Son minuscule bureau coincé derrière le secrétariat était toujours rempli d'élèves dès que sonnait l'heure de la récréation. Pour pouvoir lui parler, il fallait jouer des coudes et se faufiler entre ces garçons et ces filles, ces filles surtout, qui aimaient se retrouver là pour quelques brèves minutes. On y respirait difficilement, tant l'air était chargé des volutes des cigarettes que tous se pressaient d'allumer. Je n'ai jamais compris comment il pouvait tenir dans cette atmosphère digne d'un wagon fumeurs un dimanche soir, au retour des étudiants, lorsque de tels wagons existaient.
Il était aimé, ce vieux père que, paradoxalement, j'avais tué en rêve une nuit. Je m'enfuyais et lui essayait de me barrer la route. C'est le seul rêve de meurtre que j'ai jamais fait. Toujours souriant, prenant plus que le temps pour formuler ses réponses, semblant chercher ses mots au fond de sa tête blanchie de savoyard roublard. Le contraste était beau entre lui si calme et l'excitation des fumeurs. Il fumait aussi, beaucoup, et la petite pièce était imprégnée de l'odeur un peu acide du tabac froid.
Nous étions presque voisins et je le croisais souvent dans la rue ou alors que nous faisions nos courses dans le supermarché du cours Gambetta. A chaque fois, je m'étonnais de ne pas le trouver changé malgré les années passant, comme si le temps ne pouvait imprimer une ride sur sa peau lisse de vieux monsieur tranquille. Toujours l'imperméable court, couleur mastique, et l'écharpe de laine fine à rayures. Il avait été sous-directeur, il n'était plus qu'un prêtre anonyme à l'allure encore gaillarde.
Je l'ai croisé tout à l'heure, même imperméable, même écharpe, une canne en plus qu'il tenait à la main gauche pour s'aider à marcher, le visage aux pommettes rosies par le froid. Il m'a dit avoir quatre-vingt trois ans et souffrir du genou où on lui a récemment implanté une prothèse. Depuis sa retraite, il n'est jamais retourné au lycée ("Ce n'est plus la même chose...") mais garde encore quelques contacts avec deux ou trois enseignants et surtout d'anciens élèves restés fidèles. Nous nous sommes séparés dans la foule dont je l'ai vu, en m'éloignant, éviter les remous. La petite silhouette un peu penchée en avant a bientôt disparu dans la jeunesse débraillée d'un samedi après-midi d'hiver. Il ne fume plus.
samedi 7 janvier 2012
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2 commentaires:
Il est où ce lycée? J'ai pensé à toi, retour d'Annonay ( famille W.) en prenant le train à Perrache. Trés belle la gare en plein centre. Envie de m'y arrêter pour dessiner. Bonne semaine.
Didier: sur la colline de Fourvière.
La gare était encore plus belle avant la construction du centre d'échange en béton qu'un ancien maire a fait bâtir devant.
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