mercredi 23 décembre 2009

Le Vol de l'Ange (Conte de Noël)

J'ai volé un ange. Non, non, je ne suis pas folle. Je sais bien que les anges, ça n'existe pas, enfin pas réellement, pas physiquement, qu'on ne peut pas les toucher. Il parait qu'ils n'ont pas de sexe, ni homme ni femme, alors, vous pensez, pas de poches non plus, dans leur bel habit blanc, où aller dérober quelque argent. D'ailleurs, qu'en feraient-ils de cet argent, au Paradis? Les boutiques, ça ne doit pas courir les rues, enfin, les nuages, et quand il suffit de taper dans ses mains pour avoir ce que l'on veut, on ne doit plus avoir envie de grand chose. Un peu l'inverse de moi...

Moi, j'ai été longtemps heureuse, et puis ça c'est gâté. Je l'aimais pourtant, mon Louis, mais ce n'est pas ce qui l'a empêché de partir: il avait trouvé mieux ailleurs sans doute, ou plus jeune. Je l'imagine bien avec une jeunesse, lui qui arrivait à peine à tenir les yeux ouverts cinq minutes après la fin du repas. Et les ronflements! Les ronflements! Bon courage, la nouvelle! Je ne l'ai jamais revu. Peut-être qu'il a changé de ville, de pays, de continent, va savoir: il me parlait souvent d'un cousin à lui qui avait émigré en Argentine et y avait fait fortune dans l'élevage bovin. Et s'il était allé le rejoindre avec sa gamine?

Moi, depuis, je suis seule. Je n'ai jamais eu beaucoup de plaisir au lit et ça ne me manque pas. Alors pourquoi chercher un autre homme? Pour avoir le plaisir de laver ses chaussettes puantes et de le servir à table, en constatant chaque soir qu'il ne fait même pas attention à ce qui lui est présenté, sauf si c'est trop chaud ou pas assez salé? Non, merci. Je préfère ma solitude. En tout cas de ce côté là. Car autrement, parfois, elle me pèse. Rentrer et fermer sa porte jusqu'au lendemain, ne plus rien dire, n'avoir personne pour écouter. Tiens, par exemple, il y a un mois, j'ai été témoin d'un accident, près de chez moi. J'en suis revenue toute bouleversée. Et à qui le raconter? A qui dire sa peur pour s'en débarrasser? J'ai bien essayé, à la boulangerie, mais on ne peut pas s'attarder, il y a tout le temps du monde. Et puis la boulangère n'est pas causeuse.

Alors, j'ai eu une idée: ma compagnie, je me la suis inventée. Quel est, à votre avis, le meilleur endroit pour parler sans risquer d'être interrompu? Où est-on entouré de tas de gens qui ne vous couperont jamais la parole? Vous avez deviné? Moi, la première fois que j'ai vu une vieille parler toute seule devant une tombe, ça m'a fait sourire. Qu'est-ce qu'elle s'imaginait, celle-là? J'espère au moins qu'elle n'attendait pas une réponse! Une illuminée, sans doute.

Mais finalement, l'idée n'était pas si stupide que ça! Je pouvais m'arrêter devant n'importe quelle sépulture, une de préférence dont les inscriptions gravées dans la pierre m'inspiraient un début de sentiment: celle-ci parce que l'enfant était morte jeune, cette autre parce que le nom de famille sonnait bien, cette troisième parce qu'elle me rappelait, alors que j'égrenais les prénoms, une autre famille que j'avais connue dans mon enfance. Il arrivait aussi que ce soit le monument funéraire lui-même qui détermine mon choix: tel granit dont la couleur semblait changer au soleil, telle volute imaginée par le sculpteur pour alléger les lignes. Ou tout simplement le moment de la journée et le besoin ou non de m'exposer un instant au soleil.

Mes monologues ont duré plusieurs mois et je dois dire que j'ai rarement été importunée. Au début, le gardien rodait bien un peu autour de moi, histoire de se rassurer sur mes intentions véritables. Mais, quand il a vu que je n'étais ni une tagueuse ni une profanatrice de tombes, il a fini par me laisser tranquille.

