Voilà, c'est ce soir. Je t'écris. Je te parle. Rien de triste dans mes mots. Depuis longtemps, je le voulais. Depuis plus d'une année, j'occupe ta chambre. J'en avais arraché la vieille moquette pour redécouvrir le carrelage de l'ancienne cuisine qu'elle ne fut jamais. Samedi, nous l'avons caché sous du parquet. Tes pieds n'ont plus rien foulé de ce que je foule aujourd'hui. Je dors dans ton grand lit, dans tes draps. Je te mets dehors peu à peu.
Dehors, tu n'y es pas, tu ne peux y être. Il faudrait te sortir de moi, t'arracher comme une adhérence impossible à séparer de ma peau, couper le doigt pour ôter l'alliance trop étroite à la jointure. Tes livres se mélangent aux miens. Le salon embaume des fleurs de lavande coupée dimanche sur ta tombe. Ton orchidée a donné quatre belles fleurs qui se flétrissent de ce matin, mais elle m'en offrira d'autres. Tout me ramène à toi.
Je n'ai plus peur des rêves que je n'ai faits qu'à l'état de veille. Visions de ton corps martyrisé, de ta décrépitude, de ton départ lent, si lent, que j'aurais voulu abrégé. Il m'est passé par l'esprit de t'aider à partir, de serrer un coussin sur ta bouche pour te priver d'air. Je ne l'ai pas fait. Tu avais un petit flacon d'eau de Lourdes dans le tiroir de ta table de nuit. Qui l'avait mis? Alors que tu étais inconscient, je t'en posais une goutte sur le bord des lèvres en me maudissant de le faire. J'aurais osé bien pire encore pour te sauver.
Ces visions ne me harcellent plus, pas plus que la pensée de ta décomposition sous la terre de cette lavande, à quelques centimètres des rondes d'abeilles et des bourdons ivres de soleil. Elles sont à leur place, pensées rangées, désamorcées. Je sais que d'elles n'ont plus, je ne me déferai pas. Des rêves, je n'en ai pas eus, et ceux qui viennent dans les nuits présentes sont doux, légers comme un sourire entr'aperçu dans la rue, que l'on retient sans retrouver le visage qui l'adressait. Une fois, tu étais là, je ne te voyais pas mais je savais que tu étais là. Une seule fois. Je n'ai pas eu peur.
Il faut que je continue mon inventaire intime. Ce besoin de tout classer, comme je l'ai fait pour tes papiers, pour tes livres, pour tes objets. De plus en plus nombreux ce et ceux que tu n'as pas connus, qui sont venus prendre la place des nombreux partis de ma vie d'alors. Je voudrais que tu vois tout ça, d'où tu es. Je ne sais pas où tu es. Sur mon bureau, ta photographie m'assure que oui, tu es, mais elle ne me dit pas où. Dans ton paradis de croyant ou dans ma tête, dans mes veines jusqu'à ce que moi aussi je ne sois plus qu'un sourire sur un meuble?
Classer nos souvenirs, en forger de nouveaux avec mes histoires. Sur ta photo, ton sourire et ton regard me font croire à l'existence de l'âme. C'est ce qu'il me reste: en te regardant, je les ressens tout aussi intensément alors que je ne parviens plus à recréer le grain de ta peau, ni le lissé de ta main là où le caramel l'avait brûlée. Classer pour moi, pour toi, pour ta place que je veux lumineuse, une bougie fragile mais tenace sur le chemin qu'il me reste à parcourir.
Pas de nostalgie ni de mélancolie. Nous avons mieux à faire. Lorsque cela nous guettait, rappelle-toi: vite, une pirouette et un éclat de rire. Jusqu'au bout, tant que tu as pu parler, du sel sur les mots, le même esprit qui pétille dans tes yeux. Le sourire est plus énigmatique, s'excusant à la fois de te montrer malade et aiguisant déjà la prochaine répartie.
Tu as déposé ton angoisse, laisse-moi faire de même. Tu l'as enfouie sous terre, dans un petit rectangle coincé entre deux autres semblables. Je veux voir disparaître la mienne au soleil et me mettre à croire à autre chose qu'à mon ombre. J'y suis presque parvenu déjà.
Je veux te, nous raconter à moi, comme une belle histoire le soir au coucher de l'enfant. Elle fut belle, la nôtre, avec ses acides aussi et ses noirceurs d'abîmes où parfois nous avons failli sombrer. Te raconter et vivre autre chose, en même temps, avec les vivants. Te mêler à la vie, et la vivre. Je t'embrasse, si tu savais. Et je veux que tu saches.
mardi 12 août 2008
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3 commentaires:
Je vous aime pour cette lettre.
Cette première lettre, A, comme Amour
Tu m'as mis les larmes aux yeux.
C'est magnifique.
Continue, continue, surtout. Continue.
Présence vibratoire de Pierre entre ces mots. Pierre que l'on aime aussi.
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