lundi 16 mars 2009

Autobiographie.6: un souvenir d'enfance douloureux.

Un épisode de ma vie d'enfant a tenu jusqu'à très récemment une place très importante dans ma vie, beaucoup plus importante sans doute que celle qu'on avait voulu lui donner au moment où il s'est déroulé.

Je vivais avec ma grand-mère maternelle. Ma mère, veuve de mon père et remariée, avait eu deux enfants dans un intervalle d'à peine onze mois. On m'avait confié à l'aïeule chez qui je devais rester jusqu'à sa mort, en 1960. J'avais alors presque huit ans.

J'ai gardé beaucoup de souvenirs, pour la plupart heureux, de cette période de ma vie. Je ne revoyais mes parents et mes (demi) frère et sœur que le dimanche après la messe, mais ils ne me manquaient pas vraiment. J'aimais la solitude, et je m'étais choisi un frère selon mon cœur, le fils d'une amie de ma mère, le petit-fils d'une amie de ma grand-mère, Yvon, dont j'ai déjà longuement parlé ici (Abécédaire: Y).

Ma grand-mère était une femme sèche physiquement, le contraire de l'aïeule paternelle: elle descendait du mont Pilat et en avait sans doute gardé une certaine aridité, une conscience aigüe de la réalité due à ses origines de paysanne pauvre. Elle m'aimait profondément mais je ne garde aucun souvenir de cajoleries de sa part ou de tendresse particulière. Elle avait également érigé en principes de vie les règles religieuses et morales dans le carcan desquelles on l'avait elle-même éduquée. Le fait d'avoir passé une grande partie de mon enfance dans le giron de cette femme du XIX° siècle (elle était née en 1885, année de la mort de Victor Hugo) explique sans doute bien des choses chez moi.

Bien entendu, nous n'avions pas la télévision. Lorsque mes parents firent l'achat d'un poste, je fus fasciné par cette nouveauté, par ces images en noir et blanc qui bougeaient, qui apportaient des nouvelles de la planète entière. Le départ du dimanche soir s'avéra ainsi plus difficile: chaque fois, je voulais rester un peu plus longtemps chez mes parents, non pour les voir eux, mais pour profiter davantage de la lanterne magique. Il fallait que ma grand-mère me menace de ne plus me donner la main, le soir dans son grand lit, pour que je cède, vaincu par cet avertissement qu'elle pouvait réellement mettre à exécution. Et je ne pouvais m'endormir tranquille si je n'avais pas, avant de sombrer, cette main sèche et ridée qui serrait la mienne.

Peu à peu, quelques foyers, même humbles, s'ouvrirent à la modernité et s'équipèrent de leur téléviseur. Peu, car je me souviens encore des longues soirées d'été, passées à jouer dehors entre gosses, pendant que les adultes, assis sur des chaises qu'ils avaient sorties sur le pas de leur porte, échangeaient des propos que nous n'écoutions pas et auxquels nous n'aurions rien compris. Peu mais suffisamment pour que le virus prenne. Les gens commençaient à parler de certaines émissions qu'il ne fallait pas manquer: Cinq Colonnes à la Une, les Coulisses de l'exploit, la Caméra explore le temps.

Pour moi vint le temps des premiers feuilletons. Ma grand-mère, faisant là une entorse de taille à ses règles de vie, me permit une fois par semaine, de descendre chez sa belle-soeur, deux maisons plus loin, pour y voir une émission dont j'ai tout oublié, y compris ce sur quoi elle portait. La permission était agrémentée, bien sûr, d'une heure impérative de retour au bercail.

Un soir, (l'émission avait-elle duré plus longtemps? Voulais-je simplement tenter de rallonger le temps de cette relative liberté?) je ne rentrai pas à l'heure. Pas de quoi inquiéter qui que ce soit dans ce petit village où tout le monde connaissait tout le monde et où les maisons restaient grandes ouvertes toute la journée. Dix minutes, un quart d'heure peut-être. Lorsque j'arrivai devant la porte de l'appartement, celle-ci refusa de s'ouvrir.

