière de mes capacités personnelles.

Pas de chance: cet ami n'en savait, au final, guère plus que moi. Divine surprise: le commercial était "humain", je veux dire par là qu'outre un joli minois, il avait pour lui (et surtout pour moi) de parler un langage directement accessible, de comprendre mes explications hésitantes, de ne pas se payer ma tête chaque fois que j'ouvrais la bouche et de ne pas vouloir à tout prix me vendre ce que je ne désirais pas.

Nous avons même engagé une conversation plus personnelle. Son nom étant de consonance italienne, je lui ai posé la question de ses origines. Il était sicilien, de la région de Cefalu. L'aile du souvenir, un voyage avec Pierre, m'a alors effleuré la mémoire. J'ai voulu lui parler de la Cathédrale et de sa splendide mosaïque du Christ Pantocrator, que je connais, mais, me souvenant d'où j'étais, j'ai évoqué le Club Med, que je ne connais pas. (Je m'en veux parfois d'être comme je suis!)

Au final, me voici débarrassé d'une sacrée corvée à laquelle, finalement, je n'ai sacrifié qu'une seule après-midi. Le concessionnaire se charge de toute la paperasse. Je n'aurai plus qu'à faire un chèque, à la livraison, dans une dizaine de jours.

Au fait, la marque de la voiture? Une gris métallisé!

Five easy pieces.

Vus dans le métro ces derniers jours:

- les visages fatigués des voyageurs, les traits tirés, les yeux fuyants, la mine absente, au mieux indifférente. Un regard qui se pose et glisse sans accrocher, une silhouette qui vient remplacer une silhouette à chaque station, d'autres êtres aperçus furtivement dans l'autre rame et dont on peut croiser le regard parce qu'il n'a pas le temps de se détourner avant de disparaître. Une écrasante marée de couleurs ternes, manteaux, pantalons, souliers, capuches, écharpes, cagoules, tous noirs, gris, sales, usés, froissés, tachés. Les odeurs de parfums lourds se mêlant, ou tentant de remédier, aux restes de transpiration de la veille, auxquels vient s'ajouter le doucâtre écoeurement des croissanteries industrielles. On finit sa nuit, en rêvant d'être au soir.

- un jeune homme debout jetant des regards insistants sur un autre jeune homme, assis à côté de moi. Le voyageur sur pattes est mignon, ce que je peux voir de mon voisin sans risquer un torticolis semble aller dans le même sens. Que va-t-il se passer? Rien. Dès que des places se libèrent, le jeune homme debout va s'asseoir, en choisissant une qui lui fait nous tourner le dos. Pourquoi ne pas avoir prolongé ce moment de cache-cache, où l'on se regarde sans se regarder, où l'on ne sait rien encore de l'autre, où tout est plaisir, où tous les possibles vous sourient? Tout doit-il passer par le virtuel aujourd'hui? Le désir non satisfait dans l'instant meurt-il aussitôt comme une plante qu'on oublie d'arroser?

- une grosse dame assise en face de moi, anorak vert pomme, cheveux blond vénitien permanentés de frais, doigts boudinés accrochant fermement son sac à main sur son giron, le regard furieux fixé sur deux jeunes femmes de vingt ans environ, brunes et belles toutes deux,qui parlent entre elles une langue que je ne reconnais pas . La femme, caricature de la concierge ou de la femme de ménage, doit être italienne du nord, Trentin ou Vénétie, les jeunes filles orientales, peut-être d'une république musulmane de l'ex URSS. Si les yeux de la dame pouvaient traduire en paroles ses pensées intimes à ce moment-là, ils diraient sans doute : " Ma ché, ié né comprends pas ché si puo parler oune langue cosi! Certo, cé sont des salvages."
Belle exemple d'intégration!

Entendu dans le métro ces derniers jours:
- le silence assourdissant dans le wagon du funiculaire lorsque, après être entré en gare, il va doucement finir son trajet contre la butée. Et cela, à la montée seulement, alors que seule la descente est susceptible d'impressionner. Pourquoi?
On se surprend soi-même à retenir son souffle, à l'unisson de ses compagnons de voyage.

Pensé dans le métro ces derniers jours:
- il me tarde d'être sur un vélo!

vendredi 11 janvier 2008

La grande maison..... à côté de la petite.

Ma mère m'a raconté hier pour la énième fois une petite anecdote concernant mon enfance.

