De loin, je l'ai d'abord prise pour un touriste. Mais il était un peu tôt pour cette catégorie de marcheurs. Et puis elle était seule. Alors une originale, une lève-tôt, une indépendante décidée à profiter du calme de la ville avant le réveil de tous les autres? J'ai continué à l'observer uniquement parce que j'attendais d'elle l'occasion d'une bonne photo, d'un geste inattendu que je m'empresserais de voler. Et sur ce dernier point, j'ai été exaucé, grandement.
Elle a continué à avancer, et moi aussi. Le zoom de mon appareil me permettait peu à peu de distinguer plus finement ses traits. Son allure générale me fit changer d'avis: ce n'était pas un touriste. Plutôt une femme de l'est, une slave, russe ou bulgare, nouvellement arrivée avec l'ouverture des frontières de l'ex bloc communiste. Elle était courte sur pattes et légèrement enveloppée, à moins que ce ne soit son âge, une petite soixantaine, qui ait déformé son corps sans doute autrefois robuste. Son habit était simple sans toutefois dénoncer la pauvreté. Elle semblait chercher quelque chose au bord de l'eau. Avait-elle laissé échapper deux ou trois centimes d'euros qu'elle ne parvenait à retrouver ni sur l'allée goudronnée ni dans le bassin?
Elle avançait de quelques pas puis recommençait le même cérémonial: regarder à terre, regarder l'eau, puis à nouveau la terre, puis l'eau encore et encore. J'ai pourtant vite constaté qu'elle ajoutait à ces deux gestes une troisième attitude que je ne compris qu'ensuite et qui d'abord me fit douter encore de mes déductions: de façon très discrète, mais répétitive, elle s'arrangeait pour observer à la dérobée tout ce qui se passait autour d'elle. Jamais franchement, toujours en ayant l'air de faire autre chose.
Quand elle fut sûre d'être seule (les autres piétons présents sur le bas-port marchaient à plusieurs centaines de mètres d'elle. Je l'épiais, quant à moi, du mail supérieur, longue promenade qui borde les voies de circulation), elle se mit rapidement à la tâche: elle sortit de son sac ce qui, de loin, paraissait être un chiffon assez grand, le trempa dans l'eau du bassin, plusieurs fois pour bien l'imbiber, se redressa pour observer une fois encore les alentours, replia son vieux corps pour à nouveau mouiller le chiffon puis, consciencieusement, sans plus rien regarder, sans s'occuper de la ville qui l'entourait, comme si elle œuvrait le matin dans sa salle de bains, elle se le passa sur les jambes, d'abord les mollets et les chevilles, qu'elles frotta plusieurs fois, puis, après avoir rincé au bassin le morceau de tissu, le devant des cuisses, de plus en plus haut, en relevant sa robe d'une main pendant qu'elle passait l'autre bras sous le vêtement.
C'était il y a une quinzaine de jours. Le temps était clément cette semaine-là. Comment fait-elle aujourd'hui, pauvre et propre, pour parvenir à rester présentable?
Je suis parti avant qu'elle ne termine. J'avais un peu honte.
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6 commentaires:
Tu décris là TON interprétation d'une "toilette" hygiénique incongrue, un ensemble de représentations que tu auras réunies suivant l'attitude de la femme, sa probable origine, sa probable indigence, son possible irrésistible besoin de rester propre malgré tout.
Quand je regarde ta photo, le cadre choisi, un lieu assez exposé malgré l'heure, me semble peu propice à ce genre de scénario ; personnellement, j'ai aussitôt imaginé une urgence d'ordre plus psychologique que seulement physiologique (parmi mes représentations propres, j'aurai, d'après ce que tu en rapportes, plutôt penché pour une "envie" de laver une "souillure" plus profonde). Nous savons tous que sans savon il n'y a pas d'hygiène mais qu'avec de l'eau claire l'ablution reste possible.
Ce qui aura inspiré ce commentaire n'est pas tellement ce dont tu auras été témoins, ce que tu auras interprété avec ta sensibilité (méfions-nous de la prétention à l'objectivité !). Comme souvent le sentiment de "honte" (trop généraliste) devant la perception d'une scène d'indigence me semble injuste et inapproprié. Il existe des termes plus subtils, plus intimes et souvent mieux adaptés, même s'il est hélas de bon ton de les désavouer, telles l'empathie ou la compassion, voire l'aveu désagréable de sa propre impuissance alors que nous aurions les moyens de soulager si facilement un petit "mal" (à savoir donner 50 cts à un mendiant sans juger de ce qu'il en fera).
Dans le cas que tu as observé, comme toi, je ne me serais avancé plus loin en acte. Or en en pensée le germe aurait continué de grandir en attendant l'heure de donner des feuilles, voire d'offrir du pollen aux abeilles :)
Et que pouvais-je faire d'autre, Kab-Aod, que de donner MON interprétation de la scène? Mon but était bien celui-là.