J'essayai à plusieurs reprises de tourner le loquet dans un sens, puis dans l'autre, de pousser doucement puis plus fort. Rien ne voulut bouger. La porte restait désespérément close. Et, à l'intérieur, un silence de tombeau. Mon cœur se mit à battre bruyamment, des picotements d'angoisse ramollirent mes jambes: j'étais perdu! Fou d'inquiétude, j'eus tout de même l'idée de frapper chez la voisine, une très vieille dame elle aussi, dont le mari était décédé peu de temps auparavant. Tous deux formaient un couple que je juge aujourd'hui exemplaire: calmes toujours, toujours souriants, lui aux petits soins pour elle, se tenant la main lorsqu'ils venaient, chaque soir, assister à mon bain de bébé dans une grande bassine d'eau fumante sur la table de la cuisine. J'ai oublié son nom à lui; elle, elle s'appelait Victoire.

Victoire m'ouvrit et me fit entrer dans la salle que je connaissais bien, celle où l'on faisait cuire le repas et où l'on mangeait, celle où l'on recevait aussi, l'autre étant réservée pour la nuit. Il y avait dans un coin un meuble radio imposant, dont l'œil lumineux me fascinait, ainsi que, plus tard, quand je sus lire, les noms exotiques des émetteurs européens. Il y avait, sur la grande table de cuisine, un beau dessous-de-plat musical dont on me faisait écouter la mélodie quand j'avais été particulièrement calme, et je l'étais. Il y avait, sous la radio, un jeu de cubes de bois, que j'organisais en convoi ferroviaire, et un vieil almanach Vermot dans lequel je découpais les têtes des députés élus au Parlement. Ce sont là mes deux premiers jeux, jeux de rien qui m'occupèrent des heures sur le sol de la cuisine. Il y avait, sur le rebord intérieur de la fenêtre, sur un plan de bois rugueux et veiné abritant un placard fermé par un rideau, de beaux géraniums à grosses boules roses dont j'aimais l'odeur particulière des feuilles ainsi que le relent de moisi de la terre trop arrosée.

Non, Victoire n'avait pas vu ma grand-mère. Non, elle ne savait pas où elle était. Elle savait simplement que, puisque j'avais désobéi en rentrant plus tard que permis, je lui avais fait beaucoup de peine et qu'elle était partie pour toujours. Je ne la reverrais plus. Je ne peux aujourd'hui qu'analyser froidement et de loin ma réaction à cet instant. Ce que je ressentis à ces mots dut être terrible. Le monde s'écroulait. Le seul être sur qui je pouvais prendre appui n'était plus là. On m'avait abandonné, une nouvelle fois. Je n'étais bon à rien, personne ne voulait s'embarrasser de moi, je ne valais rien comparé à tous les autres enfants que l'on chérissait dans leur famille.

La vieille voisine dut voir la panique sur mon visage car bien vite, elle tint à me rassurer en m'indiquant d'un clin d'œil la porte de la chambre, restée entrebâillée pendant toute la scène. Je me précipitai dans la pièce d'à côté et y retrouvai ma grand-mère, cachée derrière la porte, qui avait tenu à me donner une leçon.

Je ne sais pas si elle m'avait donné une leçon, mais je sais ce que cet épisode a ancré en moi d'angoisses et de dépréciation. Il est toujours difficile et risqué d'analyser soi-même le fond de son être, mais je crois pouvoir dire que de ce jour date ma peur encore présente aujourd'hui d'être abandonné. Cela peut paraître risible, à mon âge, je la cache souvent mais elle est toujours là: m'arrêter sur le bord du chemin pour resserrer un lacet alors que les autres poursuivent leur route et disparaissent au prochain tournant m'est toujours pénible et je me sens à nouveau mieux lorsque je les ai rejoints. De ce jour date sans doute aussi ma méfiance envers les moments de plaisir, de joie que la vie nous réserve: je suis un bon vivant mais j'ai souvent l'impression de transgresser un interdit en m'amusant, comme si je n'avais le droit de regarder trop longtemps la télévision. De ce jour date enfin cette sensation que je ne vaux pas les autres, que mes gestes, mes actions, mes paroles sont de moindre valeur, et ce besoin d'être rassuré, que l'on me dise parfois que ce que je fais est bien fait et que je ne suis pas trop bête, que l'on m'aime aussi, un peu.

