vendredi 4 décembre 2009

Racines

Hier soir, à vingt heures, Kathleen Evin avait pour invité Didier Eribon. Retour à Reims, le dernier livre de cet auteur, constituait le point de départ de l'échange dans l'émission de France Inter L'Humeur vagabonde.

De Eribon, je n'avais jamais lu que ses Entretiens avec Georges Dumézil, parus en 1989 chez Gallimard. Bien sûr, à l'époque celui des deux qui m'intéressait, c'était Dumézil, pas Eribon, dont j'ignorais jusqu'à hier qu'il était homosexuel d'une part, et issu d'une famille ouvrière d'autre part. D'ailleurs, ce qui m'a retenu un peu plus longtemps que la fin de mon repas devant la radio, ce fut davantage les voix de Annie Ernaux et de Pierre Bourdieu que le nom de l'invité principal. Et pourtant, ce que j'ai entendu m'a beaucoup intéressé et fait réfléchir.

Tous trois, en effet, évoquaient leurs humbles racines, les efforts de leurs parents pour que eux se hissent un peu plus haut dans l'échelle sociale et surtout la honte que chacun d'eux éprouva de ces origines modestes face aux milieux intellectuels qu'ils eurent à fréquenter ensuite au cours de leurs études. Didier Eribon en a fait le sujet de son livre pré-cité: il parla de cette honte des origines, et de la honte d'avoir eu honte, comme si changer de milieu, ou de registre de pensée, engluait définitivement dans une toile d'araignée de mauvaise conscience.

Ai-je, moi aussi, connu cette gêne viscérale vis-à-vis de mes parents? En a-t-il été comme pour Eribon qui pensait avoir été plus difficile l'aveu aux autres de ses origines que celui de son identité sexuelle? Eh bien, je ne crois pas. Aussi loin que je me souvienne, et si le sentiment de culpabilité dont parle Eribon n'a pas altéré ma mémoire en en effaçant volontairement tout souvenir pénible quant à mon attitude, je n'ai jamais totalement renié mes parents et mes racines. Ce ne fut pas preuve de grande vertu de ma part mais marque de mon caractère rebelle dès l'enfance.

Lorsque je suis entré au lycée, à Saint-Étienne, il s'agissait du plus titré des établissements de cette ville. Comment y suis-je entré, je n'en sais rien, mais pour y rester, il fallait travailler dur et obtenir des résultats satisfaisants aux yeux des vieux sages que nous avions comme professeurs et dont je révérai le savoir qu'ils me distillaient. Je le fis, et ce que je sais, je le leur dois, y compris la passion pour mon métier. Je côtoyais alors, par nécessité, des fils de bonnes familles bourgeoises stéphanoises, qui partaient l'hiver au ski et l'été approfondir dans la perfide Albion leurs connaissances de la langue anglaise. Est-ce là l'origine de mon aversion profonde pour l'un et l'autre de ces domaines, ski comme anglais? Sans doute. Je compris rapidement qu'il me fallait travailler encore plus qu'eux pour rester là où je me trouvais, pour montrer que je méritais ma place et que je pouvais réussir là où ils réussissaient, mieux même souvent qu'eux.

Dans ce moment important de construction de ma personnalité, je n'eus pas à avoir honte de mes parents, peut-être simplement par le fait que jamais, à l'exception d'une réunion en début de sixième, ils ne mirent les pieds dans l'enceinte du lycée. S'ils y étaient parus, quelle aurait été ma réaction? Là encore, je n'en sais rien: terrible honte ou attitude de défi, je ne sais laquelle des deux attitudes l'aurait emporter. En fait, j'étais heureux de faire des études, ce à quoi normalement ne me destinait pas l'histoire familiale, et plutôt reconnaissant à mes parents d'avoir accepté, sur proposition de l'instituteur, que je les suive.

La honte vint plutôt au moment de l'adolescence et exclusivement par rapport à mon père. Je considérais ma mère comme une intellectuelle qui s'ignorait, mais lui, à cette période de ma vie, me parut lourd et grossier. Était-ce lié à ma déviance sexuelle, au fait que cet homme représentait pour moi le mâle dominant dans toute sa splendeur et toutes les valeurs que je savais alors devoir fuir toute ma vie? Pourtant c'est lui qui insista pour que je n'arrête pas mon cursus au bac, comme le voulait ma mère en considérant les trois autres enfants qui suivaient et qu'il fallait aussi élever avec les maigres ressources de la famille. Lui qui me fit entrer en fac à un moment où je ne supportais même plus sa présence auprès de moi. Il ne l'a pas fait pour m'éloigner mais pour me permettre de me réaliser, aussi bien intellectuellement que psychologiquement. C'est ce que je pense aujourd'hui.

