vendredi 27 juin 2008
Le Brevet.
(Ce texte a été écrit ce matin, sur feuilles et retranscrit ce soir.)
En direct. 9h10. Je suis dans la salle d'examen. 19 candidats au brevet. 12 garçons, 7 filles. Les années de naissance s'échelonnent de 91 à 93. Épreuve de mathématiques. Nous venons de distribuer les sujets, il y a dix minutes.
Ils ont déjà tous la tête baissée, on n'aperçoit que des cheveux et des doigts pianotant sur la calculette. Certains ont apporté de l'eau. Les garçons sont en baskets, les filles en ballerines, pour la plupart. Personne n'est encore déconcentré. Personne n'a encore abandonné.
J'ai lu les sujets, six pages d'exercices. Je ne comprends pas grand chose. J'étais pourtant doué en math à leur âge. J'ai oublié et je n'ai pas envie de faire l'effort. Le livre de Jaccottet, Ce peu de bruits attend sur le bureau, à côté de ma trousse, que j'ai fini d'écrire pour le lire. Je pense à Pierre qui aujourd'hui passe un entretien d'embauche. Peut-être ce matin? J'imagine son stress, sa tension. Ma place est plus confortable, je suis du côté des examinateurs.
Nous sommes installés au-dessus de la cuisine. Dieu merci, pas encore d'odeurs de cuisson, juste le bruit du ventilateur et, dans la rue, quelques voitures. Les dizaines de fenêtres de l'immeuble d'en face, barre laide des années soixante-dix, sont toutes closes: les travailleurs sont déjà partis, les autres ne sont peut-être pas encore levés.
Premier sourire échangé entre deux candidats; on se rassure comme on peut. On se gratte les cheveux, on appuie longuement son menton dans sa main, on farfouille nerveusement dans sa trousse, à la recherche de sa gomme, ou de son équerre, ou de son rapporteur. Le concierge de l'immeuble voisin rentre (ou sort) les poubelles: je n'irai pas jusqu'à la fenêtre pour vérifier.
Les physiques sont aussi dissemblables que possible: du blond presque paille au noir corbeau, du teint diaphane au bronzage déjà bien installé, de la taille de lutin à l'échalas trop vite poussé, des avec lunettes, des sans, des boutonneux (la plupart), des jambes lisses, d'autres déjà envahies par une toison plus ou moins fournie. Ils ne sont pas beaux, ils ne sont pas laids, ils sont en devenir.
Un garçon pourtant affiche déjà un physique étudié: bronzage, coupe de cheveux, habillement, tout est en harmonie. Il peut plaire déjà et sans doute le sait-il, sans doute en joue-t-il déjà. Pour moi, il est lisse, je voudrais plus de mystère. A cet âge-là, j'étais torturé, j'avais connu mes premières expériences homosexuelles avec Yvon, mon ami d'enfance, avec des hommes adultes aussi. Tout était devant moi, je voulais vite pousser cette porte qui s'entrouvrait et, en même temps, je redoutais ce que j'allais trouver derrière. Et puis, il y avait cette épine de la religion qui me gênait tant.
J'ai passé le Brevet, qui s'appelait alors le BEPC, en 1968. Brevet abrégé, allégé, donné? Je me souviens de la chaleur, de l'épreuve d'anglais aussi, cette matière que je traînais comme un boulet, et pour laquelle la musique m'a aidé. C'est grâce à la chanson de Nancy Sinatra These boots are made for walking que je réussis à retrouver le sens de ce mot, "boots" (fallait-il que je sois nul) et à traduire une phrases entière. Aucun autre souvenir, si ce n'est le nom d'une fille que je ne connaissais pas qui était très proche du mien, la particule en plus. Dernier soubresaut de phantasmes enfantins d'abandon et d'adoption. J'avais bien fini alors par accepter que mes parents soient réellement mes parents.
L'adolescente devant moi a une trousse décorée au blanc correcteur, comme ils le font tous. Sur la sienne, elle a écrit, ce qui est déjà moins courant: I love (petit coeur) Tokyo. Pourquoi? Y est-elle allée? En rêve-t-elle? Sa voisine hésite entre le gothique (trousse couverte de têtes de morts) et la sophistication (strass et bijoux sur le gilet).
Le collège a bien fait les choses. Nous avons été accueillis par du café et des viennoiseries (croissants et pains au chocolat). A l'instant, on nous apporte dans les salles une grande bouteille d'eau fraîche et deux verres de plastique.
Ils commencent à s'agiter davantage. Les jambes se croisent et se décroisent, s'allongent sous le bureau, se rétractent précipitamment sous la chaise, comme piquées tout à coup par un insecte invisible, un taon impitoyable, bestiole née du stress grandissant. L'un réclame une feuille de brouillon supplémentaire, l'autre une deuxième copie. On approche de la fin de l'heure de présence obligatoire. Je ne vois personne en arrêt, bâillant aux corneilles en attendant la possibilité de sortie. Pourquoi les maths sont-elles toujours davantage prises au sérieux que le français ou l'histoire?
Pas de Stéphane aujourd'hui, et jusqu'à mercredi prochain. Il oeuvre dans un autre établissement, où il a été convoqué. Qui va rester à la cantine aujourd'hui? Le "beau jeune homme" s'étire la nuque, de façon assez ostentatoire, en vérifiant d'un rapide coup d'oeil si on l'observe. Je l'observe. Il replonge dans sa copie.
