mercredi 22 juin 2011

Ville

Lorsque je regarde la ville de haut, j'ai toujours un petit pincement au cœur. Je cherche bien à l'éviter, à l'oublier en me disant que c'est une belle ville que la mienne, avec les toits à tuiles romaines des vieux quartiers à mes pieds, le grand vide de la place au milieu des immeubles bourgeois du centre, les allées bien tracées qui, parallèles, s'en vont vers l'est, la tâche de verdure du parc et de son lac et, tout au fond, le profil des Alpes qui, s'il est trop net, est, dit-on ici, annonciateur de pluies.

Lorsque je suis avec des amis qui ne la connaissent pas, je leur fais repérer les monuments déjà visités les jours précédents: la cathédrale au bord de la Saône, les multiples églises, le toit de l'Hôtel de Ville qui brille maintenant comme un sou neuf, l'arrondi peu gracieux de l'opéra nouveau, les pentes de la colline où l'on travaille ou la boucle du Rhône lorsqu'il comprend enfin que sa destinée est provençale.

Mais rien n'y fait: au bout d'un moment, mon regard est attiré vers le point de cette ville où je vis, où je dors, où j'aime aussi. Il me faut le trouver dans cette fourmilière de maisons et de rues, de façades blanches ou ocres. On ne voit pas mon immeuble, mais je sais qu'il est là-bas, caché par un plus haut que lui, et que c'est là que j'ai fait mon terrier.

Et alors, le pincement dans les entrailles s'accentue: que suis-je dans tout cela? Un tout petit humain perdu au milieu d'un million d'autres, que l'on ne remarque presque plus au fur et à mesure qu'il vieillit, un dont la disparition passera inaperçue le jour où elle arrivera, comme celle de tant d'autres depuis qu'un certain Munatius Plancus a eu l'idée, il y a vingt siècles, de venir s'installer là.

Il n'y a pas plus propice à l'humilité qu'une grande ville vue d'en haut.

Mais, en redescendant, l'écrasante cité inhumaine redevient ma ville. Les rues, les places, les fleuves font resurgir les souvenirs de ma vie: tel amour vécu ici, tel déception rencontrée là, un ami chez qui nous passions des soirées, dans cette rue étroite, un magasin où l'on a pris un fou rire en achetant des pantalons, un rendez-vous manqué, la beauté d'un rayon de soleil sur une façade. Peu à peu, le tissu retrouve sa trame familière.

On arrive dans son quartier, celui que l'on appelle son quartier malgré les amis qui trouvent qu'il est bien grand, ce quartier, pour n'en former qu'un. Lorsqu'on aime marcher, les distances ne sont pas celles de la géographie mais celles des chaussures. Tiens, si j'achetais du pain, il est bon dans cette boulangerie. Ma voisine, sur le trottoir d'en face, en route pour la ville (comme si ce mot-là n'était associable qu'au centre), et qui ne m'a pas vu.

Un dernier carrefour à traverser et l'on sait avec certitude combien il reste à faire, en sautillements de trotteuse au poignet, en mètres à dérouler sous ses semelles qui se sont faites plus lourdes. Si l'on osait dire le nombre de pas, on ne se tromperait guère. Le quotidien afflue. Penser à acheter des cigarettes pour ne pas avoir à redescendre. Le fleuriste n'a pas encore sorti ses bouquets sur le trottoir, il est trop tôt. C'est le jour de fermeture du primeur. La croix verte de la pharmacie n'en finit pas de se former et de se déformer. A l'intérieur, on sait qui est là, comment sont disposées les choses, l'odeur que l'on percevrait tout de suite en entrant.

Et, en traversant la rue, la dernière avant l'immeuble, son immeuble, on s'entend appeler par son nom et, avant de se retourner, on sait que l'on existe. Le cœur est calme. On est redevenu immortel.

