dimanche 25 novembre 2007

Mémoire

Querelle citait dans son blog, à la date du 19/11/07, un extrait de L'Enfant des Limbes, de Jean-Bertrand Pontalis, philosophe, psychanalyste et écrivain français né en 1924. Extrait concernant la mémoire. Cette citation m'a tellement plu que je me permets de la reproduire presque telle quelle ici:
"...ma mémoire n'est pas un dossier bien classé et (...) ses défaillances laissent le champ libre à une autre mémoire et celle-là opère des rapprochements inattendus. (...) des visages multiples se recomposent en un seul qui emprunte des traits à chacun d'eux; des histoires s'entremêlent, des émotions apparemment opposées- angoisse et jubilation- gagnent en s'unissant une particulière intensité (...). Une mémoire qui s'apparente à la fiction (...), qui est proche du rêve, une mémoire qui, ne fixant rien, aurait la mobilité des nuages et qui, ennemie du flou, aurait la précision d'une planche d'architecture. Une mémoire où se conjuguent le figuratif et l'abstrait."
L'Enfant des Limbes, de J-B. Pontalis, Gallimard 1998.

Je crois que cela traduit bien ce que j'ai plusieurs fois voulu dire en parlant d'impressionnisme dans mon fonctionnement d'affect. Le souvenir en tant qu'image est précis, figuratif, presque hyperréaliste, son espace et son temps sont totalement flous, voire inexacts.

J'ai parlé de mon premier souvenir avec Yvon: la mort d'un de nos voisins et la remarque d'Yvon à ce moment-là. J'ai situé ce souvenir vers nos 4 ou 5 ans. Aujourd'hui, après réflexion, je pense que nous devions plutôt avoir autour de 8 ou 9 ans. Mais je sais absolument l'endroit où nous nous trouvions, la pierre de seuil sur laquelle nous étions assis, le temps qu'il faisait.

Autre exemple. J'ai un jour évoqué devant Pierre une image qui revenait souvent dans mes pensées, et que je trouvais particulièrement belle et agréable: je voyais une longue route inondée de soleil, marquée de loin en loin par l'ombre rare d'un grand arbre desséché, un espace où des voitures étaient garées dans la poussière de la terre pulvérulente, une auberge dont l'immense salle à manger réconfortait par sa relative fraîcheur, et la surprise de découvrir, pendue à une poutre du plafond bas, une cage à oiseaux occupée par un magnifique perroquet. J'étais presque sûr d'avoir vécu ce souvenir, de ne pas l'avoir rêvé ou fabriqué de toutes pièces. Mais où et quand l'avais-je vécu? Pierre répondit immédiatement à ces deux questions (Sicile, au cours d'un de nos voyages des années 70 ou 80, à nouveau je ne me souviens plus) . Comme d'habitude, j'avais l'image, il avait les coordonnées.

Cette conception de Pontalis transposée de la mémoire à l'écriture (autobiographie ou carnet intime) ouvre des pistes intéressantes et relance le débat de la sincérité (cher Rousseau!), ou plutôt le déplace totalement puisque cette mémoire qui aurait "la mobilité des nuages" et " la précision d'une planche d'architecture" est bel et bien sincère.
Mais alors, me rétorquera-t-on, comment puis-je nous voir, Yvon et moi assis sur la pierre de ce seuil et présenter cette image comme un souvenir "réel" alors que je n'ai jamais pu "voir" cette scène, en étant moi-même un des protagonistes et mes yeux ne pouvant en percevoir qu'une partie, c'est-à-dire uniquement ce qui se trouvait devant eux? Il s'agit donc d'un souvenir à la fois réel et fabriqué, où se mêlent, s'interpénètrent réalité et fiction.
Je crois que c'est justement ce qui me plaît dans les blogs, le type de blogs en tous cas que je lis: la "confession" ( j'emprunte le mot à Rousseau, encore) est réalité (du moins on peut le supposer), l'auteur est pure fiction ( à une exception près), dans la mesure où je n'ai que très peu essayé et je n'ai que très peu envie ( Thom mis à part) jusqu'à aujourd'hui, d'en savoir plus sur eux. Ce no man's land me va bien, me satisfait, davantage même que la pure fiction (romans) en ce moment.

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