J'étais un garçon un peu mou, lymphatique, qui ne causait véritablement que deux tracas à ses parents: je refusais systématiquement d'aller à l'école, prenant appui pour cela sur des colères mémorables, et je faisais pipi au lit.

Le premier souci était vite réglé: alors que ma grand-mère, affolée par mes cris et honteuse devant les gens qui nous croisaient dans la rue, me ramenait à la maison, ma mère, manu militari, me faisait reprendre en sens inverse le chemin parcouru et là, plus question de la faire céder. Peut-être avais-je la prémonition que je fréquenterais longtemps ce lieu, plus longtemps en tout cas que tous mes petits camarades.

Pour le deuxième tracas, le remède était plus délicat à trouver, mais, les années passant, on ne pouvait tolérer plus longtemps cet état de faits. En désespoir de cause, on fit appel à Soeur Marie de Béthanie, une religieuse qui vivait au bourg avec ses compagnes et faisait office d'infirmière pour administrer quelques piqûres et changer les pansements souillés. Ma mère, élevée dans la religion, et mon père (P2), bien que profondément anticlérical à l'époque, appréciaient cette femme simple et directe, au physique rond et et aux gestes confortables.

Elle vint donc se rendre compte de visu de la situation et diagnostiqua une grande fainéantise de ma part: je préférais être mouillé que me lever pour uriner. Je n'ai gardé aucun souvenir de l'entrevue, je me souviens en revanche très bien de la phrase qu'elle m'a assénée à la fin et que ma mère m'a redite hier soir: " Si cela ne s'arrête pas, nous serons obligés de t'emmener dans la grande maison à côté de la petite." Et elle conseilla à mes parents de me faire boire chaque soir un peu de vin chaud noyé dans un grand verre d'eau. Curieux remède. Est-ce cette potion ou la phrase qui agit? Jamais plus je ne mouillai mon lit.

Mais la phrase est toujours là, dans les méandres de ma mémoire, où elle a sans doute laissé une trace indélébile. Est-ce à cause d'elle, à cause de la peur qu'elle provoqua certainement chez l'enfant que j'étais et qui s'imagina -comment?- la grande maison, que je n'arrive jamais à me coucher de bonne heure?

Sables mouvants.

D'abord dire qu'aux joies d'hier s'ajoutait bien sûr celle de la libération des deux otages en Colombie. Mais pour qui ne serait-ce pas une joie?

Ce matin, au réveil, j'ai entendu la voix d'une de ces femmes qui s'adressait, depuis l'hélicoptère qui l'éloignait de son calvaire, au président vénézuélien pour le remercier de son rôle dans cette libération. J'ai pensé que cette voix revenue de l'ombre et écoutée par des milliers d'auditeurs n'avait plus résonné pendant cinq ans que pour quelques personnes au milieu de la jungle. Et la figure de Lazare, immédiatement, m'est apparu, au sortir du tombeau.

Comment ces êtres vont-ils reprendre pied dans leur vie d'avant? Est-ce encore possible? Les leurs , bien que sans doute fous de joie de leur libération, ont aussi changé. La re-con-naissance ne sera sans doute pas aisée. Surtout pour elles, à mon avis. La vie qu'elles ont connue ces cinq ou six longues dernières années ne peut s'effacer d'un coup de rotor d'hélicoptère. Il leur en restera longtemps, toujours des souvenirs, des blessures, des regrets certains jours peut-être.

Je pense aussi à l'enfant né en captivité d'une mère otage et d'un père guérillero, élevé par une famille d'accueil. Comment pourra-t-il construire son moi véritable sur un sable aussi mouvant, reconnaître dans les traits de cette femme le visage de sa mère, celui à qui il a offert le premier sourire de sa toute nouvelle vie. Et son père, le reverra-t-il jamais?

Les projecteurs de l'actualité vont sans doute très bientôt se porter sur d'autres sujets plus brûlants. On va, sans même y penser, oublier peu à peu ces femmes, et c'est bien ainsi. Mais parfois, au détour d'une songerie solitaire, d'un échange entre amis, d'un bilan de fin d'année, il serait peut-être bon d'avoir encore une pensée pour elles, qui n'ont pas fini de souffrir.

jeudi 10 janvier 2008

Plus une.

Elle a fleuri,



l'orchidée.

Trois joies.

