mercredi 26 novembre 2008

Le débris.

Le regard de l'homme tout à l'heure dans la rue. Un homme de mon âge, un peu plus vieux d'une année ou deux. Habillé proprement, en velours brun comme j'aime. Un pas que l'on n'identifie pas dans la rue, qui se fond dans la masse des autres. Un homme que l'on ne remarque pas si l'on n'accroche pas son regard.

L'accroc de cet éclair éteint, la déchirure laissée après qu'on l'a aperçu. Une infinie fatigue, un désespoir des tréfonds de soi, la déréliction dans ces deux trous sans fond. Je n'oublierai pas ce regard, perdu aussitôt que croisé. Qu'est-ce qui tue cet homme? Qu'est-ce qui en fait le frère de la feuille, sèche et ballottée, fissurée, craquelée? Il va bientôt passer de l'autre côté de l'humanité.

Quand je l'ai vu et perdu, j'ai pensé à ces hommes dans le bois parisien, réfugiés hors la ville. Comment ose-t-on dire qu'ils se sont "réfugiés"? Où est le refuge? Où est l'asile? Rien. Ils se sont exclus. Pour passer de l'autre côté. Du côté des cartons entassés pour tâcher de couper le vent, du côté des rafistolages de plastique, de tôles et de tout ce qui peut faire rempart.

Le chevalier des romans courtois allait y chercher aventure, dans la forêt, pour revenir grandi auprès de sa dame. Aujourd'hui, la forêt est celle des pourceaux à la recherche du moindre gland pour apaiser la faim. Il n'y a ni dame, ni exploits, ni chevaliers. Des immondices humains sur des immondices alimentaires.

Comment peut-on supporter? Comment puis-je supporter, oublier, dormir, et me plaindre, parfois? Comment accepter qu'ils s'en aillent pour cacher leur chute, pour se cacher à nous, pour nous cacher à eux? Comme la mort, nous ne pouvons les regarder en face. La forêt, lieu de passage chevaleresque vers le divin, est l'antichambre de l'agonie.

A-t-on bien conscience de cela? Sait-on ce que c'est que de mourir de froid? Y pense-t-on quand on en croise un, dans les rues, en partance? Nous ne sommes pas au cinéma: cet homme va réellement mourir, souffrir avant, de la faim, du froid et, pire, de la solitude absolue. Réduit à l'état de vieux papier, d'emballage non recyclable, de chose, de rien. Il fut un homme, un enfant. Il eut des rêves, des espoirs, des désirs. Il eut des peines et des joies, des petits matins à la bonne odeur de café, des soirs à la joue reposée sur les seins d'une femme, des rires de fraternité, des émotions devant un berceau qui s'anime. Et puis, et puis...

Et puis, plus loin dans la rue, les guirlandes s'illuminent, on se presse déjà pour le foie gras et les papillotes. Dépêchons: il n'y en aura pas pour tout le monde. Cari-carillonne! Chantons la joie.

Non, il n'y en aura pas pour tout le monde.

4 commentaires:

Anonyme a dit…

C'est excellent. Plein d'émotion et de vérité. Toute la cruauté mise à nue et en parallèle.
J'aime beaucoup, vraiment.

Calyste a dit…

Merci, mais quelle misère!

Anonyme a dit…

C'est plus qu'excellent, c'est douloureux...
Quant à moi, je n'aime pas du tout. Mais, bien évidemment, ni toi ni tes qualités d'écriture ne sont à remettre en cause.

Calyste a dit…

Qui peut aimer?