samedi 18 juillet 2009

La Creuse (5), un loup, une mexicaine, Arthur et tant d'autres

( Écrit le mercredi 15 juillet)
Voilà. Je quitte Noëlle à l'instant. Il fait lourd. Nous avons maintenant des rites pour ce retour à Guéret. La voiture tous les deux, sans Gérard. Le repas à la cafétéria de Carrefour après avoir fouiné dans les soldes et au rayon livres. Chacun parle de lui et de l'autre, en forme de bilan. Je me suis sans cesse réveillé cette nuit, comme si le départ m'angoissait. Il n'en est rien, consciemment en tout cas. Lorsque Noëlle a sonné, je dormais profondément. Elle a interrompu un rêve dont l'atmosphère, à la fois étrange et sensuelle, subsiste en moi, en fond de malaise vague. Nous étions enlacés, Pierre et moi, fortement serrés dans les bras l'un de l'autre, et nous nous embrassions passionnément, voluptueusement, goulûment. Ce n'est pas la première fois que je rêve à Pierre, bien que ce soit rare. Mon premier rêve après deux ans de trou noir, a été pour lui. Mais jamais nous ne nous étions embrassés.

Avant de monter dans le train, j'ai photographié l'œil de Noëlle et le lui ai montré. "On dirait un vieux gallinacé, en a-t-elle conclu en riant". Il y a du vrai dans sa remarque,mais j'ai rajouté que le mien m'avait fait le même effet. C'est la troisième fois que je fais ce voyage en train. Je ne regarde plus qu'à peine le paysage qui, déjà, m'est devenu trop familier. Pas de personnage haut en couleur à observer dans le wagon.

En face de moi, un homme mûr (mon âge?) au physique râblé, à l'allure d'agriculteur, au crâne dégarni, aux avant-bras touffus, bronzés, presque brûlés, lit un numéro de L'Express consacré à Berlusconi, "le bouffon de l'Europe". Plusieurs autres dorment, avec ou sans musique dans les oreilles. Des bois de feuillus, quelques clairières, des prés d'un vert profond avec des vaches, des fougères géantes le long de la voie. Au fond d'une gorge aperçue d'un viaduc, des tourelles coiffées d'ardoise qui émergent d'un bouquet d'arbres, des peupliers peut-être. Un jeune homme aux cheveux surchargés de gel fixe (le vide?) derrière ses lunettes teintées. Impossible de voir les yeux, ce qui, pour moi, rend impossible tout incipit d'histoire à supposer. Des silos, imposants, à l'américaine. Je vais lire, et dormir sans doute.

Un léger parfum de fruit, de la mûre, m'a réveillé, accompagné d'un pas ferme et résonnant. Je n'ai pas ouvert les yeux tout de suite. Peu m'importe de qui il s'agit. Lorsque je me décide enfin, la jeune fille en face de moi, qui écoute de la musique, s'est mise à écrire sur un grand cahier d'écolier, avec application, en formant bien ses lettres arrondies, comme une collégienne, utilisant même le tube de blanc pour corriger. L'inverse de moi et de mes pattes de mouche. A ce propos, j'ai constaté que lorsque j'écris comme ça, sur du papier, il n'y a pratiquement aucune rature. L'habitude de taper sur le clavier? Les seules fois où je barre, c'est pour récrire un mot que je juge illisible, que j'ai peur de ne pouvoir relire lorsque je retranscrirai le texte sur l'ordinateur. J'aime écrire dans les trains. Le temps semble ne pas y avoir la même valeur, la même consistance. On peut s'arrêter et reprendre, après un somme, après quelques pages d'un roman. on est toujours à la même place. Seul le paysage a changé et, parfois, les compagnons de voyage. Rien ne distrait d'une forme de pensée vagabonde, volontiers paresseuse, bercée par le bruit des roues et le mouvement régulier.

Après Montluçon, Commentry. De beaux yeux découverts lorsqu'ils s'ouvrent d'un sommeil ou acceptent d'abandonner le masque des verres de soleil. Du linge pend, à sécher dans le jardin d'une petite maison tout près de la voie. Les éternels anciens entrepôts en ruines, puis une vague zone industrielle aussi laide que toutes. Et, tout de suite après, la campagne, les meules dans les prés, potagers et villas. Près des plus anciennes pourrit souvent la carcasse d'une vieille voiture ou la silhouette trapue et assoupie d'un Tube Citröen sur le côté duquel le nom et l'adresse du primeur ou de l'artisan achève de s'effacer.

Dès que le train redémarre, les yeux se referment, à la recherche d'un nouveau repos ou pour s'isoler et rêver. Le train est le lieu du rêve, je trouve. Non seulement les gares qui m'ont toujours fasciné avec leurs quais déserts, points de départ de voyages improbables, leurs pendules haut perchées, leurs toiles d'araignée de rails parallèles ou croisés, leurs wagons délaissés, l'atmosphère de leurs salles d'attente la nuit, les spécimens d'humanité qui s'y frôlent. Non seulement ces lieux d'exception mais aussi le train, le compartiment, le voyage, le bruit, l'odeur, tout si particulier qu'on ne le retrouve pas ailleurs, en avion par exemple où la peur ou la suffisance remplacent souvent la confiance et la nonchalance.