Je vivais alors mon homosexualité d'une façon totalement débridée, pas heureuse mais gaie, sans suite et sans profondeur. Contrairement à Eribon, pourtant, l'avouer, la dire me fut difficile. Si, à certains moments et dans certains cercles d'amis, je la brandissais comme une bannière (et n'est-ce pas la preuve que je n'étais pas si à l'aise avec?), au contraire ailleurs, dans mon travail, par exemple, je la cachais soigneusement, croyant que nul ne la devinerait, ce qui, bien sûr, n'est jamais le cas. Avant de tenter d'assumer ma différence, je connus la honte de mon particularisme, par rapport à ma famille et surtout par rapport à la conception de la religion et de la foi qui était la mienne à ce moment-là. Si honte il y eut, elle fut là, de moi à moi, et non vis à vis de ma famille.

La rencontre avec Pierre fut bien sûr capitale pour mon équilibre, même si, en ce qui concerne l'homosexualité, j'étais plus avancé que lui dans l'acceptation. J'acquis avec lui de la profondeur dans la relation et il parvint même à me réconcilier avec mon père à qui, entre temps, j'avais décidé de ne plus adresser la parole. Je connus grâce à lui les mouvements sociaux utopiques des siècles précédents et il s'en fallut de peu que je ne fasse de mes origines prolétaires un prétexte à gloire stupide plutôt qu'à honte absurde, comme certains font encore aujourd'hui de leur homosexualité un sujet de fierté mal placé.

Dans mon travail, je fréquentais exclusivement des familles bourgeoises de la bonne société lyonnaise, encore un peu plus ancrées dans leurs certitudes et leurs valeurs de classe même si elles maniaient mieux l'art de le masquer. Je me fis d'abord accepter dans ce milieu fermé puis respecter en tant qu'enseignant. J'avais dès lors gagné ce combat entamé le jour de mon entrée en sixième: je m'étais installé dans leur monde et j'en possédais toutes les clés et tous les savoirs. Mais ce à quoi je tiens encore le plus aujourd'hui, c'est à mon attachement à mon milieu d'origine, ma fidélité à mes racines. Je sais que je ne vivrai jamais comme eux, que j'ai d'autres centres d'intérêt, d'autres loisirs, d'autres préoccupations, mais je sais aussi que ce que je suis devenu, la matière dont je suis fait, c'est dans ce terreau que cela a poussé. Aucune honte donc, aucune toile d'araignée de culpabilité. Une grande sérénité face à tout ça, au contraire.

4 commentaires:

karagar a dit…

J'ai lu ce texte avec interêt. Je taisais des choses sur ma famille qui me faisaient sans doute honte mais ça n'était pas lié au milieu social, plutôt à des particularismes dont au contraire je ne pris pleine conscience qu'après coup. Je n'ai jamais su situer d'ailleurs mon milieu social. Il y a avait des plus "favorisés", des plus humbles aussi. J'avais globalement moins de liberté, de biens de consommation que mes camarades, mais bon. Ma mère avait été instit, mais mon père était loin d'être un intello. Bien sûr il ne lisait pas mais il ne pouvait pas tenir plus d'un quart d'heure devant un film. Je crois que la fiction le dépassait complètement. Mais c'était un mâle dominé !
Concernant l'homosexualité, je l'ai dit très tardivement et on ne me soupçonnait pas.

Cornus a dit…

Très intéressante réflexion que je me suis déjà partiellement faite.
Je suis aussi issu d'une famille relativement modeste. Relativement modeste à l'époque ne signifiait pas pauvre ou à problèmes comme c'est souvent le cas aujourd'hui à cause du chômage, de la misère sociale et de tout ce qui gravite autour. Mon père était ouvrier avec un haut degré de technicité et ma mère infirmière (fille de paysans). Donc sans être intellos, ils avaient (ils ont toujours) un certain bagage culturel. J'avoue que gamin, j'ai eu le sentiment une seule fois de ne pas être fier de ma mère, mais je ne sais plus à quelle occasion. Ça a été la seule fois, après ça m'indifférait et à partir de la fin du lycée, j'ai commencé à être fier d'eux, phénomène qui n'a cessé de s'amplifier.
Au collège, surtout en 4ème, j'ai aussi connu ces enfants de "bourgeois" dont certains étaient insupportables et me snobaient. Associé à ma timidité d'alors, cela a sans doute été pour une partie la raison de mon échec. Ces gamins, en plus des autres qui me cherchaient des poux par la tête font que je ne garde pas un bon souvenir de ces années là et leur sort m'indiffère.
Le lycée de St-Etienne, ce n'était pas Faux-riz-elle ?

piergil a dit…

Le monde de l'école et celui de la famille était pour moi bien séparés et c'était un sentiment étrange quand parfois ils se rencontraient.
Par contre la honte (de moi) j'ai et je pratique toujours beaucoup, même ici...hein? ... "Y a de quoi!!" ...Vi, vi je sais...

et personne pour dire "mais nan!"

Calyste a dit…

Trois témoignages personnels dans ces commentaires. Ils viennent enrichir le propose de mon billet.