Tu hais les pigeons. Non, pas de cette haine ordinaire des bien-pensants qui trouvent qu'ils sont sales, qu'ils polluent le bord des fenêtres et s'envolent au dernier moment devant les voitures. Qu'est-ce que tu en as à faire de ces raisons? Qu'ils aillent à pied et mettent des fleurs sur leurs balcons! Ta haine n'est pas de ce type. Plus profonde, plus viscérale, incompréhensible pour les autres. Tu ne leur as jamais dit pourquoi. Ils ne te croiraient pas, ils se moqueraient: un doux dingue, pas méchant mais déjanté. Et pourtant...
Ils n'étaient pas là, eux, ce jour-là.
Un matin, comme les autres. Plutôt beau pour ce début de printemps. La nuit avait été lourde et tu n'en appréciais que davantage le rayon de soleil qui semblait vouloir s'installer. Une des premières fois que tu ouvrais la fenêtre pour déjeuner. Bientôt, il serait temps de ressortir les pots délicats. Il n'y aurait plus de gelée. Face à la cour, tu écoutais la radio sans vraiment l'entendre. Une guerre loin d'ici, quelques propos de politiques sûrs d'eux-mêmes, des résultats de foot et la météo, vite fait, parce que c'est comme les horoscopes dont on ne tient pas compte mais que l'on lit toujours. Savoir qu'il pleut à Perpignan alors qu'il fait beau ici, ça a quelque chose de jouissif, non?
Tout cela, tu l'avais entendu cent fois, mille fois, chaque matin pendant que le café passait et que tu te disais qu'il serait temps de détartrer la cafetière. Mais ce bruit de tuyauterie irrégulière te plaisait, et l'odeur qui envahissait la cuisine. La première cigarette, avant le café, comme un plaisir interdit, quelque chose de râpeux qui finirait bien par te réveiller.
A l'immeuble d'en face, un store s'était décroché avec le vent de la veille. Tu entendais, mais d'où, quelqu'un s'exercer déjà à la clarinette. Un dimanche matin, petit réveil. Les autres dormaient encore. Tu imaginais les odeurs moites des chambres à coucher, ces corps séparés dans leurs rêves, ces bouches ouvertes qui ne disaient encore rien. Et tu te sentais bien seul. Juste encore un peu et tu renaîtrais au jour.
C'est là qu'il est arrivé, tellement gros que ce devait être un mâle. Il s'est perché sur ta rambarde, au-dessus des géraniums qui n'étaient pas encore fleuris. Ton immobilité l'a rassuré. Rien à craindre de toi? Comment pouvais-tu savoir que c'était toi qui avais à craindre de lui?
Il a assuré sa position avec un petit pas de côté, de ses pâtes rongées par les parasites, et s'est mis à te fixer de son œil rond. Au début, tu n'y as pas prêté attention. Un pigeon, ce n'est pas original dans le décor. Mais lorsque tu as porté la tasse à tes lèvres, tu as saisi son regard. Il était expressif, plus que de coutume, un regard haineux, chaud, qui t'a fait frissonner. Allons, un reste des lourdeurs de la nuit. Ce n'était qu'un pigeon, et laid comme la maladie, un de ces spécimens qui échappent à tous les dangers et espèrent bien encore tirer profit de leur chienne de vie avant de se retrouver secs sur un trottoir. Même lorsque tu t'es levé, il ne s'est pas envolé. Il continuait à te fixer, sans bouger. Seule une petite brise faisait parfois frissonner ses plumes les plus légères.
Va au diable! as-tu penser en te dirigeant vers la salle de bains. Je ne vais pas passer le journée en tête à tête avec toi. Tu as voulu te raser, mais, lorsque tu as aperçu ton visage chiffonné dans le miroir, tu as compris que ce ne serait plus jamais comme avant. Ton œil était terne et globuleux. Pas d'expression de fatigue ou d'étonnement, pas de curiosité, pas de désir. Rien. Il n'y avait plus rien au fond de ta pupille. Le pigeon t'avait volé ton âme. Mais allez raconter ça!
lundi 30 avril 2012
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7 commentaires:
J'aime bien ce bout de texte... ou comment un évènement ordinaire pour tout changer.
C'est inquiétant à souhait, et on en vient à détester ce volatile pourtant pas bien méchant.
Mr Frick: on ne fait jamais trop attention à ces évènements ordinaires...
Kranzler: transposition libre d'un vieux conte indien (d'Inde). Moi, je n'ai rien contre eux sauf quand ils viennent s'abattre, morts, à mes pieds, comme ça m'est arrivé une fois. Heureux de te retrouver ici. Et pleins de bonnes choses.
Les chats auraient ce pouvoir. Moi, j'y crois.
Nicolas: on le dit. De toutes façons, je leur préfère les chiens. Et là, rien à craindre.
Pas mal ce texte, pas mal du tout. Je préfère oir de vrais pigeons sauvages ou les manger.
Cornus: il y a longtemps que je n'en ai pas mangé. Tiens, tu me donnes des envies...
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