Trois joies de ma journée:

- Descendre la montée (elle s'appelle comme ça, tant pis pour le style) du Chemin Neuf, à midi, sur un vélo,en sachant que nous allions déjeuner ensemble avec J., même en temps réduit, et avoir sous les yeux la Cathédrale St Jean, les toits verts du Palais de Justice et ceux, de tuiles romaines, des maisons Renaissance du Vieux Lyon. Le tout sous un grand soleil d'hiver.

- Voir J. et lui dire, lui murmurer à mots cryptés, combien un de ses billets d'hier m'a rendu heureux. Ensuite, vite, l'embrasser sur la nuque, lui caresser le pli des hanches, là où sa peau est si douce et le raccompagner jusqu'à la station Vélo'v, main dans la main, l'embrasser encore avant qu'il ne s'éloigne sur sa fringante monture, et rêver des prochains baisers.

- Entendre ma mère m'avouer ce soir, la malice au coin de l'oeil, qu'elle est sortie seule dans le parc de la clinique cet après-midi et a fait sa petite promenade sans prévenir personne. Je lui ai bien sûr fait remarquer le danger qu'il y avait pour elle à agir ainsi, mais au fond de moi, j'étais fier d'elle: elle a pris une décision et en a assumé les conséquences. Pour la première fois depuis longtemps, elle ne s'est pas comportée en petite fille gâtée à qui tout est dû, mais en personne responsable,indépendante comme elle l'a toujours été profondément. Évidemment, l'infirmière, à la clinique, ne pense pas tout à fait la même chose.

mercredi 9 janvier 2008

Des nouvelles de la Prairie

Comment parler de ce roman que je viens de reposer à l'instant même, au bout de 800 pages de lecture attentive et conquise? Je crois que c'est un des plus beaux livres que j'aie lus.

Constamment, moi qui lis vite, je ralentissais ma lecture, je voulais m'imprégner, m'imaginer (me mettre en images) totalement, me délecter des mots, des fulgurances, des chemins que ces lignes ouvraient dans mon esprit. Je voyais le nombre de pages restant s'amenuiser au fil des soirées, j'en éprouvais de la tristesse, je bénissais son épaisseur qui m'empêchait de le transporter avec moi au collège, comme je le fais toujours d'un livre dans mon cartable, même si, bien souvent, je n'ai pas une minute pour l'entrouvrir.

La bonne grosse montagne en sucre (The Big rock Candy Mountain) de Wallace Stegner, publié en 1943 n'est peut-être pas un chef-d'oeuvre, c'est en tout cas un des livres qui m'accompagnera ma vie durant, un de ceux que j'aurais emportés sur l'île déserte.

Il nous raconte l'histoire d'une famille américaine, les Mason, entre les années 10 et 30,à la recherche du confort et de la réussite pour les uns, du bonheur et de la tendresse pour les autres.
Il y a le père, Harry, dit Bo, et son rêve chimérique, sans cesse recommencé, de décrocher la timbale, de s'approprier un morceau de cette grosse montagne en sucre sur les pentes de laquelle il parviendra sans jamais pouvoir en profiter.
Il y a Elsa, la mère, le personnage central du roman à mon avis, sans doute un des plus beaux portraits de mère de la littérature internationale, amoureuse de son mari et obstinée jusque dans cet amour qui la détruit et la façonne à la fois.
Il y a les deux fils: Chet, l'aîné, tôt disparu car trop aimé et trop contraint par son père, l'image viril du successeur, et Bruce, le cadet, d'abord timoré et pleurnichard, s'imposant à la fin comme le dépositaire de tous les souvenirs de sa famille.

Lorsqu'il ressortit au grand soleil,il n'éprouvait pas de chagrin, ni pour son père, ni pour sa mère ou son frère, dont les tombes se voyaient là-bas, recouvertes d'une herbe rase, à côté du trou fraîchement creusé. Il ne pensait qu'à l'éclat de ce soleil magnifiquement radieux, comme porteur d'un message ou d'une bénédiction, et il vit devant lui la vaste étendue des collines verdies par le printemps qui s'étageaient jusqu'aux pics déchiquetés dominant Dry Canyon. Le passé affluait en lui, cette impression qu'il avait déjà eue à trois ou quatre reprises de porter en lui toute l'histoire de sa famille, et il repensait (...) aux émerveillements et aux joies de ses jeunes années, et à l'ombre qui planait dans l'arrière-fond des souvenirs de sa petite enfance, d'une époque fort ancienne, cette ombre dont le sens se dévoilait lentement et incomplètement.
(Traduction de Eric Chédaille, Editions Phébus)

C'est un livre simple, dans ses mots comme dans sa visée, et beau de cette simplicité.J'y ai, moi, bien sûr, senti frémir le vent dans les hautes herbes de la Prairie.