Une fois, il y a eu un exhibitionniste: il s'était mis derrière une colonne, bien caché aux yeux de tous les autres mais volontairement bien visible aux miens. Il a sorti son engin de sa braguette et s'est mis à l'astiquer frénétiquement. Un peu plus il s'écorchait la peau à y mettre tant d'ardeur. Moi, un sexe d'homme, je n'ai jamais trouvé ça beau. A regarder de prêt, c'est même franchement ridicule, surtout quand ça pend mollement en reposant sur son lit de couilles. Louis voulait que je me mette le sien dans la bouche. J'ai essayé une fois, pour lui faire plaisir. Ce n'est pas désagréable mais ça a tout de même un arrière-goût de pipi. En tout cas celui de Louis ce jour-là. Louis, il avait un beau morceau. Il le disait assez mais, sans avoir beaucoup de points de comparaison, je crois que c'était vrai. L'autre, l'exhibitionniste, il en avait une toute tordue, pas bien grande et toute rouge à force d'être frottée. Elle a fini par ressembler à un petit piment rouge et ça m'a fait rire: je l'imaginais dans la salade. Ça a vexé le vieux sale et il est parti. Je ne l'ai jamais revu. De toutes façons, ils doivent sûrement changé souvent de lieu, pour ne pas se faire prendre.

Et puis, un jour, j'en ai eu assez de mes monologues. Je me souviens: il faisait beau, chaud même, et un oiseau chantait à s'égosiller dans l'arbre un peu plus loin. Ses cris ont fini par m'agacer. Mais c'est ça qui m'a fait arrêter. On est toujours l'oiseau jacasseur de quelqu'un! Je suis revenu pourtant au cimetière, sans cesse: le pli était pris. Je me taisais mais je ne pouvais arrêter ces visites parce que, je crois, le cimetière était devenu le deuxième chez moi. Alors, je me suis un temps occupé autrement.

Les jardinières qui manquaient d'eau, je les arrosais; les fleurs fanées depuis longtemps, je les portais à la benne à ordures; si le vent avait soufflé particulièrement fort la veille, je relevais les pots renversés. J'arrachais les mauvaises herbes, je restaurais l'équilibre d'une composition florale. Un jour, je me souviens, c'était la sainte Agnès et justement, ce jour-là, j'avais nettoyé une tombe d'une certaine Agnès Lefort, une tombe inconnue placée de telle sorte qu'elle récoltait immanquablement toutes les feuilles mortes tombées des platanes avoisinants. Quand j'ai vu le prénom de la morte (décédée à quatre-vingt dix huit ans, donc pas de quoi s'émouvoir) et que je me suis souvenue de la sainte du jour, je suis allée jusqu'à la boutique du fleuriste, à l'entrée, et je lui ai acheté un petit bouquet, comme ça, parce que c'était la sainte Agnès et que personne ne viendrait saluer Agnès Lefort ce jour-là. Les fleurs, c'étaient des anémones.

Le lendemain, je suis retournée sur cette tombe, parce que les anémones, ça consomme beaucoup d'eau et que le vase où j'avais arrangé le bouquet me semblait bien petit. Je voulais que mon cadeau fasse au moins plusieurs jours. Pour Agnès mais pour moi aussi. Quand j'ai relevé la tête et l'ai secoué sur le côté pour chasser une mèche de cheveux qui me gênait devant les yeux, je l'ai vu, à côté, sur la tombe voisine.

Il était sûrement là déjà la veille mais je ne l'avais pas remarqué. Pourtant, qu'il était beau! Un charmant petit ange blanc, si gracieux, si fragile qu'on aurait dit du biscuit. Un ange garçon, ça se voyait sur son visage même s'il était encore bien lisse et enfantin. Un ange représenté assis, les deux mains jointes devant lui, simplement, sans ostentation. Pas un de ces anges musiciens qui pendent au plafond des églises baroques et que l'on dirait gavés au lait Neslé tant leurs joues rubicondes sont gonflées même lorsqu'ils ne soufflent pas dans des trompettes d'or.

