Dans le roman que je suis en train d'achever, un personnage réfléchit à sa vie (rien de bien original, je le concède) et se demande si l'homme n'a pas en réalité plusieurs vies distinctes les unes des autres qui, en les mettant bout à bout, forment une sorte de fil (torsadé) dont la longueur l'impressionne. Il n'a pourtant qu'une quarantaine d'années.
Distincts, les morceaux de vie que l'on connaît successivement? C'est cette phrase qui m'a arrêté. J'aurai soixante ans l'an prochain et je me demande si ce personnage n'a pas raison. Qu'y a-t-il de commun entre l'enfant que j'ai été et l'adulte vieillissant que je suis aujourd'hui?
Une première période dont je ne connais rien, sinon les bribes relevées ça et là auprès des acteurs du moment: les premiers mois de ma vie, après la mort de mon père, ballotté d'un côté et de l'autre, chez les uns, chez les autres. Que faisait ma mère à ce moment-là? Je ne le sais pas.
La deuxième, consciente, celle-là, auprès de ma grand-mère maternelle. Jusqu'à l'âge de huit ans, c'est elle qui m'a élevé. M'a-t-elle offert la tendresse qui, sans doute, m'a manqué, dans la première? Je ne me souviens de rien de tel. C'était une femme d'un autre siècle (née en 1885) qui a surtout œuvré à m'inculquer des principes rigides de bonne éducation selon son sentiment. Moi, j'ai appris, à ce moment-là, à vivre seul et à me satisfaire de moi-même comme compagnon de jeu.
La suivante m'a vu rejoindre le cercle familial, un nouveau père (le frère du précédant) et trois frères et sœurs. J'étais l'aîné, on m'a beaucoup demandé. Les loisirs étaient rares et devaient se mériter. Je me suis accroché à ma mère, la charmeuse, et détourné de ce nouveau père, trop différent de moi et qui n'était jamais là. Ce n'est que beaucoup plus tard que je me suis rendu compte de mon erreur.
Ma vie déglinguée, juste avant et après la mort d'Yvon, mon ami d'enfance, partagée entre sexe et alcool, sorties de nuit et amants successifs, tous de passage. Je croyais avoir découvert le bonheur dans la fuite et la consommation. Je croyais que l'on m'aimait moi, on aimait seulement la jeunesse de mon corps.
Ma rencontre avec Pierre et trente-trois ans de vie commune. Des moments forts et des moments terribles, où ceux que j'avais mis sur un piédestal en sont retombés les uns après les autres, Pierre y compris et l'idée qu'il se faisait de moi. Sa dépression, sa chute dans l'alcoolisme, sa maladie et sa mort m'ont suffisamment occupé pour que je m'oublie totalement et que j'y laisse d'ailleurs, réellement, une partie de ma mémoire.
La vie d'après, ces quelques années de solitude, avec l'envie de côtoyer du monde et la peur de les rencontrer. Une vie consacrée à la mise en place d'un musée, aussi bien dans ma tête que dans l'appartement où je suis encore aujourd'hui. Parallèlement, le désintérêt croissant vis à vis de mon travail d'enseignant que j'avais pourtant tant aimé. Mais n'importe quel métier, à ce moment-là, ne m'aurait pas davantage concerné. Un court moment de deuxième adolescence, j'étais amoureux, où je me suis régulièrement retrouvé devant le même mur, celui que j'avais bâti moi-même, sans m'en rendre compte, tout au long de ces périodes d'avant.
Ma vie actuelle, dont je ne peux parler parce que je la vis, où j'essaie encore d'être vivant, où j'y arrive parfois, malgré la fatigue, malgré mes sautes d'humeur et mes colères de plus en plus fréquentes, mais grâce à quelques amis qui sont encore là où que j'ai découverts et avec qui je peux être autre, oublier certains soirs les casseroles que je me trimbale.
