mardi 15 décembre 2009

Crépuscule

Aujourd'hui, toute la journée dans l'enceinte du collège: j'avais un dernier conseil de classe ce soir et de quoi m'occuper en travaux divers (téléphones, rendez-vous, corrections) sur place. Je suis donc resté plus longtemps que de coutume dans notre nouvelle salle des profs.

Nouvelle, elle n'en a que le titre, puisque nous y avons emménagé à la rentrée de septembre mais que rien n'y a été fait pour rendre plus présentable cette ancienne salle de réunions des religieuses au plafond tellement lointain que, par temps de brume, il se pourrait que l'on ne l'aperçoive plus. Des murs tapissés d'un antique papier beige qui a depuis longtemps tourné à l'innommable et où les traces d'anciens tableaux emportés par les précédentes occupantes laissent seules entrevoir la couleur d'origine.

Face à l'entrée, dans le pan de mur laissé libre par les deux immenses fenêtres donnant sur le feuillage des arbres, hélas trop proche pour fournir autre chose que de l'obscurité, un grand crucifix un peu doloriste se demande sans doute ce qu'il fait encore là. De chaque côté de la salle, sur les murs latéraux, d'anciens bancs de bois vernis fixés à la paroi s'avèrent plus encombrants que réellement beaux. Au-dessus de l'un de ces longs bancs usés par de si chastes derrières féminins, un portrait très sombre: une ancienne religieuse, de trois-quarts, regarde du côté de la lumière comme si le spectacle quotidien de l'agitation des pédagogues l'agaçait prodigieusement.

Il faut ajouter à cela des casiers pour le courrier et les copies, en bois clair sans harmonie avec les vieilles boiseries patinées, de petites tables rondes disséminées un peu partout dans l'immense espace central que l'on pourrait facilement transformer en piste de danse ( souvenir rapide du Bal, d'Ettore Scola, 1983). Tables en matériau moderne, relativement récentes et pourtant déjà bancales, mais qui sont, à l'usage, autant de petits points d'ancrage pour sous-groupes de discussions.

J'ai, en début d'année, largement contribué, avec quelques collègues, mais très peu, à donner un semblant d'humanité à cette pièce. Nous avons essayé divers aménagements avant de choisir celui qui est encore en place aujourd'hui et, si le placard métallique où les collègues de langues rangent leurs électrophones n'est pas du meilleur effet esthétique près de l'entrée, c'est tout de même mieux que ce que nous avons découvert brutalement au retour des grandes vacances.

En y travaillant tout à l'heure, alors que la lumière extérieure baissait rapidement en fin d'après-midi, je me suis pris un moment à rêver, à lever le nez de mon paquet de copies pour observer ce qui se dégageait de ce lieu à cette heure où je n'ai pas l'habitude d'y être. J'ai découvert que je m'y sentais bien. L'obscurité croissante estompait les trop grandes dimensions de cette pièce, faisait des taches de poussière et autres coulées suspectes une patine propice au calme du travail. Le crucifix n'avait plus l'air de grimacer et la religieuse, déçue sans doute par la disparition de la clarté sur les carreaux des fenêtres, acceptait, du haut de son cadre doré, de nous jeter un bref regard que je devinais attendri. Mes quelques collègues présents avaient tous le dos penché sur leur copies ou sur l'écran d'un ordinateur. Il n'y avait plus un bruit.

Alors, en regardant à nouveau le papier quadrillé que j'avais sous les yeux, j'ai compris pourquoi j'étais bien. Dans ce silence studieux, cette odeur de bois et de poussière, cette lumière chiche mais protectrice, cette chaleur reposante, je me retrouvais enfant, dans une de ces grandes salles d'étude du lycée où j'allais tous les soirs avant de rejoindre le car qui me ramenait dans ma campagne. J'y ai passé tant d'heures, à rédiger un devoir écrit, à apprendre une leçon, ou bien à composer en cachette des poèmes ou du théâtre en vers qu'un jour, un surveillant ( qu'il était beau!) avait surpris et lus. Alors que je tremblais de honte et de terreur (la discipline était si rigoureuse!), il me les avait rendus en m'encourageant à poursuivre.

Ces fins d'après-midi que, je ne sais pourquoi, j'associe toujours à l'hiver et au jour déclinant m'ont fait aimer mon lycée, au même titre que la science immense des maîtres que j'y ai eus et que la beauté des livres que j'y ai découverts. Et ce soir, c'est un peu de cet "humanisme" que j'ai senti flotter dans l'air, un instant, avant que la porte ne s'ouvre sur un nouvel arrivant qui en rompit le charme. Mais, alors que je me levais pour rejoindre la salle de classe où devait se tenir le conseil, une ancienne collègue, celle qui justement m'a le plus aidé en début d'année pour l'agencement actuel de la pièce, me sourit en me voyant passer près d'elle et me murmura ces mots, à moi uniquement destinés: "Finalement, on est bien, ici."

4 commentaires:

karagar a dit…

Je n'ai jamais fréquenté de salle des profs, tout prof que je suis, mais, sans pouvoir raviver de souvenir précis, j'ai l'impression de m'être laissé aller ainsi, à la faveur du crépuscule, à goûter à une pièce sans charme évident.

Calyste a dit…

Tu as réussi là un bel exploit. Je veux dire: ne pas fréquenter de salle des profs en étant prof. Comment as-tu fait?

karagar a dit…

Oh, ne vois là aucun exploit. Je suis en réalité formateur statutairement, mes élèves sont adultes et je n'ai jamais bossé dans une école...
Là où je travaille actuellement je suis le seul permanant(les autres étant des intervenants) donc j'ai un bureau perso, parfois squatté le matin, lorsqu'elle est là, par la vacataire !

Calyste a dit…

Bonnes vacances, en tous cas. Profite de la chaleur!