Le mien, d'ange, parce que j'ai tout de suite su qu'il allait être à moi, est un ange discret, pudique dans sa longue robe blanche qui le recouvre jusqu'aux les pieds, un ange comme l'on aimerait avoir un fils, au moins dans les premières années de sa vie, un ange de jeunesse et de sagesse.

Je l'ai volé, cet ange. Hier. Je le fréquente depuis plus d'un mois. Je n'ai réussi à me décider qu'hier après-midi. J'ai apporté un grand sac pour le camoufler en sortant du cimetière. Même si le gardien me connaît bien maintenant et me salue parfois gentiment quand il est devant la porte de sa loge, je ne pouvais tout de même pas le passer à sa barbe sans qu'il réagisse. Enfin, j'imagine. J'ai bien attendu qu'il n'y ait personne en vue. Oh! ça n'a pas pris des heures: on ne se bouscule pas dans les allées des cimetières. A part à la période de la Toussaint, bien sûr, où ils se croient tous obligés de retrouver la mémoire. Et moi, ça me décuple mon travail, avec tout ce qu'ensuite il faut trier, jeter, transporter jusqu'au bout des allées pour en remplir les poubelles en plastique qui sont si laides à mon avis.

Dès que j'ai pu, je l'ai subtilisé. J'avais apporté dans le sac un vieux journal pour l'envelopper: ainsi on le verrait encore moins et il risquerait moins les chocs. Maintenant que je m'étais décidé à le voler, ce n'était pas le moment de le casser ou même de l'ébrécher. Il m'a paru plus léger que je ne l'imaginais ou bien la peur a augmenté mes forces. Parce que oui, j'avais peur. Peur d'un témoin éventuel qui aurait pu remarquer mon manège et peur de Dieu surtout et du mort qui, depuis son lit de terre sous la dalle, m'observait sans doute à ce moment-là. Pour apaiser ses mânes et donner à mes mains le temps de calmer un peu leur tremblement qui ne serait pas passé inaperçu, j'ai récité la première prière qui m'est venue en tête. C'était le Notre Père. Ça n'a rien d'étonnant, c'est celle que je préfère, celle que Jésus lui même nous a enseigné, dit-on, celle qui me vient toujours en premier. Et puis je suis partie, comme une voleuse. Enfin, je croyais que ça se voyait comme un nez au milieu de la figure, mais personne n'a rien remarqué.

Aujourd'hui, il est là, chez moi, sur le buffet de la cuisine. Ce n'est pas forcément une place très digne pour un ange mais comme c'est dans cette pièce que je passe la plupart de mon temps, je peux le voir tout le temps et lui parler. Ah oui! ce que je lui parle. Je l'ai lavé d'abord, au savon de Marseille, rien que du naturel pour ne pas l'abîmer, je l'ai essuyé délicatement avec un linge sorti exprès de mon armoire, une belle serviette qui est devenue la sienne, j'en suis sûre. Il ne me répond pas mais lorsque je veux savoir s'il est d'accord avec ce que je dis, je lève les yeux vers les siens et ils sourient, ses yeux, comme les coins de sa bouche, un sourire pareil à celui de la Joconde, au Louvre, où j'étais allée en voyage scolaire quand j'étais petite.

Je lui ai déjà donné un nom. Forcément, j'ai d'abord pensé à Louis, à cause de mon homme d'autrefois. Mais je me suis dit que c'était lui faire beaucoup d'honneur et qu'il ne le méritait pas ("il", c'est mon homme bien sûr, pas mon ange!). Mon père s'appelait Eusèbe: pas merveilleux pour un être aussi gracieux que mon nouveau compagnon. Comment peut bien s'appeler un ange? Ils n'ont pas plus de noms que de sexes, ces bêtes-là. Et puis si, bien sûr que si, il y a des anges qui ont un prénom, des super anges mêmes, un peu les chefs des anges comme qui dirait.

