En se rapprochant de la grille, il aperçut mieux la cour ou ce qui semblait être un espace libre assez important pour permettre une évacuation rapide en cas de danger. De nombreux adolescents traversaient cet espace sans arbre au même moment, se dirigeant tous vers un petit portillon qu'il n'avait pas remarqué, à sa gauche, permettant le franchissement de la grille. La fin de la dernière heure de cours, ou une des dernières, venait sans doute de sonner pour qu'ils soient ainsi nombreux à sortir.
Était-ce le meilleur moment pour pénétrer dans l'établissement? Bien sûr, quelqu'un pouvait le remarquer et lui demander ce qu'il faisait là. Mais choisir le moment où la foule était nombreuse était aussi un des meilleurs moyens pour se camoufler, pour passer inaperçu des deux surveillants dont il voyait vaguement les silhouettes se mouvoir dans une petite pièce vitrée attenant à la porte de sortie du bâtiment principal. Que risquait-il après tout? Il n'avait pas l'air douteux et son âge était un atout: si sa chevelure blanche ressortait trop au milieu de toutes ces tignasses brunes, elle lui donnait aussi un sérieux air de respectabilité. Il pourrait toujours prétendre, si on le questionnait à son passage, qu'il venait se renseigner sur la fameuse citerne romaine qui se trouvait sous le lycée et qu'il espérait visiter depuis des années sans jamais trouver le moyen d'y parvenir ( il saurait plus tard, en ressortant, que ce puits profond ne se visitait plus qu'une fois par an, à cause des dangers de possibles éboulements, au moment de la visite annuelle des pompiers qui vérifiaient la stabilité de l'ensemble. Il fallait alors posséder une autorisation spéciale à demander, on n'avait pu lui préciser à qui.)
Il se décida alors mais, pour ne pas avoir la conscience trop perturbée, il ne profita pas du passage d'un groupe de lycéens pour franchir le portillon ouvert. Il attendit au contraire que celui-ci se soit refermé et appuya, avec la mine la plus décontractée qu'il put se faire, sur l'interrupteur qui demandait l'ouverture à la pièce vitrée. A sa grande surprise, la clenche émit immédiatement un petit bruit métallique et le portillon bougea de quelques centimètres sous l'effet du ressort libéré. Quelqu'un avait-il même pris le temps de vérifier qui sonnait avant d'ouvrir? La rapidité de la réponse permettait d'en douter. Ou bien l'ouverture était-elle automatique à certaines heures?
Quand il traversa l'immense esplanade, il constata qu'elle s'était rapidement vidée des élèves qui tout à l'heure s'y bousculaient et qu'il y était maintenant à peu près seul, à l'exception d'un couple hermaphrodite aux pantalons pendants qui avançait à petits pas vers la sortie en ne cessant de s'embrasser. On allait le voir, on allait lui demander la raison de sa présence dans l'établissement. La loi Vigie Pirates était encore en application, il le savait bien, lui qui ne supportait pas que ses élèves abandonnent même un instant leurs sacs dans les couloirs ou dans un recoin pourtant assez large près des toilettes du deuxième étage.
Bizarrement, lorsqu'il passa devant la pièce vitrée dont la porte s'ouvrait immédiatement à gauche au sommet des marches du perron, les deux surveillants, un homme et une femme, tous les deux jeunes et affairés, ne lui accordèrent pas un regard et continuèrent la conversation qu'ils menaient en triant des fiches qu'ils replaçaient dans des boites à chaussures. C'est en tout cas à cela que faisaient penser les rectangles de carton léger qu'ils tenaient bien à plat sur leurs genoux.
Il reprit une respiration normale, c'est-à-dire qu'il recommença à respirer, après avoir fait deux ou trois pas droit devant lui dans un hall qu'il découvrait. La surprise venait de l'exiguïté de cet atrium au vu de la masse imposante de la façade principale du lycée. Plutôt qu'un atrium, c'était le point de rencontre de trois larges couloirs qui partaient l'un à l'est et les deux autres au nord et au sud. Dans ces deux dernières directions, ils longeaient la façade principale et étaient éclairés par les larges et hautes fenêtres dont le rythme régulier scandait l'architecture classique. Celui qui partait devant lui, à l'est traversait bientôt une cour intérieure et était abrité d'une verrière inondée de soleil à cette heure-là de l'après-midi.
