vendredi 31 juillet 2009

La chaise

Je suis arrivée dans mon premier appartement dans les années soixante-dix. Je ne parviens pas à me souvenir de la date exacte. Il faisait chaud et c'était l'été, l'époque où un certain nombre de gens déménagent et en profitent pour renouveler un peu leur mobilier.

C'était un tout petit appartement, cuisine, chambre et salle de bains, plus un minuscule rangement où s'entassaient les choses qui n'avaient pas trouvé place ailleurs. Petit mais très clair et agréable, particulièrement la cuisine où nous passions la majeure partie de notre temps puisque la table qui occupait le pan de mur à gauche en entrant servait aussi de bureau où il travaillait pour son mémoire sur Julien Green.

J'aimais le voir réfléchir, penché sur ses livres et griffonnant de nombreuses fiches et feuillets de différentes couleurs. Quand il était concentré, il retrouvait un air d'innocence qu'il avait sans doute enfant, avec un zeste de bouderie qui donnait envie de l'embrasser. Il ne fallait pas le déranger dans ces moments-là, le moindre bruit inattendu le faisait sursauter et il émettait alors chaque fois un petit grognement qui tenait aussi bien du ronron d'un chat endormi que de l'avertissement d'un chien qui protège son os.

Il était étudiant en lettres et menait la vie de tous les étudiants à cette époque, quand l'existence était encore légère et que la menace du sida ne planait pas sur les joutes sexuelles que l'on entamait avec divers partenaires aussi vite rencontrés que perdus de vue. Parfois des amis à lui venaient à la maison. J'aimais ces soirées où chacun donnait son avis sur la marche du monde, où personne n'écoutait personne, où l'on buvait et fumait plus que de raison et où, quelquefois, le jour se levait avant que l'on ait trouvé réponse à la question soulevée ou que la fatigue soit venue à bout des plus acharnés.

Des filles se mêlaient parfois à son groupe d'amis. Elles se ressemblaient toutes, avec leurs grandes robes floues en tissus vaporeux et leur parfum aux senteurs orientales qui concurrençaient un instant les effluves des bâtonnets d'encens que l'on allumait ces soirs-là. Mais comme les garçons, elles s'asseyaient le plus souvent par terre, calant leur dos contre la cuisinière ou la porte du réfrigérateur. Elles apportaient seulement quelques notes plus aiguës dans la cacophonie de la discussion.

Parfois, au contraire, il ne rentrait pas de la nuit. Je l'imaginais ailleurs, dans une autre cuisine, sous une autre soupente, toujours occupé à refaire le monde ou à comparer les mérites d'auteurs que peu à peu ils découvraient: Lautréamont et Spinoza, par exemple. Cela me faisait sourire. Toujours, j'ai gardé les pieds sur terre. Je m'ennuyais un peu, ces soirs-là, à rêver en fixant la réverbération sur le carrelage de la lumière bleue de l'enseigne du coiffeur d'en face, à écouter le frigo qui alternait moments de calme et sursauts frénétiques comme un dormeur qui échappe un instant à l'apnée. J'aurais aimé être avec lui, là-bas, mais jamais il ne m'emmenait, bien sûr.

Puis il chercha du travail et en trouva: on lui confia des remplacements dans toute la banlieue de Lyon. Une semaine à Grigny, quinze jours à Oullins (qu'il semblait particulièrement apprécier), six mois à Vénissieux, dont il rentrait le soir fatigué et d'humeur agressive, un an enfin à Décines, la meilleure année sans doute. Peu à peu, le mémoire de maîtrise fut oublié et remplacé par des copies d'élèves, toujours plus nombreuses, toujours couvertes de plus de marques rouges lorsqu'il s'arrêtait, exténué, à la fin du paquet.

Pourtant, malgré la fatigue, ce boulot semblait lui plaire. C'est l'époque où nous avons passé le plus de temps ensemble: il ne sortait presque plus le soir et les amis venaient aussi moins souvent. Parfois, sans avoir mangé, il s'effondrait sur le lit et s'endormait immédiatement. De la cuisine où je restais, j'entendais clairement ses ronflements s'il avait gardé la position sur le dos. Nous nous retrouvions au milieu de la nuit, quand la faim le réveillait et qu'il ouvrait, malgré ma désapprobation, une boîte de sardines à l'huile qu'il ingurgitait à une vitesse phénoménale avant de se recoucher et de se rendormir immédiatement.

J'ai aimé ma vie avec lui. Pourtant, un jour, nous nous sommes séparés. Sans heurt particulier, plutôt calmement. C'est un de ses amis qui m'a hébergé, un de ceux qui venaient le soir et s'en allaient au petit matin. Mais celui-ci ne parlait pas, ou parlait moins. Il n'était pas étudiant, et je n'ai jamais su comment ils s'étaient rencontrés. Ils étaient très liés pourtant, au moins un temps, celui de la rédaction du mémoire, car ensuite les liens qui les unissaient se distendirent, comme si un enseignant de lettres ne pouvait plus fréquenter un ouvrier. A moins que ce ne soit l'inverse et que l'ouvrier se soit alors senti dans une position trop visiblement inférieure. Je suis presque sûre qu'ils ont été amants, pendant plus d'une année. A cette époque, on se posait moins de questions sur la fidélité.

Quand je pense aujourd'hui à cette période de ma vie, je ne regrette rien. Le temps a passé, j'ai vieilli, j'ai connu d'autres hommes, d'autres femmes aussi. Ils m'ont patinée peu à peu, tous. Les uns étaient délicats et attentifs, les autres brusques et impétueux. Certains ont voulu que je change de coloration, pour d'autres il fallait revenir à l'aspect naturel. Qu'importe! On ne m'a jamais fait souffrir, j'ai eu de la chance, ou de la patience. J'ai vécu, selon les moyens de chacun, dans des lieux ensoleillés ou au fond de cours sombres, au sommet d'un immeuble avec terrasse ou dans des ruelles étroites où l'on partageait journellement (et la nuit surtout) la vie du voisin d'en face.

