Voilà sans doute le billet le plus difficile à écrire pour moi. Je ne sais pas si j'arriverai au bout. Je le voudrais pourtant, pour clarifier en moi des pensées, des aspirations qui, peu à peu, y prennent de plus en plus de place.
Pourquoi aujourd'hui? Parce que Pâques, bien sûr, parce que veillée pascale hier soir, parce que messe à Noël: à chacune de ces occasions, je me sens de plus en plus "pris", interpellé, bouleversé. Je voudrais comprendre. Au début, j'ai pensé qu'il s'agissait d'une émotion facile, de circonstance: tout ce monde rassemblé pour chanter "Il est né, le divin enfant", forcément c'est émouvant, alors on pleure.
Mais ce n'est pas ça, c'est beaucoup plus profond, je crois.
J'ai eu, je l'ai dit déjà sans doute, une éducation très religieuse à cause de (ou grâce à) ma mère et ma grand-mère. Nombreuses années de catéchisme (on disait comme ça, à l'époque), prières tous les soirs dans le lit (le matin aussi avec ma grand-mère). Pour me punir de mes péchés de la journée, je me forçais à dire une dizaine de Notre Père et de Je vous salue, Marie. Si je m'endormais avant la fin, le lendemain, je multipliais par dix le nombre de prières manquantes. J'ai ainsi passé de longs débuts de nuit à tenter de rester éveillé pour finir ma tâche.
J'étais d'autre part très troublé par le fait que le prénom de ma mère soit aussi Marie.
Après avoir lu Les Clés du Royaume, de Cronin, cette foi désordonnée trouva un but: je voulus devenir missionnaire, puis, un peu plus tard prêtre responsable d'un orphelinat où j'aurais accueilli tous les enfants pauvres et sans avenir. J'avais même déjà dessiné les plans de cet orphelinat que je situais dans la ferme que nous habitions alors. Tout cela semble ridicule, bien sûr. Pourtant, ça ne l'est pas: une grand partie de ce que je suis est sortie de ces rêves, de ces projets, de cette folie. Et de tout cela, je n'ai jamais fait le deuil.
Le coup de tonnerre de la sexualité vint tout bouleverser. Je venais de découvrir une autre religion: ce n'est plus sur la croix que l'on me clouait à la place du Christ (comme je l'avais rêvé une nuit), c'est sur des sexes durcis par mon jeune âge que je m'empalais, découvrant en même temps le plaisir, ma force de séduction et ce que je croyais être ma liberté.
La mort de ma soeur m'éloigna encore davantage de mes anciennes aspirations. Je n'acceptais pas ce sacrifice inutile: pourquoi d'abord Isaac alors que le vieux bélier est là, tout près, les cornes et la laine emmêlées dans un buisson? Je traitais Dieu d'assassin. Comment réagir autrement, quand on a dix-huit ans et que sa petite soeur de onze vient de mourir? Comment ne pas avoir envie de cracher au visage de ce curé qui, pour me consoler, me dit qu'au paradis, je la retrouverais. Moi, à ce moment-là, le paradis, je m'en foutais: c'est ma soeur que je voulais.
Et puis, j'ai rencontré Pierre qui m'a tout de suite dit qu'il était prêtre. L'amour est né très vite et m'a sauvé du bourbier où peu à peu je m'étais enlisé. Pourtant tout n'était pas donné d'emblée. La question du sacerdoce de Pierre, même s'il ne l'exerçait plus et menait en quelque sorte une vie totalement civile, me partageait: d'un côté, ma vieille éducation puritaine se révoltait à l'idée qu'un prêtre (et bientôt beaucoup d'autres dans notre entourage) puisse être homosexuel, ou tout simplement vivre une sexualité, de l'autre je tenais à me choquer moi-même et, pour cela, la situation me convenait. Puisque Dieu m'avait trahi, qu'il ne s'étonne pas que j'aide ces ministres à le trahir à leur tour! Ces réflexions, aujourd'hui, m'aident à comprendre que même dans la haine, Dieu était toujours là, en moi, en question primordiale.
Pendant les trente-trois ans passés avec Pierre, nous avons peu abordé le sujet. Si nous le faisions, c'était toujours sur des points de culture biblique, de vocabulaire spécifique ou afin d'éclaircir tel ou tel aspect du dogme. Jamais, aussi surprenant que cela puisse paraître, nous n'avons parlé de foi. Pierre avait sans doute compris l'importance que cela avait pour moi, mais il percevait aussi que la moindre tentative pour me mener sur ce chemin m'aurait au contraire irrémédiablement fait fuir. J'ai découvert seulement les derniers mois de sa vie combien il était profondément croyant et combien tous ces actes avaient été dictés par son adhésion entière et sans faille à cette foi chrétienne.
