"Bon-jour!" (avec un petit temps d'arrêt entre les deux syllabes)
"Comment tu vas?".
" Est-ce que tu as bien dormi?"
Le tout prononcé avec une diction proprement théâtrale, autant par la netteté que par la force.
Ce sont les premiers mots que j'entends le matin depuis quelques jours. Il est autour de huit heures. Je n'ai personne dans mon lit mais je dors la porte-fenêtre ouverte. A l'angle de ma cour, au même étage que moi, logent un vieux monsieur, au moins septuagénaire, et sa mère, sans doute presque centenaire, fort dépendante apparemment.
Depuis presque vingt ans que j'habite ici, j'ai toujours vu ce monsieur dans cet appartement. Les dialogues avec sa mère datent de moins longtemps, la surdité grandissante avec l'âge ayant fait son œuvre ou alors la dégénérescence cérébrale. Nous nous saluons depuis plusieurs années, lui et moi, soit dans la rue lorsque nous nous croisons, soit par fenêtre et balcon interposés lorsque j'arrose mes plantes. Nous avons même échangé quelques mots lors d'une élection: c'était lui qui, avec quelques autres, tenait le bureau de vote lorsque je suis allé faire mon devoir de citoyen. Une forme de politesse entre voisins, rien de plus.
Pourtant la vie de ce couple me bouleverse, sans doute parce qu'elle aurait pu être mienne, parce qu'il y a au moins un point commun entre nos deux existences. Ce vieil homme, toujours bien mis et sortant devant la porte de son immeuble pour fumer son cigare, le soir après le repas, ce retraité qui aurait pu mener une fin de vie tranquille est ligoté journellement par le souci qu'il a de sa mère. Parfois, rarement, une auxiliaire le remplace certains soirs auprès de l'ancêtre handicapée. Que fait-il alors? Spectacle? Sexe? Promenade? Le lendemain matin, à huit heures, il est là, fidèle au poste.
Parfois, le dialogue (dont je ne perçois que la partie masculine) est plus tendue. Ce matin, par exemple, la vieille dame semblait ne pas vouloir manger. D'autres fois, il appert de la colère du fils qu'elle s'est laissée aller à ne pas retenir ses besoins dans son lit. Les mots se font encore plus sonores et bien souvent, dans ces circonstances, la fenêtre se referme sur la scène familiale. Rarement cette fenêtre ne s'ouvre pas de quelques jours. Je me mets alors à guetter le retour de la vieille dame, partie sans doute pour un séjour en clinique, et si ce retour tarde, je ne suis pas loin de m'inquiéter: serait-elle morte? J'imagine la vie de son fils, à partir de ce jour-là: une libération d'abord et puis, très vite, un manque immense. On finit par aimer même les chaînes les plus serrées, je pense.
Je n'ai jamais vu la vieille dame. Je n'en connais que le profil gauche, celui que j'aperçois depuis mon balcon pendant son déjeuner, celui qu'elle ne déplace jamais pour pivoter la tête et jeter un regard vers l'extérieur, vers le soleil: un profil émacié, dont la peau semble coller aux os, surmonté de quelques mèches de cheveux clairsemés. J'essaie d'observer si elle parle parfois,mais je ne vois jamais bouger ses lèvres. Pourtant je pense qu'elle échange quelques mots avec son fils, les mots indispensables, ceux tellement prononcés, tellement en lien avec la vie animale que le cerveau le plus atteint les retient encore.
Que devient-elle, que fait-elle le reste de la journée? Je n'en sais rien. Je l'oublie moi-même ainsi que son fils et les retrouve le matin au réveil.
-Bonjour! Comment tu vas? Est-ce que tu as bien dormi? Tu veux ton déjeuner?...
lundi 6 juillet 2009
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3 commentaires:
Ca fonctionne un peu comme un extrait d'un film italien, lent et triste.
On a vraiment l'impression d'y être, ça m'a flanqué le bourdon (dans le bon sens du terme !).
Il y a : Fiso et les conversations épiées au restaurant ou dans les bars, Christophe et les voyageurs du métro, et Calyste et ses voisins d'immeuble. Je raffole et j'en redemande ! :-)
Chacun étant différent, même si l'âge rallie, je te dresserais bien quelques idées de dialogues et de silences entre la mère et son fils, inspirées de quelques maisons de retraites. Mais au fond, tu en sais autant que moi. Et puis quand l'incontinence s'installe, on sait qu'un stade est dépassé...
Lancelot:Oui, ma cour fait assez italienne. En beaucoup plus petit, on peut penser à "Une journée particulière".
Kab-Aod: Effectivement, je pourrais les écrire, ces dialogues entrecoupés de cris et d'absences. Les écrire et les jouer. Pourtant jeu il n'y a pas.
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