Viatique

J'ai récupéré chez E. un exemplaire de l'Evangile selon Saint Matthieu sous la forme d'un petit fascicule publié par Bayard (Prions en Église) et offert par les trois diocèses de Savoie. Je l'ai sans presque y penser fourré dans la poche de mon manteau et, depuis la rentrée, le lis dans le métro en me rendant à mon travail (ma voiture m'a lâchement abandonné) .

La première fois que je l'ai sorti de ma poche, je n'étais pas à l'aise. C'était pour moi comme une provocation. Bien sûr, ce qui me gênait en fait, c'était le regard des autres et l'opinion qu'ils allaient avoir de moi. Un homme qui, dans une rame bondée, lit l'Evangile, ça ne doit pas être bien courant.

J'ai résisté à ce malaise: j'aurais trouvé lâche d'y céder. Pourquoi pourrait-on lire des romans à l'eau de rose, des magazines sportifs ou des journaux gratuits dans le métro et pas St Matthieu? Je suis têtu, et je voulais le lire, alors je le lis. Le premier jour, simplement, j'ai mis le pouce sur le titre, écrit en rouge au sommet de la page.

Le lendemain, j'ai eu honte de mon geste et n'ai plus rien caché. Il faut bien dire, d'ailleurs, que tout le monde se moque éperdument de ce que fait, dit, lit, écoute ou mange le voisin de siège, dans les rames à 7h30 du matin. A peine si l'on vous remarque, vous, sans parler de vos gestes.

Cela me permet d'apprécier d'autant plus la beauté de cet écrit. Ce matin, j'ai lu les Béatitudes. Je ne sais pas ce que cela m'apporte, je ne sais pas si cela m'apporte quelque chose, j'aurais parfois des questions à poser. Ce que je sais, c'est que c'est devenu comme un rendez-vous familier de chaque matin.

Préjugés

Simone de Beauvoir aurait cent ans. J'ai appris la nouvelle par la radio ce matin.

Occasion de faire un petit bilan. Qu'ai-je lu d'elle? Rien. Absolument rien. Je suis professeur de français et je n'ai pas lu Beauvoir? Honte à moi, bien sûr, mais j'ai presque aussi peu lu Sartre, ou Camus, ou d'autres du XX° siècle.

Je viens de me rendre compte que je suis passé du XIX° à la littérature extrêmement contemporaine en sautant cette étape, plus ou moins volontairement d'ailleurs. De culture littéraire très classique (latin/grec), j'ai été formé (déformé?) à n'apprécier que les "grands" textes de l'Antiquité ou des siècles passés. Le jour où j'ai lu mon premier roman policier, j'avais le sentiment de commettre un péché, de me compromettre dans de la "sous-littérature".

Je suis extrêmement reconnaissant à mes Maîtres (car c'est bien là le nom que je donne à ces vieillards pétris de culture qui m'initièrent à l'amour de la littérature) de m'avoir ouvert les portes du savoir livresque, mais je leur en veux tout autant de m'avoir placé sur les yeux quelques oeillères dont j'ai eu du mal à me débarrasser.

Ainsi, à de rares exceptions près (Gide ou Greeen par exemple, pour des raisons que l'on comprendra), le roman s'arrêtait pour moi à Zola, la poésie à Verlaine et le théâtre à Racine. Après, le néant. Les auteurs engagés dans un quelconque combat de leur époque ne m'intéressaient pas: il fallait regarder le monde de sa tour d'ivoire pour espérer grâce de ma part, ne parler que littérature, n'écrire que littérature.

Il a fallu la saine révolte d'une de mes élèves de seconde qui aimait Camus pour me faire découvrir cet auteur. A ma décharge, le seul ouvrage que je connaissais de lui était bien entendu L'Etranger, étudié en classe de terminale sous la férule d'un jeune professeur femme. Jeune et femme: deux circonstances agravantes pour moi qui n'avais connu dans ce rôle que des vieillards chenus. Je dois d'ailleurs dire que je n'aime toujours pas ce roman.

