Papa (re donc):
P2, frère de P1 mon géniteur. Il s'appelait René et vient de mourir au mois d'avril, d'un cancer(entre oesophage et estomac) que l'on a décelé alors qu'il était beaucoup trop tard et que les métastases s'étaient déjà installées.
Ce père, mon père (je ne l'ai jamais appelé autrement) m'a élevé avec les enfants qu'il a eus ensuite de ma mère, je l'ai dit, sans aucune différence de traitement, ni plus ni moins que l'un d'entre eux.
J'ai pourtant mis des années à l'aimer ou plutôt à m'en sentir aimé. Et ce n'était pas totalement de ma faute, ni de la sienne. Le fait que l'on me rappelle sans cesse que mon père était mort, qu'il était tellement si, tellement ça, m'a éloigné de lui, radicalement différent. Je me suis cru inconsciemment d'une lignée supérieure: je n'avais rien à voir avec ce travailleur, cet ouvrier qui n'était pratiquement jamais là parce qu'après la mine, il déchargeait des camions aux halles, tenait un étal de fruits et légumes sur les marchés ou tuait les cochons pour tous les environs. Je ne comprenais pas que l'on puisse s'intéresser à ce qu'il y a sous le capot d'une voiture (pour ça, je n'ai toujours pas changé.), que l'on puisse connaître par leur nom chacun des outils de bricolage ou de jardinage que, moi, je confondais systématiquement, que l'on puisse aussi facilement lier conversation avec des inconnus et s'en faire tout aussi facilement des amis.
Ma mère a, sans le vouloir, souvent contribué à creuser le fossé, en encourageant mes lectures, en me positionnant comme l'"intellectuel" de la famille, alors que mon frère était beaucoup proche de mon père.
Jusqu'à l'adolescence, pas de gros remous. Ensuite, les choses se sont gâtées: découverte de mon homosexualité (autour de 12 ans), première expérience avec un homme adulte (autour de 14 ans), période d'opposition grandissante (d'autant plus que ce géant athlétique me troublait profondément, m'attirait physiquement). J'aurais voulu qu'il découvre tout l'émoi qu'il provoquait en moi et qu'il réponde à cet amour fou. Il aurait pu canaliser ces pulsions incestueuses et les transformer en positif, en constructif, en sain. Il ne s'est jamais rendu compte de rien. Alors je me suis mis à le haïr (autour de 17 ans): il représentait tout ce que je ne voulais pas être.
Après mon bac (j'aurais pu comprendre à ce moment-là comme il m'aimait, à la fierté qui irradiait de lui), c'est lui qui a voulu que je continue mes études, même si cela représentait un surplus de travail pour lui. J'ai pourtant quitté la famille, deux mois après la mort accidentelle de ma petite soeur, pour venir en fac à Lyon, heureux de me débarrasser d'un tel poids, de pouvoir déployer mes ailes sans contraintes, de mener une vie de patachon. Au bout d'un an de cette vie-là, je ne croyais plus à rien: la foi avait volé en éclats avec la mort de ma soeur, le sexe ne m'apportait que gavage de cul alors que j'aurais eu besoin de tendresse et de guidage. Et Pierre est arrivé, au moment où je sombrais.
C'est lui qui m'a réconcilié avec mon père à qui je n'adressais plus la parole depuis six mois, suite à une gifle malencontreuse qu'il avait sans doute regrettée immédiatement. Entre eux deux, le courant est passé tout de suite. Jamais mes parents n'ont posé une seule question sur le genre de relation que nous entretenions, Pierre et moi, sur le pourquoi d'un appartement et finalement d'une vie en commun. Si j'arrivais seul chez eux, avant de me dire bonjour, on m'interrogeait:" Et Pierre? Il n'est pas là?". J'ai parfois été à deux doigts d'en être vexé.
