La chambre était petite. Elle était encombrée de meubles massifs: deux grands lits rendus plus imposants encore par leurs bois cirés, une table (mais je ne la retrouve guère dans mes souvenirs) et deux larges armoires dont une en palissandre.
Celle-ci semblait avoir une aura particulière. A la façon dont j'entendais prononcer le mot "palissandre" chaque fois que l'on évoquait cette armoire, je savais qu'il ne s'agissait pas de n'importe quel meuble, que ce n'était pas qu'un simple assemblage de planches destiné à ranger les pauvres effets des pauvres gens. C'était l'armoire en "palissandre", un meuble de riches, exilé dans cette chambre, un meuble replié derrière ses reflets chauds et discrets, un meuble qui cautérisait son exil.
Pour moi, la sonorité évoquait quelque chose d'exotique, d'oriental, un bois d'arbre rare, encore imprégné des senteurs de ces forêts où le soleil ne perce qu'à peine. Inconsciemment, car j'étais encore petit, je lui attribuais une atmosphère d'aventures et d'amour. Plus tard, beaucoup plus tard, le mot "Samarcande" provoquera chez moi les mêmes associations d'idées. D'ailleurs les deux sont proches par leurs sonorités.
Cette armoire me semblait d'autant plus mystérieuse que je n'avais pas l'autorisation d'y toucher, encore moins celle de l'ouvrir. Ma grand-mère était à bien des égards une femme du XIX° siècle (née l'année de la mort de Victor Hugo!) et pour elle, les enfants n'avaient rien à faire dans une chambre quand il faisait jour, sauf en cas de maladie avec fièvre. Quant au soir et à la nuit, je les passais auprès d'elle, dans le même lit, à tenter de nous réchauffer avec une brique enveloppée de papier journal.
L'autre armoire, la plébéienne, contenait des couvertures, des draps - ces draps en coton épais et rêche que l'on faisait broder aux initiales du couple et dont on laissait jaunir les pliures sur les étagères, faute de les utiliser, de les "déchâsser" comme on disait alors-, des piles de mouchoirs à carreaux grands comme des serviettes de table, et du linge de toilette fatigué. Sur la dernière étagère du bas, devait sans doute dormir la paire de souliers des grandes occasions, celle que l'on chaussait quand vraiment on ne pouvait garder ses galoches.
Sur le rebord de la fenêtre, à l'intérieur, on posait le broc à lait. L'hiver, quand le matin arrivait et que le fourneau de la cuisine, l'autre unique pièce, était depuis bien longtemps éteint, on le retrouvait recouvert d'une couche de glace semblable à l'épaisseur de paraffine dont on protège les confitures.
L'armoire en palissandre était face au lit où l'on ne dormait pas. Cette autre extrémité de la chambre était un peu comme un monde étranger, presque hostile, nous épiant dans notre quotidien et attendant son heure. Un jour pourtant, je m'aventurai dans cette zone inexplorée. Où était ma grand-mère? Comment avais-je pu transgresser l'interdit, moi l'enfant sage à qui tout le monde accordait sa confiance? Je ne sais pas, mais je me souviens avoir ouvert l'armoire, en n'empruntant d'autre sésame que la clé toujours présente dans la serrure.
Mon cœur battait-il à tout rompre lorsque, pour la première fois, j'écartai le battant de bois, lorsque, pour la première fois, mes narines se remplirent de l'odeur de ce tabernacle, odeur du bois, de l'air enfermé trop longtemps et du contenu des rayons? Je ne m'en souviens pas. Plus probablement, pas. J'ai toujours été ainsi fait: lorsque quelque chose est interdit, j'analyse cet interdit, j'essaie d'en comprendre le pourquoi. Si la raison m'en paraît valable, je le respecte et le fais respecter. Mais si ce pourquoi n'entre pas dans ma morale à moi, si je ne peux admettre cette restriction de ma liberté que je juge fondée sur rien de valable, alors je passe outre l'interdiction, et rien ne peut me faire changer d'avis, définitivement.
