mercredi 16 juillet 2008

Trois chevaux.

Il est étrange de se savoir perdus tous les jours sans jamais se dire adieu.

Trois chevaux, de Erri de Lucca.

Urgence d'écrire sur ce livre, comme si le sentiment né de sa lecture, si fin, si frêle, si fragile parce qu'impalpable avec les mots ordinaires, allait s'évanouir trop vite, devenir encore plus indicible qu'il ne l'est déjà.

Rimbaud parlait, je crois, de fulgurances. Celles que je n'ai jamais aperçues dans son oeuvre, je les ai découvertes ici, ébloui, pétrifié par tel mot, telle idée, telle tournure de phrase. Une évidence de la beauté, une alliance lexicale qui, une fois révélée, ne pourra plus jamais ne pas exister. De la beauté brute, aux arêtes tranchantes, qui fait mal et qui réchauffe parce qu'elle entre en nous comme sans doute le lait maternel au nourrisson.

Il y a comme un goût de tragédie antique dans ce récit, tragédie s'accomplissant dans le sang d'un sacrifice chrétien. L'homme, la femme, l'africain. L'Argentine, l'Italie et l'au-dedans de soi. Les conflits du monde et les actions de tous les jours, les gestes des humbles transcendés en rituels sacrés, des feuilles de sauge effritées sur une tranche de pain, la plantation d'un arbre ("Ici, tu veux?"), la terre retournée, le livre feuilleté.

La vie d'un homme ne dure que le temps de celle de trois chevaux. Les deux premiers morts, l'homme se trouve, ou se reforme, autre. C'est vrai, il faut toute une vie pour ça, pour se rejoindre autre, c'est à dire soi.

La vie est un long trait continu et mourir, c'est aller à la ligne sans le corps. Je vois les piqués des oiseaux dans le creux des vagues, et même le poisson qui a toute la mer pour se cacher ne peut se sauver.
Et les oiseaux qui volent au-dessus: chacun est seul et sans alliance avec l'autre. L'air est leur famille, pas les ailes des autres. Chaque nouvel oeuf déposé est une solitude (...)
Quand il m'arrive de sentir que mon temps est peu de chose, je pense à celui qui s'écoule simultanément dans bien des endroits du monde et qui passe près du mien: ce sont des arbres qui chassent des pollens, des femmes qui attendent une rupture des eaux, un garçon qui étudie un vers de Dante, mille cloches de récréation qui sonnent dans toutes les écoles du monde, du vin qui fermente au soutirage, toutes choses qui arrivent au même moment et qui, alliant leur temps au mien, lui donnent de l'ampleur.

( Trad. de Danièle Valin.)

6 commentaires:

Anonyme a dit…

Bien sur , de la façon dont tu en parles ça donne envie...j'essaierais peut être, même si ça risque d'être un peu ardu pour moi. Pour le moment me suis lancé à la découverte de ce blog depuis son début et comme la lecture sur écran me fatigue je l'ai imprimé! (ça fait un bon bouquin! faudra me le dédicacer un jour...)
et pis chuis un "tactile" j'aime bien tripoter ....les choses...

Anonyme a dit…

Je viens de lire la rubrique allo c'est qui? moi quand je reçois ce genre d'appel, pour Francis par exemple, je dis qu'il est parti au pôle nord chasser les ours polaires et qu'il n'est pas joignable pour de longs mois... ou alors que je squatte ma maison lorsqu'on me demande si je suis proprio, et que les flics sont à ma recherche et qu'il ne faut surtout rien dire.....dominique

Anonyme a dit…

"... Un arbre écoute les comètes, les planètes, les amas et les essaims. Il sent les tempêtes sur le soleil et les cigales sur lui avec une attention de veilleur. Un arbre est une alliance entre le proche et le lointain parfait".
J'ai relu ce passage aujourd'hui en pensant à votre billet.
Et de mémoire, lorsqu'il cherche un endroit idéal pour planter son arbre "Je m'arrête à un endroit du champ et je lui demande : "Ici tu veux ?".

Calyste a dit…

J'en rougis de confusion, Piergil. Mes oeuvres complètes! Enfin imprimées! Et lues, et tripotées, qui plus est. Mais essaie aussi de lire Erri de Luca: tu verras, c'est pas mal non plus. :-))

Je ne dirai rien, Dominique, promis. Merci pour l'apéro et heureux de pouvoir prolonger nos échanges ici.

" Je prends le livre ouvert à la pliure, je me remets à son rythme, à la respiration d'un autre qui raconte. Si moi aussi je suis un autre, c'est parce que les livres, plus que les années et les voyages, changent les hommes. (...) Je me détache de ce que je suis quand j'apprends à traiter la même vie d'une autre façon." Je crois, Anna, que je ne suis pas prêt de refermer ce livre.

Anonyme a dit…

"Une troublante fascination secoue le lecteur à chaque parution d'un nouveau livre d'Erri de Luca. Est-ce la qualité des images, révélée par une économie de moyens? Est-ce davantage le maintien, la simplicité et la sensibilité de ses propos, la rigueur et la sagesse de ses jugements qui apportent cette part de lumière? Ou encore est-ce ces bouts de lui-même, ce "je" vécu, décliné comme une longue lettre qui résonne de cris et de chuchotements? Il faut lire Erri de Luca à haute voix -ses textes courts et denses s'y prêtent. Ses mots dégagent une force naturelle."

Philippe Savary

Calyste a dit…

Cris et chuchotements dans une langue magnifique!