12 commentaires:

laplume a dit…

Ah je l'aime beaucoup celui-là. Et je me suis vue tout de suite, quand je suis de l'autre côté de MA baie, la plus belle du monde évidemment, j'essaie toujours de distinguer ma maison, juste à gauche de l'église, au-dessus des toits plats de l'usine de poissons et des bâtiments du port de pêche. Mieux, je suis sûre que je la voie, contre toute raison. Et comme toi je me trouve toute petite, et pourtant, la ville est petite elle aussi ! Et en même temps ça me rassure de faire partie de cette modeste fourmilière, d'y avoir une place bien à moi, et des circuits, au choix selon l'humeur du jour et les courses à faire.

karagar a dit…

Près de l'ancien moulin à vent, à un endroit du coteau, parmi la lande, j’aperçois notre maison... j'adore ça... il y a quelques endroits comme ça d'où je peux espérer la voir et selon le point de vue, on imagine sa situation très différente de ce qu'elle est en réalité. Mais je ne me sens pas tout petit car notre maison occupe une bonne partie du quartier ! Les occasions de se sentir petit ne manquent pas par ailleurs. Lors de mon court épisode urbain, j'avais publié une photo du toit de mon "immeuble" vu d'une tour de la cathédrale... Beau texte, belle conclusion.

Petrus a dit…

Tu sais si bien dire ce qui est dans nos coeurs...

solko a dit…

Beau regard et bel itinéraire, de ce panorama spécifiquement lyonnais. Pas un écrivain lyonnais qui ne se soit un jour essayé à décrire ce splendide point de vue.

[Nicolas] a dit…

Parfois, je me demande si tu ne décris pas Lugdunum simplement pour m'y faire revenir. Munatius Plancus n'est-ce pas celui-là même qui jeta sa cape sur la Saône pour savoir dans quel sens elle coulait? bises

Yo a dit…

J'ai pensé au philosophe Gilbert Simondon en te lisant qui a écrit sur la "magie" archaïque qui se dégage de certains points spatiaux - particulièrement les culminants (des sortes de hiérophanies). Mais j'ai pensé à Nizan aussi (oui, encore !) :
"Ils étaient un peu fiers de dominer la ville : impossible sur les hauteurs de ne pas se sentir un cœur de montagnard qui traite les plaines de haut, – mais ces jeunes gens ne pensaient pas à la conquête de Paris, ce rêve n’était pas pour eux."

Cornus a dit…

Tu me donnes l'impression que tu habites un château. Et du coup, cela me donne la nostalgie de quand je travaillais et j'habitais dans des maisons qui faisaient face au château de Chinon. C'était devenu tellement familier, que je n'y faisais plus attention. Cela m'a fait tout drôle quand je suis arrivé dans le Nord au paysages plats, sans vieilles demeures et uniquement de la brique.

Cornus a dit…

Quant à Lyon, je n'ai pas su l'apprivoisé car je n'y ai pas vécu. Mais je ne me sentirais pas vraiment à l'aise dans une ville bien trop grande pour moi.

D. Hasselmann a dit…

Belle évocation, un point de vue dégagé...

Calyste a dit…

La Plume: moi aussi, par tes mots, je la vois, ta maison.

Karagar: le début de ton commentaire est très évocateur. on dirait du Daphné du Maurier.

Pétrus: merci. A quand de tes nouvelles, par billet ou de vive voix?

Solko: merci également. Bien que non natif d'ici, cette ville m'a toujours fasciné et me fascine encore.

Nicolas: je connais ta nostalgie de Lyon. Pour la Saône, je croyais qu'il s'agissait de César.

Christophe: tu vas me faire rougir en évoquant de tels auteurs. Mais ce n'est pas de la fierté que je ressens là-haut. Au lieu de me grandir, les sommets me ramènent toujours à mon humble condition. C'est petit que je me sens en contemplant l'horizon.

Cornus: il me faudrait sans doute longtemps pour m'habituer à un pays plat. J'ai besoin du mystère des collines, comme autant d'îles à rejoindre pour contempler l'autre côté.

Dominique: et un cœur engagé!

Cornus a dit…

Moi, je m'y suis habitué au pays plat (même si où nous habitons, ce n'est pas tout à fait plat), moi qui ait vécu longtemps encadré par le Pilat et les Monts du Lyonnais. Je trouvais déjà la Touraine plate (ce qui n'est pas vraiment le cas), mais je m'y suis fait...

Calyste a dit…

Cornus: même cadre de vie pour moi aussi. Et j'aime toujours autant le massif du Pilat, à la fois austère et doux.