Et j'en connaissais au moins deux: Michel, celui qui tient la tête fulminante du dragon sous son talon aussi facilement que s'il s'agissait d'écraser une mouche déjà endormie par le froid de l'hiver. Michel? Non, pas Michel: une institutrice qui m'a détestée parce que je n'apprenais pas assez vite mes tables à son goût portait ce prénom au féminin. Et je ne veux pas que, chaque fois, que j'appellerai, ce soit sa silhouette que je vois apparaître dans ma mémoire. Alors l'autre, celui du message, le facteur à Marie, l'archange qui vient lui annoncer qu'elle est enceinte sans même avoir fauté. Moi j'aurais bien aimé que ça m'arrive, d'être enceinte, que ce soit de cette façon ou d'une autre. Mais bon, inutile de parler de ça, ça me donne encore des aigreurs. Alors, j'ai décidé de l'appeler Gabriel. C'est beau, non? Je trouve que ça lui va bien.

Là, en ce moment, je suis à ma table de cuisine, je racle des carottes sur une page du Progrès. Je veux les faire en Béchamel, comme ma mère les faisait dans mon enfance. On ne disait pas Béchamel à l'époque, pas chez nous, on disait sauce blanche. Je sens sa présence dans mon dos, chaude, rassurante. J'imagine qu'avec ses ailes, il me caresse les cheveux, qu'il me dit que je travaille bien, que mes plats sont bons, que je peux m'arrêter un instant si je veux, pour me reposer, que je l'ai bien mérité, bref tout ce que personne ne m'a jamais dit. Ça, c'est la petite conversation de la journée, la légère, la futile. Mais le soir, je sais que je ne m'ennuierai plus jamais maintenant, qu'il me lira des histoires, qu'il me dira des poèmes, composés juste pour moi, avec sa voix d'ange, que je fermerai les yeux pour mieux l'entendre, jusqu'à ce que je m'endorme auprès de lui, rassurée. Ah! ce que je vais être heureuse!

(Cette histoire m'a été inspirée par un fait divers relaté à la radio tout à l'heure: une femme, dans le nord de la France a été surprise alors qu'elle volait une composition florale dans un cimetière. La police, lors de la perquisition à son domicile, a découvert plus d'une centaine d'objets dérobés sur des tombes. La femme, interrogée, a déclarée que si elle volait, c'était pour se sentir moins seule.)

7 commentaires:

KarregWenn a dit…

Très jolie histoire.
C'est bien un ange comme compagnon, mieux qu'un ordi ! L'est jamais en panne...
Bon là-dessus je m'en vas finir mes petits paquets cadeaux et m'occuper de farcir mon canard. Bonnes fêtes à toi et à ceux que tu aimes !

Nicolas Bleusher a dit…

- Hé bien, moi, je n'ai pas de canard à farcir...
(Silence)
- Tiens, un ange passe...
- Qu'on l'encule !

PS : Oui, je sais, je nai pas trop l'esprit de Noël... :)

Lancelot a dit…

Je passe en catastrophe. Pas le temps de lire, mais je ferai ça au retour, sans faute !
Bonnes fêtes de Noël à toi, bisous

Calyste a dit…

Oui mais l'ordi, il écarte parfois les ailes, pour montrer de ces choses... Bonne fêtes à toi aussi, KarregWenn.

Ça vaut bien un canard, Nicolas. Moi, à choisir,....

Ne fatigue pas trop la monture, chevalier! Bon Noël et bises à toi aussi.

KarregWenn a dit…

A Nicolas Bleusher > Mais je vais aussi m'occuper du cul de canard...

piergil a dit…

Bin,me farcirait bien un ange moi zossi, ou toute autre bestiole à plumes ou..à poil!


Dis Karreg c'est ton z'amoureux que t'appelles "mon canard"?...vivi, chuis zindiscret!

Calyste a dit…

Piergil, c'est fini d'embêter les dames!