Sans doute est-ce déjà suite à cet itinéraire de raisonnement que, sans émotion particulière, j'ouvris un beau jour l'armoire en palissandre. J'ai oublié depuis ce qu'elle contenait exactement. Vraisemblablement je fus assez déçu de ce que j'y découvris. Ainsi le mystère se dégonfla très vite et la palissandre rejoignit à jamais d'autres bois plus domestiques, pin, poirier, chêne ou merisier.
Pourtant je n'oublierai jamais ce que contenait un de ses rayons, probablement un du bas car je ne devais pas avoir plus de cinq ou six ans et ma taille ne me permettait pas d'atteindre les plus hautes étagères. Je découvris ce jour-là un trésor qui, je le sus plus tard, quand je fus démasqué, avait appartenu à ma mère. Un trésor avec lequel, dès que ma grand-mère s'absentait, je passais de grands moments de bonheur, seul dans la chambre, à me contempler dans la glace de l'armoire plébéienne.
Une collection de chapeaux! Oh, peut-être pas autant que mon souvenir enfantin n'en décompte, une petite collection sans doute, cinq ou six tout au plus. Mais tous colorés, tout rigolos, des petits, des grands, des avec des plumes, d'autres avec des voilettes, certains un peu usagés, d'autres comme neufs. Les chapeaux de ma mère! Ma grand-mère, femme élancée au physique sec comme un coup de trique, femme à principes et à certitudes, qui n'aurait pas déparé dans une assemblée de protestants rigoristes, serait morte plutôt que d'avoir seulement l'idée d'en essayer un.
Un à un, je les essayai, moi, ces chapeaux, m'extasiant sur leur beauté, riant de les voir s'effondrer tout à coup sur mes oreilles, cherchant le devant et le derrière, scrutant attentivement tel ou tel décor d'oiseaux ou de fleurs aux couleurs chatoyantes, me déguisant, jouant des rôles, tous les rôles puisque j'étais toujours seul, m'imaginant des trains, des voyages, des aventures, des paysages, des amours déjà peut-être. De tout cela, je ne sais plus rien. Je reconstitue à partir de deux minces indices: le mot "palissandre" et la vision de tous ces chapeaux débordant du rayon une fois l'armoire ouverte...
Mon souvenir est là, si proche, si lointain, habillé de récent avec des vêtements qu'il ne portait pas alors. Mais qu'importe, c'est bien lui et c'est ainsi qu'aujourd'hui il se présente à moi.
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6 commentaires:
Ah les mystères de notre enfance et brader les interdits, voilà bien des souvenirs qui affleurent à l'esprit !
Toujours un délice de vous lire.
Il existe des armoires sans fond qui permettent d'accéder dans un autre monde où le temps s'écoule plus vite et où on peut vivre d'innombrables aventures en quelques heures!
Nan, nan, c'est pas des histoires, je l'ai lu dans un livre!
Chaque jour, attendre le lendemain, plus que 24h.... pour lire la page suivante.
A quand le livre ?
J'adore quand les femmes me font des compliments. Mais comme vous y allez toutes les deux! J'en rougis.
Mais tu ne sais pas de quel côté de l'armoire j'étais, Piergil, hier soir quand j'écrivais ce billet! Sans doute avais aussi accédé à un autre monde. Tu me fais rêver avec cette porte ouverte sur l'inconnu.
L'armoire magique dont parle Piergil, c'est la série du Monde de Narnya, je crois. Je ne l'ai pas lue mais j'ai vu les deux films qui en ont été tirés. Le premier est excellent.
Ta note, elle, m'a fait penser à un bouquin de François Marie Banier : 'Balthazar Fils de Famille' où on offre à un gamin deux armoires géantes qu'il "explore" avec ravissement. J'aime l'enfant qui est resté en toi, et qui affleure sans cesse, dans tes écrits.
Je n'ai pas lu Narnya non plus, bien que ce soit assez apprécié des élèves. Banier, je l'ai lu il y a bien longtemps, au début de ses publications. Écrit-il toujours?
Merci pour le compliment de la fin, car pour moi c'est un compliment. Bises à toi.
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