Une des filles a des cheveux châtain clair longs et abondants qu'elle a, à cause de la chaleur, relevés au-dessus de la nuque en une cascade torsadée tenue par une barrette. Des lunettes à montures d'écaille (Tiens! Ça revient à la mode?), un habile équilibre de gris et de noir dans sa tenue, des babouches informes aux pieds, pas d'autres bijoux qu'un long collier couleur métal. Visage ovale, taille élancée. Elle va devenir une femme comme je les aime.
Cette fois, le "beau jeune homme" s'étire le torse, gonflant le poitrail et tendant le bras en un mouvement gracieux de danse. Belle allure sous son polo de rugbyman à rayures roses et grises. Il sourit. Quelqu'un a attiré son attention dans le couloir. Ce sont les premiers à avoir quitté les salles.
A côté de moi, ma collègue d'Arts plastiques, celle qui a organisé la visite de l'exposition Harring au mois de mai, dessine la salle pour moi. Je vais essayer d'insérer ici son dessin, si la technique ne m'est pas trop hostile.
On a beau avoir ouvert porte et fenêtres, pour assurer un petit courant d'air, la chaleur augmente dans la salle. Les nuages de ce matin ont disparu, l'heure avance et la concentration des corps augmente la touffeur. Il y a parfois une petite brise qui passe, venue d'on ne sait où.
Combien sont-ils aujourd'hui dans le collège? Les nôtres, bien sûr, plus d'une centaine, ceux d'un collège voisin, et ceux d'un établissement professionnel. A mon avis, donc, à peu près trois cents qui, dans une heure, seront libérés jusqu'à la rentrée, la plupart quittant le collège pour le lycée. E la nave va!
Les surveillants de couloir font les cent pas. Ceux de secrétariat attendent: ils interviendront après l'épreuve. Je préfère surveiller les élèves: il y a tant à voir.
Premiers signes de lassitude. On bâille, on soupire. Deux heures de math, ça doit être long, même si on aime.
Interruption dans l'écriture. Déjà cinq ou six élèves sont partis. Il faut, à chaque concurrent, vérifier qu'il a bien rempli, et complètement, l'en-tête de chaque copie rendu, qu'il a bien numéroté les pages, lui faire constater que nous avons bien agrafé la page du sujet à joindre à la copie, le faire émarger sur la liste, dans la case à son nom, comme aux élections après être passé dans l'isoloir.
Mireille continue son dessin. Elle m'a proposé de le numériser elle-même et de me l'envoyer sur ma messagerie mail. Numériser? D'accord. Je ne vois pas très bien ce que cela veut dire (transformer en code compliqué, comme lorsque j'insère des photos?) mais je veux bien. Pour le copier/coller, je devrais sans doute y parvenir.
Je reviens des toilettes. Les collègues que j'ai croisés, ceux de chez nous comme ceux d'ailleurs, affichent une solennité certaine. C'est bien, c'est respecter les élèves. Après tout, au moins pour quelques-uns d'entre eux en apparence (et pour presque tous en vérité), cela représente un moment important de leur vie. Dans la cour, de la musique déjà. Libération! Je ne peux pas les apercevoir, du deuxième étage. J'imagine que leur joie fait plaisir à voir.
La salle se vide, le couloir se remplit. Petit coucou en passant devant la porte de ceux que je connais. Ça veut dire bonnes vacances, ça veut dire merci. Ça veut dire que, contrairement à ce qu'on peut entendre parfois, le collège n'est pas une prison, qu'on peut y vivre heureux et s'y épanouir. Tous, en sortant de la salle, nous disent au revoir. Ils pourraient s'en moquer: on n'en connaît pas certains, les autres ne seront plus sous notre "coupe". J'apprécie cette gratuité.
Il reste 17 minutes d'épreuve et 6 candidats. Hélène vient d'arriver. En passant dans le couloir, elle joue la vamp, en se cachant bien sûr. Elle aussi, elle est solide.
4 "survivants": 3 filles, 1 garçon. C'est normal: les filles sont toujours plus perfectionnistes. Le garçon restant est celui qui paraît physiquement le moins mûr, le plus "gentil petit élève". A six minutes de la fin, plus que 4. Mireille, apparemment libérée elle aussi, n'arrête plus de me parler. C'est elle, bonne fille, qui s'est chargée de l'achat des cadeaux pour ceux qui partent cette année, en retraite ou dans d'autres établissements. Elle veut que je la rassure. Elle a toujours besoin d'être rassurée. Je ne peux pas lui en vouloir.
Fin. Comment arrêter mon billet? Comme ça, en direct.
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7 commentaires:
Es-tu sûr qu'elle n'abrégeait pas un "I love Tokyo Hôtel", qui est un groupe de "musique" dont les ados sont très friands paraît-il ?
J'ai un scanner pour toi afin que tu puisses numériser tout ce que tu veux ! ;-)
Très bien le dessin ! Mais j'attends toujours les photos de mon tableau....
En principe, elles arrivent en ce moment-même. Enfin, j'espère!
C'est amusant pour Tokyo. Olivier a trouvé. Il paraît que grâce à ce groupe, la demande de l'apprentissage de la langue allemande a fait un bond dans les collèges. Ce n'est pas le seul détail que j'ai retenu de ce billet. Lorsque je vous lis, c'est toujours un mélange de mélancolie, d'émotion ; je souris souvent. Et parfois, j'ai pour vous de la gratitude parce que je reçois, ici, des débuts de réponses à mes doutes et interrogations.
C'est là que l'on mesure la distance grandissante entre générations.
Merci, Anna. Encore une fois!
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