jeudi 14 août 2008

Lettres à Pierre: troisième lettre.

Comme il est difficile de t'écrire, mon Pierre.

Les mots blessent comme un outil mal tenu dans la main. La phrase se tord si le clou est trop mince, le marteau trop lourd. Je suis un apprenti maladroit. Comment choisir la bonne pointe? Surtout ne pas abîmer le bois, ne pas rayer ses veines. Associer le tenon et la mortaise sans gauchir la queue d'aronde.

Tu restais en exil en Bourgogne. J'intégrais ta communauté lyonnaise. C'était en 72. Prêtres et séminaristes en rupture. Travailler. Fonder un nouvel ordre. Dieu toujours là mais parmi eux. Descendu de sa mandorle. Je fuyais la prière de midi, debout autour de la table. Je n'étais pas prêt. Je surveillais la cuisson des pâtes.

Bonheur de ces années. Combien étions-nous, à demeure? Six, huit? L'appartement toujours plein. Maurice, le "chef", en Bon Samaritain. Des amis d'un soir, ramassés au bord de l'autoroute. Ceux qui partaient sans rien payer. Un magicien, qui disparut en nous laissant colombes et lapin. Le petit protégé de la concierge. Les alcooliques, un instant reposés entre roulis et tangage. La moitié de Lyon avait la clé. Années de partage, de rêves, de fraternité. L'air du dehors y portait.

Et puis toi, de retour. Le vendredi soir. Ce vieux canapé dont les ressorts nous labouraient le dos. Nous tombions dans la pente, l'un sur l'autre. Il fallait se cacher pour dormir ensemble. Tu n'étais pas prêt. Glissement furtif sur le parquet qui grince, dans le noir. Je réinventais le mensonge. Il fallait que je t'apprenne le dire. En amour, j'étais plus vieux que toi. Juste avant le matin, je regagnais mon lit.

Nous partagions notre souffle, respirant l'air de l'autre jusqu'à l'étourdissement. Je te donne, tu me donnes. A toi, à moi. Un baiser de scieurs de long. J'étais ton petit soldat. Tu riais de mes élans. Un cabri qui essaie l'élasticité de ses pattes grêles. En amour, j'étais tout neuf avec toi.

Comme ils m'impressionnaient, tous ces hommes. Ils me firent grandir vite. J'appris à écouter, encore. Lui, mon corps parlait. Dans le lit avec toi. Dans la douleur au ventre de mon stress, déjà. Je n'étais plus seul. J'étais encore plus seul. Peur de ne pas être à leur hauteur. Honte de ce que je croyais mes manques. Tu ne me demandais que d'être moi. Moi ne me plaisait pas. Je voulais être toi, comme toi, comme eux.

Et puis deux femmes, arrivées après moi. Les premières. Mes refuges. Encore aujourd'hui. Trois laïcs, elles et moi. Nous les fîmes grandir vite, ceux qui titubaient à la porte du cléricat. Des rires, des jeux, des confidences, du désordre. Une vie réinventée. Tu les aimais aussi. Elles devinrent nos alliées. Yvon se mêlait à la danse.

Pas de nostalgie aujourd'hui. Chacun s'est éloigné. D'autres chemins, d'autres rencontres. Je suis seul dans notre appartement. Serais-je encore capable de la même utopie? Je suis riche de ça. Je connais mes marques.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

La forme est enfant du geste qui la fonde. Elle figure le sens caché des choses.
Une forme n'est pas belle par elle-même, mais par les marques de l'existence et par une sorte de lutte qui renouvelle sans cesse le sacrifice de la forme du moment.

Anonyme a dit…

"Moi ne me plaisait pas. Je voulais être toi..."
Une phrase qui vibre... J'ai fait l'expérience du même sentiment. S'aime-t-on jamais soi-même, lorsqu'on aime pour la première fois....?
Merci, encore et encore