L'hiver, c'est déjà difficile: longer ce salon où elles sont toutes, les unes dormant, à moitié affaissées sur de vieux divans qui ont connu de meilleurs jours, les autres regardant le sol à la recherche de leurs rêves. Je les salue et passe vite, pour rejoindre ma mère ou l'enlever à leur compagnie morbide. J'entends dans mon dos leur réponse décalée, le temps de lever la tête pour celles qui sont encore un peu conscientes. Je les reconnais toutes à la voix, maintenant: Janine, la forte en gueule, qui peut être drôle lorsqu'elle ne va pas trop mal; Yvette, qui aimait les aider autrefois mais qui se laisse peu à peu envahir par la tristesse; Michelle, l'ancienne professeur d'allemand aux petits pas glissés dans ses bottines fourrées; Mercedes et son fort accent espagnol; Jacqueline, toujours prête à verser une larme et à geindre comme une enfant... Toutes, même celles qui ne répondent jamais.
Mais quand reviennent les beaux jours, c'est encore pire. Sorties du cocon de ce vieux salon, elles n'existent plus collectivement. Dehors, sous le préau à l'entrée du parc, elles sont seules, une par une, étrange galerie de fin de vie qui contredit les couleurs pastel des arbres mettant leurs feuilles. Certaines lisent, aussi pâles que les pages de leur roman. D'autres fument, le regard parfois perdu sur la cendre de leur cigarette qui se consume lentement jusqu'à tomber sur leur giron. Tout à l'heure, une plus jeune, du service voisin, montrait une belle robe d'enfant qu'elle avait faite ou achetée pour son mariage. Un instant m'est passée par l'esprit l'idée sinistre que ce mariage n'aurait jamais lieu et qu'elle resterait là à jamais, à contempler la jolie robe blanche.
Lorsque je ressors enfin de cette clinique, que je retrouve le bruit de la rue et les gens qui marchent sur les trottoirs, j'avale goulûment l'air qui m'entoure, comme si l'on venait de me libérer d'une prison où j'aurais trop longtemps séjourné. Et pourtant, tout en fuyant, j'envie parfois leur vie réglée, assistée, sans surprise, où ne serait besoin que de se laisser porter si la bête qui leur ronge le cerveau n'était pas là.
mercredi 6 avril 2011
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2 commentaires:
Je me souviens des "petites vieilles" avec lesquelles ma grand-tante allait discuter dans des lieux spécifiques de la résidence. Elles avaient normalement "toute leur tête", mais ce n'était pas toujours le cas. Sinon, ce que tu décris s'éloigne quelque peu de ce qu'a connu ma mère (et que j'ai connu) lorsqu'elle travaillait dans un établissement similaire. J'ai le souvenir d'avoir vu des grabataires et/ou des personnes complètement "perdues" qui restaient presque en permanence dans leur chambre et comme abandonnées là (certaines l'étaient pour de bon).
Tout cela, c'est vraiment pas facile. Le pire, c'est que l'on a largement commencé à livrer nombre de ces établissements à des entreprises spéculatives où il faut rentabiliser au maximum et où la qualité du service s'en ressent forcément (pour un prix exhorbitant). C'est un véritable scandale bien peu dénoncé.
Cornus: je sais et je trouve que nous avons de la chance que ma mère ait pu rester dans un cadre où elle avait travaillé, même si elle ne rêve que de le quitter. Mais pour où?
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