Il décida de s'avancer par là, surpris que la température, à cause de l'ensoleillement, n'y soit pas plus élevée. Le couloir donnait dans une deuxième aile du lycée, parallèle à la première et tout aussi imposante. Lorsqu'il l'eut traversée, il se retrouva dans une seconde cour, plus vaste celle-ci et au sol zébrée de marques peintes en blanc délimitant les terrains de différents sports. A chaque bout était installé un panier de basket dont l'armature rouillée avait connu de meilleurs jours. Cette cour s'arrêtait devant un grillage qui établissait la limite du terrain plat. Derrière le grillage, la pente s'accentuait rapidement et dévalait, à travers un lacis d'arbustes que l'on n'avait pas entretenus depuis longtemps, jusqu'à la vieille ville, que l'on n'apercevait pas car masquée par la trop forte pente, et, plus loin, jusqu'à la plaine où s'était installée la ville moderne au cours des siècles. Au fond, la tour du centre commercial, celle que l'on avait tout de suite surnommée le crayon, tant la verrière pointue qui en occupait le sommet, rappelait cet outil d'écolier, barrait d'un trait horizontal l'horizon trop uniforme.
C'est en revenant sur ses pas qu'il découvrit l'escalier. Il ne l'avait pas vu à l'aller alors qu'il était passé tout près, mais les premières volées de marches étaient dissimulées par l'ombre, surtout quand on sortait de la verrière inondée de soleil. C'était un escalier massif, avec solides balustres de pierres, qui peu à peu émergeait de l'obscurité et gagnait en clarté au fur à à mesure des étages. Déjà, au premier demi-palier, la lumière jouait sur le mur et les marches en provoquant comme une distorsion de la forme. Cette impression s'accentuait lorsque l'on montait davantage, comme si l'escalier était vivant et respirait au rythme de la luminosité changeante.
Ainsi les angles droits, lorsque les marches changeaient de direction, ne semblaient plus aussi droits. Ils s'arrondissaient, plus doux, comme invitant à laisser glisser la main sur le bois poli de la rampe. Les étages eux-mêmes, qu'il apercevait en levant la tête, ce qui provoqua rapidement chez lui une sorte de vertige, d'aspiration vers le haut, n'avaient plus tous la même hauteur: certains, les plus proches, avaient diminué et il paraissait impossible à un homme d'une taille normale de pouvoir y circuler sans contrainte; d'autres, ceux qu'il entrevoyait tout au sommet, avaient perdu en largeur ce qu'ils gagnaient en jaillissement vertical en direction du plafond si lointain qu'on le discernait à peine dans un poudroiement de clarté dorée.
Mais l'instant d'après, c'était l'inverse: ce qui était haut rétrécissait, comme mû par une pulsation cardiaque, ce qui était bas se libérait tout à coup de la pesanteur et s'étirait comme le ruban de guimauve proposé aux enfants lors des promenades au parc en après-midi. Seule était stable la rampe à l'endroit où sa main, pour se rassurer, l'avait empoignée lorsqu'il avait levé la tête. Tout le reste était vivant et même la rampe menaçait à tout instant de lui glisser entre les doigts s'il n'y prenait garde.
Il devina qu'il devait avancer encore. Rester immobile équivalait à s'exposer au danger: et si les marches elles-mêmes, qui jusqu'ici avaient accepté le poids de son corps, sur lesquelles il avait pu prendre appui sans y réfléchir comme n'importe qui montant un escalier en rentrant du travail ou les bras chargés de courses alimentaires, si ces marches auxquelles on ne prêtait jamais attention, si ce n'est parfois, pour les compter machinalement, venaient elles aussi à trahir, à ne plus le soutenir, à s'amollir jusqu'à engloutir ses quatre-vingts kilos? L'appui sur la rampe serait-il suffisant pour sauver son corps de l'absorption, pour empêcher ces sables mouvants de le digérer en quelques minutes?
