vendredi 15 août 2008

Lettres à Pierre: quatrième lettre.

Un jour, nous avons quitté la communauté. Je t'ai un peu forcé la main. Arrêter le tourbillon, étudier sérieusement. Tu as accepté pour te reposer d'une hépatite. Déjà, tu avais failli mourir. Cas d'école pour le professeur et ses étudiants.

Rappelle-toi le bien-être en entrant la première fois dans cet appartement, pour visiter. Il nous a caressés. C'était celui-ci, aucun autre. Un grand chez nous aux parquets de chêne, un hall central aveugle, où donnaient toutes les pièces, des cheminées et des plafonds hauts. On a consenti à nous louer parce qu'on nous a pris pour des religieux. Demi-vérité, demi-mensonge. Dix-sept ans de notre histoire dans ces murs.

Il ressemblait à un grenier de luxe. Papiers ternis, peintures passées, splendeur des âtres et des corniches, lattes lustrées par un siècle de pas. Et, en bas, après la porte cochère, les vitraux de lys d'eau et d'iris sauvages, flou caléidoscope dans le soleil du soir. Longtemps, nous n'avons rien changé. Superstition. Changer, c'était risquer de finir. Je t'avais prévenu avant que tu ne prennes ta décision: t'aimerais-je encore l'année suivante? Des deux, c'est toi qui as fait le plus grand pas. Tu m'a suivi. Toi, tu étais sûr que tu m'aimais.

Nous créions du futur à l'envers, coucous de l'ancien nid des autres. Une espionne au service de l'Allemagne avait vécu là pendant la deuxième guerre mondiale. J'ai retrouvé des balles intactes sur une poutre du grenier. Nos voisins, effarés de notre jeunesse. Elle, restera notre amie après la mort de son mari, ténor lyrique à la retraite. Un jour, combien d'années après?, nous avons osé rafraîchir. Notre amour ne s'en est pas refroidi.

Trouvé dans un des placards doubles une petite statuette en plomb: une vierge grossièrement façonnée. Nous l'avons baptisée la "tutélaire", figure du foyer. Elle est ici, aujourd'hui, dans la cuisine. Elle veille toujours, de son laraire. Lorsque je mange seul, je n'ai qu'à lever les yeux: je la vois, minuscule, tout au sommet du meuble.

Nous l'avons voulu ouvert aussi, ce lieu. Mais à nous, avant tout à nous. Combien, pour ceux qui passaient, de nuits prêtées, de retraites protégées, par eux de confidences déposées ? Nous accueillions l'unique, pas le nombre. On prête l'oreille, on ne la partage pas.

Souvent on nous disait que chez nous ressemblait à une maison à la campagne. Je souriais des yeux. Tu étais fier. La grande cuisine où tout se passait, allongée de l'ancienne alcôve de la bonne, les plantes, les fleurs, déjà et toujours, le bois des meubles, odorant quand la cire était passée, le ciel, juste au-dessus de nous, sans barrière.

Le chien aussi. Quinze ans avec lui. Croisé à Civitavecchia, sur l'autoroute, une nuit en rentrant de Sicile. Ciccio. Ça veut dire "couillon", gentiment, en italien. Sur ses papiers "nero focato": noir couleur de feu. Tu n'en avais jamais eu, tu n'en voulais pas. Je te l'ai fait aimer.

Il a fallu un jour apprendre à être égaux. Je ne voulais plus d'un père, je n'en avais plus besoin. Je le croyais. Tu as quitté le rôle à regret. Notre histoire a vascillé. J'étais adulte. Une autre terre à explorer. Je ne t'en ai parfois pas facilité l'accès. Tu t'es tourné vers plus jeune que moi. Je t'ai trompé aussi. Nous aimions chacun ailleurs. Nous n'avons jamais été aussi prêts de l'adieu.

Mon Pierre, pendant que je t'écris défilent dans ma tête des images, des visages, des mots de ces années-là. Maria fit son entrée. Elle aussi est toujours là. Une soirée romaine, où j'avais fait d'un drap une toge et mis sur mes cheveux bouclés une guirlande de fleurs. J'ai aimé mon visage, ce soir-là. Ma soeur cherchant refuge contre la violence de son amant. Le flipper dans la cuisine et les parties à n'en plus finir. Roland cédant à ses démons et volant l'alcool caché dans ma chambre la nuit. On le retrouva un jour mort, tombé, sans doute ivre, dans une rivière de Bourgogne. André, aujourd'hui perdu dans l'immensité du Québec, dont nous testions les nouvelles recettes. Amédé et ses éclats de rire. Jean-Luc et sa fragilité. Il faudra en parler, de Jean-Luc, mon Pierre.

Est-ce tout ceci qui a fait que le fil ne s'est pas rompu? Est-ce notre amour des mots, de la musique, de l'échange? Nos amis ont-ils consolidé le mur quand il menaçait ruine? Tu as eu l'intelligence de la patience avec moi. Je ne sais que maintenant de quelles fibres on la tisse. Pardonne-moi d'avoir toujours été plus jeune que toi. Mais tu l'aimais tant, ma jeunesse.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Tes lettres me touchent tellement que je finis par me dire qu'il y a une sorte d'indécence à leur laisser un commentaire...

Et pourtant, je parle, enfin j'écris, parce que je n'ai jamais été doué pour le silence. Excuse-moi...

Tes mots sont comme une porte qui s'entr'ouvre vers un passé que l'on aurait aimé connaître. D'autant plus précieux qu'il demeure pour nous impalpable.

Anonyme a dit…

Vous pleurez en écrivant...la vue se trouble.