Aujourd'hui, la mort ne m'apparaît plus un scandale. Si cela était le cas, je n'aurais pas pu faire face ces dernières années à l'acharnement de la vie. Ma colère et ma révolte s'étaient trop émoussées, je ne voulais plus lutter. La douleur m'a submergé, je ne savais plus si je pouvais vivre, si je voulais encore vivre. Je me suis laissé glisser, me retenant à quelques branches seulement: l'hygiène corporelle, la nourriture et les horaires réguliers. J'ai vécu ainsi pendant des mois, comme un automate, accomplissant aux mêmes heures les mêmes gestes, sachant instinctivement, comme un animal, que je ne devais pas cesser, que l'attrait de la mort était toujours là, tapi quelque part, comme ce jour où j'ai voulu m'étendre doucement sur la tombe de Pierre, prendre dans mes bras la terre qui la recouvre et, tendrement enlacé à lui, ne plus me relever.
Comme toujours aussi, j'ai voulu punir mon corps (responsable de quoi?). J'étais vivant et Pierre était mort: cela suffisait comme prétexte à la punition. Alors je me suis mis à rechercher des partenaires nombreux, à varier les expériences, à chercher sans complexe et sans retenue la plus grande souffrance dans le plus grand plaisir. Je me suis mis aussi à courir, m'imposant des parcours de plus en plus longs, jusqu'à vingt kilomètres, sans entraînement, n'écoutant pas les douleurs qui me tenaillaient certains jours: cette douleur physique tuait ma douleur morale.
Je ne savais pas alors que cette pratique de la course annonçait pour moi la remontée de la pente: je sortais de mes murs, le goût de l'effort positif me vint, le désir de faire mieux, de me surpasser (qui impliquait donc que je m'écoute, parfois), je vis mon corps reprendre une structure plus attrayante, du muscle remplaça la graisse. Le soleil revenait. Point de questions sur ma foi à cette période. Il fallait que je me reconstruise dans mon corps, dans mes veines, dans chacune de mes cellules. Le biologique occupait toute la place.
Un jour, je cessai d'aller au cimetière deux fois par semaine. Un jour, j'eus le courage de trier les affaires de Pierre, de donner ses vêtements. Un jour, j'entrai dans l'église où avait eu lieu la messe de ses funérailles et je m'y recueillis un instant. Non, je ne priais pas. La prière ne me venait qu'à un seul endroit: sur sa tombe, et toujours le Notre Père, que j'aime par dessus tout aujourd'hui.
Je viens d'évoquer longuement le passé. C'était la partie de ce billet la plus facile à rédiger: c'est moi, et ce n'est déjà plus moi aujourd'hui. Aujourd'hui?
Je vais être trivial mais je crois que je suis un peu dans la merde. Ne pas se poser de questions est reposant et permet de bien vivre tant que ces questions ne deviennent pas trop pressantes, tant que leurs réponses n'interfèrent pas trop souvent directement dans la vie de tous les jours. J'en suis là, je ne peux plus tourner autour du pot.
Hier soir, c'est moi qui ai demandé à J. de me joindre à lui et à sa femme pour assister à la veillée pascale. J'avais fait de même pour la messe de Noël. Mais, je l'ai dit, l'émotion ressentie pour une messe de minuit est sans doute un peu facile et "romantique". Hier soir, ce n'était pas la même chose. Je n'avais jamais de ma vie assisté à cette cérémonie, pourtant le moment le plus important de l'année pour un chrétien. Si j'ai été submergé par l'émotion à certains moments, ce n'est pas ce sentiment qui l'a emporté. C'est celui de la joie, d'une grande joie. Lorsque le prêtre a évoqué les paroles d'un jeune père de famille témoignant de sa joie de plus en plus profonde de faire partie de cette communauté chrétienne, j'ai su que je venais d'entendre là ce que, depuis quelque temps déjà, je n'osais pas m'avouer à moi-même. Autour du feu allumé dans le jardin de la cure, je me sentais bien. Au milieu de ces gens simples qui s'étaient déplacés hier soir malgré le froid pour venir dire leur espérance, je me sentais bien. J'ai regardé, fasciné, ces visages, des vieux, des jeunes, des laids, des beaux, des fatigués, des souriants, mais dans tous, de la joie. De la joie chez les deux adultes baptisés. Avant, je les aurais enviés. Hier, je partageais leur joie. Je suis allé communier sans me poser de questions inutiles, j'ai chanté parce que j'étais vraiment heureux. Pas d'émotion facile: une grande Joie.
Le fait d'avoir J. à mes côtés dans cette progression m'aide beaucoup. Sans qu'il le sache peut-être, sans que nous l'exprimions clairement en tout cas, il m'apporte un soutien considérable. Il est là, cela suffit pour que je m'appuie sur quelque chose de solide: sa foi à lui, lumineuse et joyeuse. J'ai l'impression d'être enfin sorti d'une croyance doloriste et morbide, d'une religion qui veut que l'on souffre pour mériter, qui voit le lumineux de la vie comme un outrage, pour entrer dans un chemin de lumière, d'humilité et de Joie.
dimanche 23 mars 2008
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3 commentaires:
ben que cette joie pascale imprégne toute ton existence
En lisant ce message, qui impose presque le silence, je pense à votre réflexion, écrite ici quelque part, nous rappelant qu'Internet nous séparait les uns des autres. Vous avez écrit le mot "terrible" et moi j'ajoute "cruel". (Anna)
j'ai toujours pensé que la foi doit s'affranchir du dogme, qui n'est qu'un support. Ton message m'a beaucoup ému, vraiment.
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