mardi 23 octobre 2007

Abécédaire (P)

Je savais que, lorsque j'arriverais à cette lettre P, un mot s'imposerait immédiatement à moi, avec une nécessité absolue, effaçant tous les autres. Un mot : Papa, et ses variantes : Père, Paternité...
Papa (donc) : je n'ai jamais connu mon père, je parle ici du géniteur, du "vrai". (Il faudra, je crois, que j'écrive un P2 demain pour mon autre père, le vrai aussi, mais pas géniteur).
Il s'appelait Pierre (Que de Pierre(s) dans ma vie!) et est mort alors que j'avais à peine sept mois. De quoi? De maladie mais laquelle : je l'ai demandé cent fois à ma mère, elle me l'a expliqué cent fois, et je n'ai jamais pu le retenir, comme si mon cerveau se déconnectait ou devenait idiot face à cette réalité. Il me semble que c'est d'une maladie du coeur. Il est mort seul, à l'hôpital, apparemment dans son sommeil, quelques instants avant l'arrivée de ma mère, le jour de la fête foraine du village. Il avait 24 ans.
On ne m'a jamais caché cette mort. Quand me l'a-t-on annoncé la première fois? Je n'en sais rien. Je crois l'avoir toujours su. Je n'avais de lui que quelques photos en noir et blanc, dans les formats de l'époque, le montrant sérieux et un peu sévère dans son costume, ne souriant jamais (c'est à l'instant, en écrivant ces mots, que je me rends compte que je n'ai aucune photo avec son sourire: je ne connais pas le sourire de mon père.), le visage allongé , les sillons marqués sur les joues, le regard lointain, les cheveux crantés à la mode alors. J'en avais un peu peur, et il m'a fallu des années, jusqu'au moment où j'ai eu moi aussi 24 ans, pour me rendre compte que ce n'étais qu'un gosse.
On m'a toujours dit que je lui ressemblais: avec l'âge il n'y a que peu de doutes maintenant. Mais comment savoir avec certitude : je suis plus de deux fois plus vieux que mon père.
Ma mère a dû connaître trois ans difficiles avant d'épouser en secondes noces le frère de son défunt mari (P2, donc). Pendant ces années où elle s'échinait à nous faire vivre, j'ai apparemment été un peu(!) ballotté dans la famille, confié aux uns, aux autres, principalement à une tante et à ma grand-mère maternelle, une vieille dame née en 1885 (date de la mort de Victor Hugo: ça crée des liens!) qui m'a élevé jusqu'à mes huit ans environ.
A la mort de cette grand-mère, j'ai regagné le giron familial, découvrant (ou presque) un petit frère, une petite sœur et le ventre gonflé de ma mère, porteur du dernier bébé. Il a fallu que j'apprenne à vivre en famille, en groupe, alors qu'auparavant, je menais la vie de fils unique. Je pense qu'un psy pourrait trouver dans ma personnalité de nombreuses traces de ce ballottement et de cette enfance solitaire.
Il a fallu que je vive avec P2, et là aussi, ça n'a pas toujours été facile. Je me suis souvent comporté en petit con avec lui. Mais j'en parlerai demain.
Aujourd'hui, c'est P1. Ces photos donc, que je n'ai cessé d'observer pendant longtemps pour tenter d'en retirer un indice, une lumière sur ce que j'étais, moi. Il y avait aussi les histoires familiales éternellement rabâchées, celle de ma mère me le présentant comme quelqu'un de très fier et droit, mais souvent très jaloux et glacial (pas le type à qui on aurait volontiers tapé sur l'épaule et qui aurait aimé ça: j'en connais un autre!), celle de ma grand-mère, sa mère, qui l'idéalisait puisqu'il était mort, les deux femmes se rejoignant pour m'inciter à suivre ce modèle absent et donc beaucoup trop inaccessible pour moi. Lorsque l'on voit vivre son père au quotidien, on perçoit ses qualités, on l'admire, mais on voit aussi ses défauts, on supporte ses colères, ses impatiences, on sourit de ses erreurs, et alors on fait beaucoup plus que l'admirer : on l'aime. Comment pouvais-je aimer une photo en noir et blanc?.
P2, lui, ne m'en a pratiquement jamais parlé directement : il attendait sans doute, par pudeur, que je lui pose la question, ce que, par pudeur, je n'ai jamais fait.
J'ai passé une enfance très heureuse, je n'ai jamais manqué de rien, j'ai été aimé par mes parents au même titre que mes frères et soeurs ( j'ai même souvent eu un petit "supplément" de beaucoup parce que j'étais le fils de Pierre mort) et pourtant je me suis toujours senti bancal.
Une réalité m'a très tôt obsédé et m'occupe encore souvent l'esprit : je ne verrais jamais mon père.
J'ai refusé d'assister à sa "réduction" au cimetière quand le caveau familial a manqué de place pour enterrer ma grand-mère: je ne voulais pas conserver comme unique vision tangible les quelques gros os de son squelette que l'on a retrouvés ce jour-là. Ce père s'inscrirait toujours en creux dans ma vie. Je pense que seuls ceux qui vivent le même vide peuvent réellement comprendre ce que je dis. L'absence du père crée une sorte de "gémellité", de lien indicible mais très puissant. Je ne peux regarder ou lire sans pleurer tout ce qui touche à ce sujet, et je ne peux m'empêcher de le rechercher dans mes lectures. J'ai cinquante cinq ans et je me sens un gosse face à ça. Ce n'est pas douloureux, juste un petit caillou dans la chaussure, mais qui, peut-être, manquerait s'il venait à disparaître.
Je viens de relire ce que j'ai écrit. Je ne suis pas sûr d'être parvenu à dire ce que je voulais dire.

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