dimanche 7 août 2011

Pages marquantes

Un des textes, découverts enfant, qui m'a fait aimer la littérature (et l'amour des noms de tissus).


Les soirées d'automne et d'hiver étaient d'une autre nature. Le souper fini et les quatre convives revenus de la table à la cheminée, ma mère se jetait, en soupirant, sur un vieux lit de jour de siamoise flambée ; on mettait devant elle un guéridon avec une bougie. Je m'asseyais auprès du feu avec Lucile ; les domestiques enlevaient le couvert et se retiraient. Mon père commençait alors une promenade, qui ne cessait qu'à l'heure de son coucher. Il était vêtu d'une robe de ratine blanche, ou plutôt d'une espèce de manteau que je n'ai vu qu'à lui. Sa tête, demi-chauve, était couverte d'un grand bonnet blanc qui se tenait tout droit. Lorsqu'en se promenant, il s'éloignait du foyer, la vaste salle était si peu éclairée par une seule bougie qu'on ne le voyait plus ; on l'entendait seulement encore marcher dans les ténèbres : puis il revenait lentement vers la lumière et émergeait peu à peu de l'obscurité, comme un spectre, avec sa robe blanche, son bonnet blanc, sa figure longue et pâle. Lucile et moi, nous échangions quelques mots à voix basse, quand il était à l'autre bout de la salle ; nous nous taisions quand il se rapprochait de nous. Il nous disait, en passant : "De quoi parliez-vous ? " Saisis de terreur, nous ne répondions rien ; il continuait sa marche. Le reste de la soirée, l'oreille n'était plus frappée que du bruit mesuré de ses pas, des soupirs de ma mère et du murmure du vent.

Dix heures sonnaient à l'horloge du château : mon père s'arrêtait ; le même ressort, qui avait soulevé le marteau de l'horloge, semblait avoir suspendu ses pas. Il tirait sa montre, la montait, prenait un grand flambeau d'argent surmonté d'une grande bougie, entrait un moment dans la petite tour de l'ouest, puis revenait, son flambeau à la main, et s'avançait vers sa chambre à coucher dépendante de la petite tour de l'est. Lucile et moi, nous nous tenions sur son passage ; nous l'embrassions, en lui souhaitant une bonne nuit. Il penchait vers nous sa joue sèche et creuse, sans nous répondre, continuait sa route et se retirait au fond de la tour, dont nous entendions les portes se refermer sur lui.

Le talisman était brisé ; ma mère, ma sœur et moi, transformés en statues par la présence de mon père, nous recouvrions les fonctions de la vie. Le premier effet de notre désenchantement se manifestait par un débordement de paroles : si le silence nous avait opprimés, il nous le payait cher.

(Chateaubriand, Mémoires d'Outre-Tombe)

4 commentaires:

karagar a dit…

autrefois sur la route des vacances nous passions au pied du château de Combourg, et ma mère ne manquait pas de faire allusion à cette ambiance sinistre, notamment, le fantôme du chat emmuré.

Calyste a dit…

Karagar: je l'ai visité, il y a quelques années, lors de vacances chez un ami à Saint-Malo: moins impression que dans mon souvenir littéraire.

Kynseker a dit…

Quel choc que de lire à nouveau ce texte ici... C'est précisément l'extrait des Mémoires que mon professeur de littérature de première avait choisi. J'en connais des phrases par cœur tant je l'ai décortiqué, analysé, aimé et admiré. Ce "talisman" me revient souvent en tête; à chaque soirée un peu sombre, un peu lourde ou un peu triste, je repense à ce merveilleux texte.

Que n'ai-je jamais retrouvé tant de perfection dans les autres pages de cette somme littéraire...

Calyste a dit…

Kynseker: oui, je suis d'accord, la suite m'est tombée des mains.