Quand tu dis "méfions-nous de la prétention à l'objectivité", tu me permettras de te répondre que l'objectivité n'était absolument pas mon objectif. Je voulais, à partir d'une scène vue, écrire un texte, pas un témoignage (je n'ai que faire de témoigner, j'écris avant tout pour moi). La scène date de plus d'un mois. Je l'ai reconstituée dans ma mémoire, recomposée et ensuite j'ai vérifié par la photo que rien de ce que j'avais écrit n'allait à l'encontre de la réalité. Mais la réalité vraie, je m'en tape complètement car, encore une fois, là n'était pas mon propos. Aussi acceptè-je tout à fait TON interprétation à toi devant le texte que tu as lu mais elle n'est pas, philosophiquement, plus vraie que la mienne.
Je connais, tu t'en doutes peut-être, les mots de compassion et d'empathie, mots que je trouve magnifiques et, c'est vrai, trop peu employés. Cependant je maintiens le mot de honte que j'ai employé car, d'une part, c'est ce que MOI, j'ai ressenti à ce moment-là, d'autre part je continue à avoir honte d'appartenir à une société qui permet de voir ce genre de scènes (quel qu'en soit l'élément déclencheur). Ce que je n'ai pas dit, c'est qu'en partant je pleurais. Elle était là, mon empathie. Enfin, je n'ai pas compris le sens du dernier paragraphe de ton commentaire. J'aimerais que tu me l'expliques.
Merci de ta fidélité, ami.
Malgré le fil ténu qui relie les deux histoires, ton texte m'a fait penser à une femme, plus lavandière que laveuse, aperçue un jour de tempête, au bords d'un lavoir isolé, en bord de rivage, cheveux au vent, et vitupérant seule. C'était saisissant de la voir ainsi provoquer des éclaboussements dérisoires, devant la puissance et la furie des vagues.
Et à moi ta dame de Lyon a fait penser à une vieille accordéoniste, peut-être roumaine que j'avais à peine osé prendre en photo, et de loin. C'était à Avignon au pied du Palais des papes. Elle avait une robe à fleurs, des yeux qui pétillaient et un sourire extraordinaire. Et pourtant la voir là m'avait attristée. Très subjectivement ma foi.
Désolé si tu sembles recevoir mon commentaire de façon si "embêtée" ; je n'essayais pas de mesurer mon interprétation à la tienne ni, encore moins, voulais balancer quelques leçons et autres venins tel qu'il arrive que des blogueurs me l'attribuent dès que je propose une alternative différente à leurs propos.
Relis-bien mon commentaire : il n'est aucunement péremptoire (à moins qu'on veuille le lire ainsi) et avait pour but de disséquer ce sentiment (en l'occurrence, de honte) qui à mon sens était mal nommé (j'en profite également pour préciser que pleurer devant cette scène ne relève pas non plus de l'empathie).
Pour argumenter, je dirais que j'ai patiemment entendu mes proches (mes parents les premiers) se tromper de mots et de sentiments, pour comprendre au fil des expériences et de mes formations le mal-être que tous ces raccourcis pouvaient engendrer comme dommages et égarements, le refuge de l'égocentrisme forcené restant la position la moins algique, la moins perturbante et fatalement la moins constructive.
Mais bon, comme me l'a encore signifié un collègue de promo cet après-midi : "Un même concept n'a pas même valeur pour un théologien, un soignant et un blogueur..."
Quant à mon dernier paragraphe, il voulait à peu près dire que les actes n'ont pas le monopole de l'efficacité mesurable mais que la pensée, moins quantifiable, peut provoquer un bienfait tout aussi réel, par transpiration (je crois beaucoup à l'impact de la communication non-verbale).
Oui, de fait, je vais réfléchir cette prochaine semaine (pour moi de vacances) à l'intérêt d'être mal compris dans le "virtuel" alors que je suis sollicité dans mon travail malgré des mises en danger plus importantes..
Par hasard ce soir, en finissant un livre de Pontalis, je suis tombé sur ces derniers mots de son post-scriptum. Je les reproduis ici car il exprime mieux que je ne saurais le faire ce qu'était le propos de mon billet: "Ecrire, ce n'est pas au premier chef exprimer ou communiquer, ni même dire; moins encore, comme le serinent trop de critiques savants de nos jours, "produire du texte"; c'est vouloir donner forme à l'informe, quelque assise au changeant, une vie - mais combien fragile, on le sait - à l'inanimé. Ce que l'auteur comme le lecteur espèrent alors obtenir, ce n'est pas, comme c'est le cas de l'écrit scientifique, une vérité probante ni même un fragment unique de vérité, mais l'illusion d'un commencement sans fin. Tant qu'il y aura des livres, personne, jamais, n'aura le dernier mot."
J-B Pontalis, L'Amour des commencements.
Amitié.
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