Nouvelle série de téléphones hier soir. Michel puis Claude. Amédé est en train de mourir. Les médecins ne lui donnent que 24 à 48 heures à vivre. Étrange expression que "donner à vivre", l'inverse de "donner la vie", comme si les médecins étaient des divinités omnipotentes répartissant le temps imparti à chacun en fonction de calculs compliqués ou de leur bon vouloir.
Je ne ressens rien. Tout cela reste pour moi totalement abstrait, comme si je n'étais pas concerné. Je sais que ça viendra. Après. Demain, dans quelques jours, en pleine nuit. Michel est effondré et pleure au bout du fil. Claude réagit davantage comme moi. Il voit ce qu'il y a à faire, maintenant, tout de suite. La douleur, pour lui, ce sera pour plus tard.
Pour moi, je ne suis pas gêné de mon manque de réaction. J'ai l'habitude, je suis un secondaire. Pourtant, je n'aime pas ma situation en ce moment. J'ai l'impression d'évoluer dans un entre-deux, entre le temps de la vie et le temps de la mort. Lorsque je pense à Amédé, je ne sais pas s'il faut que je mette mes souvenirs au passé ou au présent. "Amédé est" ou "Amédé était". Puisqu'il y a de fortes chances que je ne le revois pas vivant, l'histoire pour moi s'est déjà arrêtée donc, et je devrais employer le passé. Mais puisque je ne le verrai sans doute pas mort, puisqu'il n'est pas mort, je ne peux, affectivement, qu'employer le présent. Un présent figé, prisonnier dans de la glace.
Hier soir, je cherchais à susciter une émotion en moi, j'aurais voulu éprouver quelque chose qui me rassure quant à ma compréhension de la situation réelle. Rien. Ce qui m'est revenu, et qui m'a enfoncé encore davantage dans la réalité vivante d'Amédé, ce sont les grandes marmites de moules marinières qu'il me préparait à chacun de ses voyages à Lyon. Il savait que j'aime ce plat et que je ne m'en prépare jamais. Quand nous faisions les courses, je lui disais toujours: "Choisis et moi, je paie." Avec rien, il savait confectionner des plats dont je me régalais toujours: maquereaux en gelée, filets de sardines marinées, ou bien, pour changer du poisson, gâteau de foies de volailles ou, mieux, de lapins. Tout était prêt en moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire. Un vrai cuisinier. Un grand. La seule chose dont il n'a jamais pu se souvenir, c'est que je n'aime pas la tapenade.
Il m'apportait aussi des confitures, faites maison. Il était un de mes principaux pourvoyeurs, avec Kikou, malade elle aussi, et Émile qui, avec son diabète n'en fait plus guère. Évoquer Amédé en cuisine me fait du bien. Lorsqu'il avait fini de préparer le repas, la pièce était un véritable chantier. Il fallait nettoyer les nombreux ustensiles, ranger, essuyer, jeter. Lui ne s'en préoccupait pas. Un seigneur. Mais j'aurais bien laver dix vaisselles pour un seul de ses plats. A la fin du repas, il se mettait à bâiller et si, à plusieurs, la conversation se prolongeait, peu à peu il s'endormait sur la chaise. Une petite sieste, dix minutes un quart d'heure, et le revoilà d'attaque. Toujours actif, toujours partant, toujours plein d'idées.
Je ne suis pas sur place en ce moment. Je ne peux rien faire. Je garderai de lui l'image du vivant. Je disais le contraire il y a quelques jours. Je ne suis pas sûr de ne pas encore changer d'avis.
jeudi 29 janvier 2009
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5 commentaires:
Ils sont beaux les souvenirs qui vivront en vous.
Ce sont les présents de vie de ceux que l'on aime et qui partent.
Ne parle pas de lui au passé. C'est trop tôt et c'est trop dur - même pour nous qui ne le connaissons pas. C'est bon ces souvenirs...
Quand j'ai eu la même réaction que toi par rapport à des personnes manquantes, j'ai toujours repensé à eux plus tard.
Tu écris toujours aussi bien...
Je pense qu'Amédé serait bien plus content de te savoir en train d'évoquer ces bons souvenirs de lui vivant, que de te voir pleurer sur sa disparition possible. Une bien jolie note, où l'optimisme de la vie est plus fort que la peur de la mort.
Que vous répondre? Je me tais.
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