Se souvenir des jours clairs. S'arrêter un instant, détailler le tableau. Comment choisir l'image? Il y a en tant qui se bousculent.
Les vacances chez ton oncle en Savoie. Il nous accueillait au presbytère. Odile entretenait le feu, souris vestale maîtresse de la cuisine. Nous avions notre chambre, une, pas deux. La fenêtre de derrière donnait sur la falaise, sous l'à-pic, presque à toucher du bout des bras. Même en hiver, elle n'était pas chauffée. Tu te souviens des édredons, rouge fané, dociles tortues échouées entre les bois du lit? Il fallait s'y glisser, ne plus bouger pour se réchauffer. Nous ne lisions pas, l'air était trop pur.
Dans le couloir, une vieille bibliothèque vitrée abritait d'antiques éditions. Le patrimoine de la paroisse. Je rêvais devant ces trésors. Je n'entrais que peu dans le bureau de ton oncle. Il était réservé aux conversations entre vous deux, murmures de famille. J'aimais ton oncle, toujours sourire, ton grand frère disais-tu.
Je m'esquivais et rejoignais Odile dans la cuisine. Un plat à mijoter sur le bord du fourneau. Une ardoise où elle avait croqué le profil d'un paroissien. Sur une petite table, des herbes à sécher, dont elle assaisonnait ensuite les plats ou faisait des tisanes. J'appris ce qu'étaient l'anémone sauvage, la gentiane et l'ache des montagnes.
Odile avait été institutrice. Lorsqu'elle avait rencontré Jacques, elle ne l'avait plus quitté, abandonnant les enfants pour le service du prêtre. Elle venait de Haute-Marne. Elle en avait conservé l'accent. Aujourd'hui, elle est repartie là-bas, elle m'écrit. Je garde toutes ses lettres. Elles ne ressemblent à aucune autre. On ne pouvait imaginer l'un sans l'autre. Une autre histoire d'amour. Parallèles.
Sur le bord des chemins, elle me montrait les plantes. Comment se nourrir à peu de frais. Elle inventait constamment, des outils pour ne pas se baisser en jardinant, des installations sans clous ni trous dans les murs, des procédés pour se souvenir. Jamais de pensée inutile.
A côté du presbytère, il y avait l'église, avec son clocher à bulbe. Il faisait froid, là aussi. Le retable baroque, qu'on illuminait grâce à un interrupteur placé dans un coin, et le buffet d'orgue, aigle hiératique, vaguement menaçant. L'air, dans la nef, n'y avait pas la même consistance. Il semblait plus soyeux sur la peau, adouci des prières susurrées. Tu montais à l'orgue et tu jouais. Peu à peu, j'apprenais à regarder autrement. L'aigle vibrait et tonnait. Du Bach, du Vierne aussi.
Je préférais te rejoindre à la tribune. Tu m'expliquais les jeux, les claviers, les tirettes. Je regardais les entrailles de l'oiseau, cette forêt de métal patiné, aux tuyaux rangés comme des écoliers pour une photo de classe. Tes mains couraient sur les touches, tes pieds malmenaient le pédalier. Je devenais sourd. Tu n'étais plus celui que je connaissais. Tu n'étais que membres en mouvement, et parfois détour de la tête, comme si tu quémandais mon assentiment.
Quand nous prenions la route montant au col, nous rencontrions vite un lac sombre, profond. Sur ce côté les hommes s'étaient ménagé un passage. De l'autre à peine un sentier sous les sapins accrochés au vide. L'eau était glacée, même en été. Quelques minutes, le soleil les décalquait dans l'eau. Seul un bout de prairie, au fond, savait l'apprivoiser plus longtemps.
Un jour, dans un alpage, Ciccio nous avait échappé. Nous le vîmes disparaître dans sa course, masqué par la courbure du pré. Quand il revint, la chèvre avait protégé son chevreau. La lèvre fendue d'un coup de corne. Le sang te faisait paniquer, vite. Je lui trempai la gueule dans le petit torrent qui divisait la pente. L'hémorragie cessa. Il garda la cicatrice.
Et les retours à Lyon, dans la pénombre de la voiture, d'abord entre deux murs de neige. L'autoroute n'existait pas. Ma main sur ton genou. Tu ne voulais pas que je t'embrasse. Qui pouvait nous reconnaître dans la lumière des phares? La musique emplissait la voiture. Tous mélomanes, l'émission de Jean Fontaine. Un soir, nous avons écouté la Symphonie n°3 avec orgue de Camille Saint-Saëns.
J'aimais ce pays rude, à l'écart des stations. Indissociablement, je le lie à la pierre des églises, écrin puritain au trésor des retables, à celle des chemins, chauffée par le soleil, où le marcheur reprend souffle et se retourne vers la vallée déjà dans l'ombre, à celles des pierriers ou des vertiges dénudés d'où s'élance l'argent des eaux précipitées. J'aime ton pays. Un pays de pierres. Ton pays, Pierre.
samedi 16 août 2008
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1 commentaire:
Fin de la lecture : on a froid au corps et chaud au coeur.
Quelqu'un écrira-t-il jamais des phrases semblables après mon départ...?
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