J'étais belle, puis j'ai vieilli. La mode a changé, je n'ai pas eu envie de la suivre. Je me suis casée, assagie. Finie la vie de barreau de chaise! (C'est une expression qui m'a toujours fait sourire: quelle vie peut bien avoir un barreau de chaise? Enfin...). J'ai accepté tout cela parce que c'était dans l'ordre des choses. Je pensais finir ainsi, tranquillement et je n'ai pas vu venir l'orage. Je n'y étais pas préparée. Mon dernier mec m'a larguée, salement. Un jour que nous roulions sur un boulevard presque déserté à cause de la chaleur de ce début d'après-midi, il a soudain ralenti devant le vieux cimetière, a ouvert la portière et m'a éjectée de la voiture, sans un mot, sans un regard.

Je ne me suis pas fait mal, j'ai eu la chance de retomber sur mes pieds. Quand j'ai compris ce qui s'était passé, sa voiture disparaissait déjà sur le pont du chemin de fer. Je suis restée plantée là, sans bouger, sans personne pour me venir en aide. Quelques minutes plus tard, pourtant, un homme mûr qui sortait du cimetière avec son arrosoir vert à la main, de ceux d'un modèle standard que l'on trouve partout, un onze litres, me mit gentiment à l'ombre contre la maison du fleuriste. Mais, après sa bonne action, il se dirigea comme si de rien n'était vers sa voiture garée sur le terre-plein en face et ne m'adressa plus un seul regard.

Qu'allais-je devenir? Je ne pouvais rester là indéfiniment, ce n'était pas une solution. Mais je n'avais plus nulle part où aller. Et d'ailleurs étais-je sûre de vouloir trouver un autre ailleurs après ce qui venait de se passer? Risquer une même mésaventure une seconde fois ne me tentait pas. J'étais en train d'éliminer une à une toutes les solutions qui me passaient par l'esprit, les unes parce que trop utopiques, les autres parce que trop noires, lorsqu'une très vieille dame sortit à son tour du cimetière.

Elle était littéralement cassée en deux, son torse faisant un parfait angle droit avec ses jambes qui se mouvaient difficilement sur le bitume. Elle était vêtue d'un tablier léger de vieillarde, de ceux qu'à partir d'un certain âge elles ne quittent plus, avec des couleurs rappelant à la fois leur deuil et leur reste infime de souffle vital. Derrière elle, elle tirait un caddie défraîchi d'où dépassaient le manche d'un petit balai et le haut d'un sac plastique jaune destiné sans doute à protéger ce qu'elle transportait.

En tournant légèrement la tête sur le côté, autant que l'usure de sa colonne vertébrale le lui permettait, elle m'aperçut et émit alors un profond soupir que, bien qu'éloignée d'elle de plusieurs mètres, j'entendis parfaitement. Elle l'accompagna d'un sourire qui dévoila un bref instant sa denture en ruines. Elle semblait vraiment heureuse de me trouver là. D'un geste brusque dont je ne l'aurais pas crue capable, elle fit dévier la trajectoire du caddie et s'approcha de moi. Lorsqu'elle entra dans la zone d'ombre, je sentis l'odeur aigrelette qu'elle dégageait en se déplaçant. Il me faudrait faire avec. Elle rangea ensuite son caddie bien contre le mur, en en réajustant le rabat comme si elle voulait me masquer son contenu, vérifia que je ne m'étais pas déplacée et se laissa tomber sur moi, s'abandonnant si totalement que mes vieux pieds en grincèrent de surprise.

Ainsi venais-je de retrouver un emploi, mon dernier: bâton de vieillesse ou plus justement chaise de repos pour vieillard fatigué venu fleurir la tombe de son conjoint disparu depuis des années. Et quand ce serait mon tour, je savais où je finirais: j'avais, en tombant de la voiture, eu le temps d'apercevoir, derrière le grillage qui remplaçait sur quelques mètres le mur du cimetière effondré, le dépotoir où chacun se débarrassait de ce qui, un temps, avait été, l'orgueil de la tombe et qui avait flétri, séché ou s'était fracturé sous le soleil et le froid.

On m'y trouverait bien une petite place, à moi la chaise.

4 commentaires:

christophe a dit…

C'est vraiment un texte réussi et les motifs de ce genre me plaisent bien.
Une de mes collègues, jeudi, me parlait justement d'une vieille et lourde paire de bottes en caoutchouc qui, craignant pour leur avenir (elle était partie en acheter une nouvelle paire), s'était caché. Retrouvant finalement les vieilles, elle avait remmené les nouvelles bottes au magasin...

Calyste a dit…

Merci, Christophe.
Bizarre, l'évocation des bottes. Il y a des années, j'en ai acheté aussi une paire pour accompagner les sixièmes à la campagne en début d'année scolaire (journée dite d'intégration): j'en avais marre de me crotter les chaussures chaque fois. Or, l'année où je les ai achetées, on a supprimé cette sortie. Elles sont encore là, toutes neuves, dans un placard!

Lancelot a dit…

Aaaah évidement.... qui je retrouve en commentaire...? mon Christophe... pas étonnant...

Oui, c'est très bien écrit (évidemment) mais surtout conçu : je me suis longuement cassé la tête pour deviner à qui, puis à quoi, le féminin des premiers adjectifs pouvait correspondre. Et j'ai pas trouvé, jusqu'à la fin.

Bravo, Msieur.

Calyste a dit…

Merci, M'sieur