8 commentaires:

Anonyme a dit…

C'est un trait caractéristique de la bonne vieille "éducation sanction" à la française. On encourage pas, on ne valorise pas, on casse, pour tremper le caractère. Combien de fois ai-je moi même entendu dans ma jeunesse "tu n'y arriveras pas". Votre mésaventure se situe sur un registre un peu différent, mais c'est tout comme... En tout cas belle histoire et beaux souvenirs.

Anonyme a dit…

Je ressens exactement la même chose que toi, et encore aujourd'hui. Et je me souviens très bien pourquoi.
Je maudis et ne pardonnerai jamais ce genre d'éducation reçue. Pardon d'être si catégorique et violent. Mais ça appelle des choses inacceptables chez moi.

Calyste a dit…

Oui, Totem, il a fallu bien souvent que je me dise à moi-même:" Tu vas y arriver". Mais que de temps perdu!

J'avais cru comprendre, Olivier. Non, je n'ai rien à te pardonner: je ne te trouve pas violent mais à fleur de peau. Peut-être un jour me raconteras-tu.

Anonyme a dit…

C'est vraiment un souvenir terrible, même pour autrui... Quand ont cessé de naître et grandir les enfants chez lesquels ces expériences ne laissaient pas de trace ?..

Anonyme a dit…

Quel terrible souvenir !

Les gens de cette époque ne pensaient pas à mal en agissant de la sorte, mais quels dégâts cela a pu occasionner !

Anonyme a dit…

"Les gens de cette époque ne pensaient pas mal faire" : je ne sais pas. Je suis assez partagé là-dessus. Sans vouloir critiquer ta grand-mère (car, ce genre de "punition" basée sur un mensonge affreux de par son caractère définitif, tout enfant l'a au moins connu une fois), je trouve qu'il rentre vraiment une bonne part de sadisme dans tout cela. On profite de la frayeur et de la crédulité d'enfants très jeunes. Je trouve cela absolument inacceptable. Si, vraiment, il était fondamntal pour elle que tu rentres à l'heure, et si c'était vraiment si grave que cela que tu transgresses les règles, est-ce que ça n'aurait pas pu se conclure tout simplement par une bonne fessée, ou une privation de dessert, ou une interdiction d'aller regarder la télé là-bas pendant une semaine, que sais-je ? Mais attiser ainsi des frayeurs enfantines, je ne peux pas l'admettre en disant "Oh, bah, "ils" ne se rendaient pas compte". Si, justement. Et c'est ça qui est affreux. Et en plus, ça t'a marqué. Pourquoi, au départ ? Pour une idiotie.

Calyste a dit…

Je ne veux juger personne.J'essaie seulement de comprendre. Il est étonnant, en tout cas, que ce soit ce souvenir qui, immédiatement, s'est imposé à moi quand j'ai commencé à écrire. Ou pas étonnant, après tout.

Anonyme a dit…

Comme les souvenirs peuvent être douloureux ! Cette expérience vécue avec votre grand-mère m'en rappelle un subi de la mienne, tout aussi traumatique. Je pense que dans les années 50, cette génération qui avait vécu la guerre et était "aguerrie" dans tous les sens du terme, n'en était pas sortie indemne psychologiquement. C'était l'époque avant Dolto et dans l'esprit de bien des aînés, les enfants n'étaient pas encore une personne à part entière, mais un petit animal à éduquer. A cet égard, heureusement, les choses ont bien changé dans la plupart des familles. Les mentalités ont évolué et
les enfants d'aujourd'hui connaissent d'autres difficultés.