Combien de gens aujourd'hui en France, en ce moment-même dans les wagons? Toutes ces fourmis qui vont d'un point à un autre pendant que d'autres les croisent en sens inverse. Où vont-ils? Pour quoi faire? Qu'est-ce qui les pousse à quitter leur maison, à traverser les campagnes? Les vacances? La promesse d'une étreinte passionnée sur le quai d'arrivée? Pourquoi tout cela me fait-il penser à un roman, lu il y a si longtemps, au sortir de l'adolescence et que je devrais relire au risque de déchanter: La Modification, de Michel Butor. Ce "tu" si près de mon "je", en tout cas dans l'identification de la première lecture. Et puis, dans le film, le visage d'Emmanuelle Riva, alors que j'ai oublié jusqu'aux traits du personnage masculin principal.

Un autre viaduc surplombant des prés en pente. Les limousines ont fait place aux charolaises. La coupure faite ce matin en coupant le pain du petit déjeuner me cuit. Elle semble plus profonde que je ne l'imaginais. Une mère, de l'autre côté du couloir, s'occupe de ses deux enfants en bas âge. Après leur avoir donné leur goûter, elle a fait dessiner la plus petite (et la plus bruyante) et initié l'aîné à des additions "de plus en plus difficiles, s'il te plaît, maman!". Maintenant, elle leur lit une histoire. Tout à l'heure, Arthur, le petit garçon, posait à sa mère une question d'une logique imparable: "Pourquoi les grands n'ont pas comme nous deux mois de vacances, alors qu'ils travaillent plus que nous?" Il ne sait pas, le petit, que tout près de lui, il y a justement un grand qui, comme les enfants, a lui aussi deux mois de vacances l'été.

J'ai eu J. longuement au téléphone ce matin. Résumé des jours où nous ne nous sommes pas vus. Son fils a eu ses notes de bac de français: pas fameuse à l'écrit mais excellente à l'oral. J. a lu le blog de Stéphane: les emplois du temps sont bouclés et devraient arriver dans nos boîtes à lettres sans tarder. Ce soir peut-être ou sans doute demain. Une nouvelle année dont la structure est donnée et qu'il faudra organiser au mieux.

Une colline de blé mûr, strié d'empreintes parallèles comme en laisseraient, paraît-il, des visites d'extra-terrestres. Ai-je déjà écrit tout cela les années précédentes? Mes phrases ne se répètent-elles pas comme, chaque été, la succession des gares à l'allée, et les mêmes à l'envers au retour? Viaducs, prés verts, étendues dorées du blé ou des tournesols, vaches paissant ou endormies, plongées dans les feuillus ou au fond des tunnels, arrêts qui pourraient être déprimants sur des quais en survie. N'est-ce pas toujours le même voyage, le même défilement, le même rêve qui se reflète dans l'œil fixe du voyageur d'en face? Je vais lire un peu.

Maïs, tournesol. La gare de Ganat. Je n'ai pas lu. On arrive dans un sens. On repart dans l'autre. Une jeune femme contrôleur passe et repasse sans rien demander à personne. Un type, la tête rasée, est allé s'installer dans le sas à bagages. Son "marcel" met en valeur ses bras, ses épaules et son bronzage. Il a l'air bien taillé. Je ne l'ai vu que de dos. Est-il beau ou simplement jeune, l'été? Une jeune fille brune n'a cessé de dormir depuis que je suis monté dans le train. Elle a le visage d'une mexicaine, avec la bouche petite mais charnue, légèrement trop en avant, le menton fuyant bosselé d'une fossette, le nez à l'arête un peu aiguë et les cheveux noirs de jais séparés par une raie au milieu du front. Je ne vois pas davantage mais je l'imagine avec deux tresses parfaitement élaborées.

La contrôleuse porte bien la casquette. Le "marcel" s'est assis, sur un strapontin ou sur ses bagages. Je ne vois plus que son genou.? Mais non, c'est le genou de quelqu'un d'autre: lui vient de repasser en sens inverse. J'ai la réponse à ma question: il est jeune, donc beau. Le jeu de uno a remplacé l'histoire racontée. Parfois des tronçons d'autoroute apparaissent, encore surprenants dans le paysage. Quand je pense qu'il va falloir que je tape tout ça sur mon clavier, ce soir ou demain!