Aujourd'hui, je trouve cela stupide, bien évidemment, mais il est trop tard: ces auteurs que j'ai méconnus sont morts pour la plupart, leurs combats ont pris fin, par la réussite ou l'oubli, et d'autres revendications sont à ce jour soutenues par d'autres plumes. Je ne ferai pas la même erreur en revenant en arrière. Je lis l'actuel, la plupart du temps. Mais jamais ce manque en moi ne sera comblé. Pas plus que celui, parallèle et se nourrissant aux mêmes racines, qui fait que je suis pratiquement incapable de tenir correctement un marteau ou d'ouvrir une boîte de conserves sans me blesser.

mardi 8 janvier 2008

Venise

Je voulais déjà aborder ce sujet dans un message à l'époque de l'abécédaire, mais je n'ai pas trouvé l'angle d'attaque, et la possibilité de transmettre une impression aussi fugace, aussi indicible, me semblait quasi inexistante avec les mots qui sont les miens.

Pourtant, j'y reviens aujourd'hui, avec les mêmes mots invalides et la même appréhension de ne pas me faire comprendre. Je lisais hier un billet traitant de l'inadéquation, parfois, entre la réalité d'une chose et le mot pour la nommer . Venise était alors prise pour exemple. J'ai exprimé à peu près le même sentiment dans mon tout premier billet, Débuts,en disant que je ne connaissais pas le "vrai" Potomac, mais que cela n'avait aucune importance,que je ne désirais même pas le connaître, puisque le mien, je le portais en moi.

Mais c'est l'évocation de Venise qui m'a remis en tête cette surprenante expérience vécue il y a déjà de nombreuses années.

Une nuit, à Lyon, j'avais fait un rêve étrange dont, plus étrange encore, je me souvenais parfaitement au réveil. Plus exactement, je n'avais pas rêvé de personnes connues ou inconnues, de gestes, d'actes de la journée ou des mois précédents réinterprêtés par mon inconscient, je n'avais pas recomposé une scène vécue en l'adoucissant pour qu'elle me soit acceptable et flatte mon narcissisme, ou en la chargeant d'angoisse pour mon auto flagellation nocturne.

L'image qui me restait au réveil était celle d'un tableau, d'une image qui, en plus de la vue, sollicitait le toucher et l'odorat. Il s'agissait d'un ciel de nuit, d'un bleu mi-sombre, voilé par un soupçon de brume mais pourtant limpide, enveloppé d'un air humide et frais dénotant la présence de l'eau non loin, tremblotant un peu comme l'air chaud fait trembler les routes en été. Le tout fortement impressionniste et en même temps quasi hyper réaliste.

Je savais, dans mon rêve, que sous ce ciel, sans que je puisse les apercevoir, se dressaient, dans une architecture parfaitement classique, des dizaines de colonnes rigoureusement alignées dessinant un immense péristyle. Je ne connaissais rien de tel dans la réalité.

Quelques années plus tard, sans doute, nous nous rendîmes, Pierre et moi, à Venise, pour y séjourner deux ou trois jours au milieu d'un plus long périple d'été. Comme l'état de nos finances ne nous permettait pas de folies, nous avions réservé une place de camping de l'autre côté du pont, à Mestre, et nous dormions sous la tente d'où, régulièrement, il fallait chasser moult grenouilles trop entreprenantes.

Un soir, à dessein, nous avons laissé partir le dernier vaporetto et avons commencé à errer dans la ville déserte et tranquille, débarrassée des nuisances de la journée, heureux d'accrocher parfois le regard ténébreux d'un italien noctambule. La nuit avançant, nous fûmes bientôt seuls à arpenter ruelles et piazette. Il faisait doux, avec un rien d'humidité bienvenue après la chaleur du jour. Alors que l'aube n'était plus très loin, nous reprîmes lentement l'itinéraire conduisant à l'embarcadère et c'est alors que j'eus la surprise de voir surgir, au détour d'une maison, la place San Marco que je ne croyais pas si proche.

Mais ce que je n'oublierai jamais, c'est mon émotion, en levant les yeux, de retrouver tel que dans mon rêve le tableau du ciel bleu sombre à l'atmosphère tremblotante, en longeant l'imposant péristyle que j'avais pressenti sans le voir de humer l'air marin provenant de la lagune qui imprégnait ma peau d'une fine pellicule d'embruns.

Cette impression de sortir de la réalité pour accéder directement au monde du rêve ou de la fiction, je ne l'ai connue qu'une seule autre fois: au musée national des Antiquités de Leyde, aux Pays-Bas, section égyptologie, devant la tombe du général Horemheb, pour moi tout droit sorti du roman de Mika Waltari, Sinouhé l'Egyptien.