La suite a été une lente remontée de cette incompréhension totale vers d'abord un respect mutuel, puis vers ce qu'il faut bien appeler une sorte de tendresse (en grattant sous les milliers de masques de la pudeur de chacun de nous) (Encore aujourd'hui, j'ai l'impression d'être nu en employant ce mot pour lui.).
La tape sur l'épaule, sans un mot, au retour de l'enterrement d'Y., mon ami d'enfance, mon "frère", beaucoup plus forte que n'importe quel discours. Le besoin de me consulter lors d'une visite pour l'achat d'une maison de campagne . La découverte que, si j'avais beaucoup de traits de caractère de ma mère, je lui ressemblais aussi, à lui, (après tout, nous sommes bien du même sang), par la forme d'humour en particulier ou par la faculté, dans les périodes de crise à gérer, d'aller toujours à l'essentiel et à l'efficace.
C'est au moment de sa maladie et de son hospitalisation que nous nous sommes le plus rapprochés: ces derniers moments, ce passage de la vie à l'absence, il a voulu qu'ils soient vrais, qu'ils soient pleins. Il m'a volontairement "passé le flambeau": par sa parole, je devenais le chef de famille.
Il m'a beaucoup parlé aussi de sa mère, avec qui, je crois, il a toujours entretenu le même rapport d'amour-répulsion que moi avec lui. Lui aussi a toujours douté qu'on l'aime. En évoquant le passé, plusieurs fois, il m'a pris pour son frère et parlait alors de "la maman". Je l'ai repris la première fois, et puis je l'ai laissé vagabonder dans ses souvenirs, trop heureux d'être aussi proche de lui en même temps que de mon père mort.
Et il m'a fait, quelques jours avant de disparaître, avant que j'assiste à son agonie, le plus beau cadeau que l'on puisse faire. Un souvenir à moi, qu'il avait conservé, lui, et que je garde maintenant au plus intime de moi: alors que j'étais tout bébé, on m'avait offert, comme c'était la coutume à l'époque, un ours en peluche. Mais cet ours me faisait peur, et chaque fois que l'on tentait de l'approcher de moi pour que je le caresse ou que je le prenne dans mes bras, je me mettais à hurler, terrorisé. Personne ne parvenait à m'amadouer. Alors mon père, qui avait remarqué que j'aimais beaucoup la compagnie des moutons (des vrais, ceux-là), avait eu l'idée d'intégrer l'ours au troupeau. Et la peluche fut adoptée.
Ce qui me rend précieux ce souvenir, ce n'est pas l'anecdote en elle-même, c'est qu'elle m'ait été transmise par lui dans les derniers jours de sa vie, que j'aurais bien pu ne jamais rien savoir de cette histoire où nous apparaissons seuls, lui et moi, dans cette campagne ouvrière que nous avons toujours aimée plus que les autres, et que ça, c'est, je crois, une histoire d'amour.
Merci, papa.
mercredi 24 octobre 2007
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3 commentaires:
Intégrer "l'ours au troupeau" relève d'une intelligence du coeur assez rare. Après avoir lu quelques textes ici ce soir, je ne peux m'empêcher de manifester ma présence parce que j'ai le sentiment de commettre une infraction, d'entrer sans frapper. C'est une impression qui me gêne beaucoup. Sans doute cela vous est-il égal car sinon ce blog serait réservé aux initiés avec mot de passe. Mais vous pouvez toujours me rassurer (sourire). Bonne nuit Calyste. (Anna F.)
Soyez sans crainte, Anna. Il est trop tard ce soir pour que je développe (d'autant que demain, c'est la reprise), mais je le ferai, je vous le promets. Bonne nuit à vous également. Avec mon amitié, si vous le permettez.
Oui je permets bien sûr. Mais si l'amitié est un sentiment qui résulte d'une affection, je ne saurais pas ajouter "virtualité" à cette sensibilité. Je suis patiente et le jour où vous aurez le désir et le temps d'en parler ici, je serai attentive.
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