Ce que je dis n'est pas triste. Je pense même que c'est assez banal et que n'importe qui pourrait faire la même rétrospective, avec les mêmes mots. Mais des vies, oui, j'en ai eu plusieurs. Elles se sont succédées pour moi souvent de façon un peu violente alors que d'autres ne s'aperçoivent pas du passage de l'une à l'autre. Quoi de commun entre elles? Quel fil conducteur, sinon les manques, les angoisses dont on ne se sépare jamais et aussi, heureusement, la volonté de s'en sortir, de profiter du bonheur et de la joie, la propension à vouloir être optimiste. Une belle salade!
dimanche 2 octobre 2011
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10 commentaires:
Oui, mais si la salade est bonne en plus ! :)
Quelle magnifique page d'écriture ! Suis émue. Vera va être difficile de me concentrer sur mon cours en amphi maintenant...
N'arrive-t-il pas le moment où soudain il n'y a plus de passé, ni les regrets et la nostalgie qui vont avec, ni l'avenir et l'angoisse, mais ce moment où l'on devient capable de se persuader qu'on a fait ce que l'on avait à faire, que le temps est vaincu, comme les souvenirs, comme la peur. Alors on s'assied à coté... comment dire à coté des dieux peut-être. Pour la paix.
Enchaînement de vies différentes au point qu'on a parfois du mal à les relier, à se reconnaître dans certaines, continuité aussi, et croisements...et au final, le sentiment que tout ça, même (et surtout ?) les déglingues nous a construit.
Comme tu dis c'est assez banal, mais il faut quand même du temps pour encastrer toutes les pièces du puzzle. Du temps aussi pour ne pas rejeter certaines pièces qu'on trouve moches tant qu'on ne s'est pas rendu compte de leur utilité dans la construction de la bête.
Je suis comme toi, je ne trouve pas tout ça triste. Ni fadasse. Ni creux. Aucun regret.
Olivier: c'est de la frisée!
Erin: suis prêt à te fournir un mot d'excuse!
Didier: je n'en suis sans doute pas encore à ce stade.
La Plume: accepter aussi que tout cela est soi, même si on a parfois du mal à y croire.
Eh bien en ce qui me concerne, je ne vois les choses tout à fait de la même manière, sans doute parce que j'ai eu pour l'instant une certaine chance dans la vie (pas trop de ruptures) et sans doute également le privilège de mes 40 ans pas encore passés. Plutôt que des vies, je parlerais de phases.
Ce que tu dis là n'est pas entièrement nouveau, mais remet en prespective certains éléments qui s'enchainent désormais de façon bien mécanique, logique, alors que cela ne devait très certainement pas être aussi évident quand tu vivais ces vies en question et quand tu basculais de l'une à l'autre. Je peux me tromper, mais il me semble que tu n'aurais pas écrit cette note quand j'ai commencé à te lire il y a deux ans et demi environ.
Pas triste, dis-tu... Mais moi je ressens quand même une certaine amertume, heureusement contrebalancée par l'optimisme final que je retiens et qui me fait plaisir pour toi.
Cornus: j'ai même failli ne pas la publier.
On a toujours l'impression que ces vies que l'on vit, ces "phases" comme dit Cornus, sont cacophoniques, ou discordantes. ou différentes. On a l'impression, à les observer les unes après les autres, dans sa tête, d'une "salade". Mais il suffit de savoir l'accomoder, la salade en question. Et pourquoi ne pas parler d'un kaléidoscope ? Ce serait plus joli, moins péjoratif, et ça correspondrait mieux à ce que tu nous livres de toi, jour après jour.
C'est assez bizarre, mais je suis (encore) à contre courant. Malgré mon évolution et la constatation fréquente et parfois étonnée de celle ci, je vois plus le fil que les phases dans ma vie, les constantes que les décrochages. Et si j'ose dire, même dans la revue que tu nous donnes ici, et dans laquelle je découvre bien des détails qui m'avaient échappés, je ressens plus d'harmonie que de dissonances.
Lancelot: disons que kaléidoscope était peut-être un peu trop "ludique" pour mon état d'esprit du moment.
Karagar: tu n'as pas tort, mais, comme je le dis au début, le fil est torsadé.
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