Il parvint enfin au premier palier, désert comme tout ce qui l'entourait maintenant. Les grandes ouvertures donnant tout à l'heure sur l'extérieur avaient disparu. Le mur était uniformément lisse et la vieille peinture crème laissait voir partout les empreintes de saleté laissées par les élèves ou les courants d'air poussiéreux. Pourtant la luminosité n'avait pas disparu: elle semblait émaner du mur même, comme s'il réverbérait une source interne de rayons, plus doux que ceux du soleil, comme si elle se réalimentait à elle-même et noyait tout dans une sorte d'opalescence hypnotique.
Au fond, contre le mur le plus étroit, une petite porte. Comment pouvait-elle être aussi loin? L'escalier était sans doute toujours derrière lui mais il ne voulait pas se retourner: il craignait que ce geste ne le fasse disparaître définitivement et qu'il se retrouve ainsi coincé sur ce palier, suspendu pour combien de temps au-dessus du vide qui peu à peu absorberait le peu d'espace qui restait autour de lui. Ne pas voir signifiait refuser le danger. Lentement (mais pourquoi si lentement? pourquoi ses jambes n'avançaient-elles pas plus vite? pourquoi ses pieds pesaient-ils si lourd au sol? pourquoi son cerveau, pourtant en état d'alerte extrême, ne parvenait-il pas à donner des ordres plus virulents?), il voyait son corps, ou plutôt l'ombre de son corps (car il lui sembla alors que sa chair elle-même s'était dissoute dans la lumière laiteuse), avancer centimètre après centimètre vers la porte du fond.
Il fut bientôt obligé de ramper, de s'étaler même, comme une flaque d'eau ou une tache d'huile qui peu à peu dérive dans le sens de la pente. Ses dernière forces furent consacrées à rectifier la trajectoire, à l'éloigner du bord où ne se trouvait plus aucune balustrade et d'où il voyait quelques gouttes de lui-même franchir le rebord et plonger dans le vide en-dessous où elles allaient s'écraser (combien de mètres plus bas?) en émettant un son mat, comme venu du fond d'un puits. La porte qu'il voyait d'en bas (pourquoi pensa-t-il à ce moment-là à son chien, mort des années plus tôt? Puis, tout de suite après à un enfant ou à un nain, ce qui lui tira un petit rire nerveux) ne se rapprochait qu'avec une lenteur ahurissante.
Il décida alors de jouer le tout pour le tout. Tout ce qui était encore dans un état solide en lui se crispa, se ramassa dans un ultime effort, laissant derrière des lambeaux d'humidité irrécupérables. Il parvint à se redresser un peu et, en tendant ce qui autrefois avait été son bras droit, atteignit enfin le loquet qu'il empoigna tant qu'il en avait encore à peu près la force et fit lentement, très lentement tourner. Après une longue résistance, le loquet consentit à bouger: la porte était fermée à clé.
Lorsque le concierge passa, plus tard, pour vérifier si tout était en ordre, il remarqua, au pied de l'escalier d'honneur, une petite flaque de liquide clair qui commençait déjà à s'évaporer.
" Ah! ces gosses! Toujours à jouer avec de l'eau. Il faut dire, avec cette chaleur!"
mercredi 29 juillet 2009
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2 commentaires:
Rêve labyrinthique, des portes, des clefs et des serrures.
Aucun fil d'Ariane dans cette recherche d'un je-ne-sais-quoi, mais bien un fil intérieur, rouge sans doute.
Travail d'une vie, monter un escalier mythologique dans l'ombre et la lumière, dans la pesanteur et la grâce, dans le deuil et la naissance.
Recherche de la pierre, d'un dieu, cachés en soi.
Symboliquement, l'eau est source de vie, moyen de purification, centre de régénérescence, même en flaque, comme un miroir.
Beau et grand rêve.
Merci, Danielle.
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