Il y a un passager dont je n'ai pas encore parlé. Il est à une des places du fond du wagon, juste avant la porte coulissante du sas. Il a dormi longtemps. Maintenant je le vois tel qu'il est. Un visage magnifique, un visage de seigneur, un visage de Peul blanc conducteur de troupeaux. Il a le cheveu court, très court, et ses golfes bronzés remontent haut sur le front. Un nez important et droit, le nez de quelqu'un qui commande. La bouche, elle, n'est pourtant pas serrée. Elle adopte la forme de deux vaguelettes qui se suivent à l'approche du rivage. Comment mieux dire? On a envie de les caresser du bout des doigts, d'y poser sa propre bouche pour savoir si elles sont fraîches de vitalité ou brûlantes de désir. Ses oreilles, plus réduites, sembles pointues vues de ma place. Il s'est levé tout à l'heure. Il est grand et sec, et fort poli, cérémonieux comme quelqu'un qui ne connaît pas encore parfaitement les codes de la politesse française et en fait un peu trop, avec la dame qu'il dérange en se déplaçant. Mais ce qui attire l'attention sur lui, ce sont ses yeux, deux yeux enfoncés sous des sourcils marqués, deux grands yeux en amandes, à la prunelle grise, deux yeux de tueur,, deux yeux de loup dont il a la noblesse et la présumée cruauté. Étrange, ce besoin de meute qui tout à coup m'envahit. La brillance de ce front et de ces yeux qui me fixent en ce moment!

La contrôleuse s'est enfin décidée, à peine avant l'arrivée à Lyon. W. vient de m'appeler: il part au Liban pour une quinzaine de jours à partir de dimanche. La jeune fille en face de moi a rougi, d'un seul coup. Elle avait présenté son billet et une carte de réduction, peut-être étudiante. La contrôleuse, après l'avoir gardée un instant en main, un instant un peu plus long que nécessaire, lui a dit qu'elle était très belle sur la photo. J'aime ces libertés, toujours étonnantes et toujours bienvenues.

Je n'ai pas arrêté d'écrire, prenant le livre, le reposant presqu'aussitôt pour ajouter un détail, sur le menton de la "mexicaine" par exemple, pour finir une phrase, pour passer à autre chose. Le loup des steppes s'est levé comme tout à l'heure et ne trouve pas la façon de refermer la porte des toilettes. Il est sauvé par la contrôleuse. Je croise un autre regard, beau mais inquiet. Un jeune homme plus policé, lui aussi avec des écouteurs dans les oreilles et probablement des mocassins aux pieds. Pourquoi suis-je maintenant si sensible aux regards? Lancelot m'a fait remarquer que je parlais souvent des yeux, bleus surtout. Et ces photos que je prends maintenant? L'œil triste et celui de la vie! Le loup a esquissé un sourire, le policé fermé les yeux, le hérisson a toujours ses lunettes noires. Après L'Express, l'agriculteur a lu Le Monde. Un cadre, ou un universitaire, monté à Roanne s'active sur un dossier (un mémoire?) avec un crayon à papier à la main. Il est gaucher. La maman à côté, après un passage difficile, maintient tant bien que mal le calme au sein de sa petite troupe. Bientôt nous arriverons à Lyon. Fin du premier épisode.

5 commentaires:

Kab-Aod a dit…

Amusant : j'ai justement, il y deux semaines, tenté la lecture du Loup des Steppes. Malgré un début de récit prometteur j'ai ensuite buté sur des contradictions que je n'ai su décoder, dont une audace un peu trop surréaliste à mon goût (quand le protagoniste découvre un manuel où sa propre vie est étrangement narrée). Bah, l'envie d'en finir avec ce livre me reviendra ;)

Calyste a dit…

J'ai lu ce roman il y a très longtemps. Aucun souvenir précis, j'avoue. Hermann Hesse est loin d'être un de mes auteurs favoris. "Le Lance-pierres", peut-être...

zeus_antares a dit…

Un beau récit de voyage en train que j'ai pris beaucoup de plaisir à lire. Ces lignes "secondaires" de trains ont un charme particulier l'été.

Lancelot a dit…

J'ai aimé ta description de La Gare "en général" et des impressions qu'elle suscite. Lorsque j'étas enfant, je les adorais car elles étaient associées, dans ma tête, forcément à du bonheur : départ pour un voyage, ou arrivée d'un être qu'on aime. Maintenent, elles sont beaucou 'démystifiées' dans ma tête mais il leur est bien resté un peu de magie !

Tu m'as surpris pour ce que tu dis du cahier où tu écris lorsque tu ne tapes pas sur clavier. En Sicile je me suis justement fait des réflexions sur le fait de "bloguer sur papier" plutôt que directement sur le pc : moi j'en fais plein, de ratures, et de rajouts, et d'astérisques, et de retours en arrière...

(hummm.... idée de note, qui germe... affaire à suivre, peut-être ! ;-) )

Calyste a dit…

C'est vrai que les trains me fascinent toujours autant, après m'avoir effrayé dans mon enfance à cause du côté monstrueux (et beau, je le reconnais maintenant) des machins à vapeur.