Ce matin, j'ai renversé un enfant. Sur le chemin de l'école. Une de mes élèves. Il faut que j'en parle. De la façon la plus neutre possible, la plus distanciée, pour moi. Il était à peine 7h45. J'ai vu une jeune fille arrêtée sur le trottoir, au bord du passage pour piétons. J'ai ralenti et comme elle regardait de l'autre côté, vers le haut de la rue, je n'ai pas deviné qu'elle allait s'engager et j'ai réaccélérer. C'est le moment qu'elle a choisi pour quitter le trottoir. Je n'ai pratiquement rien vu. Ressenti le choc côté passager et c'est tout. En regardant par le rétroviseur intérieur, j'ai vu une boule de vêtements noirs recroquevillée sur le sol. Et la machine s'est mise en route.
D'abord le refus de l'absurde. Deux secondes auparavant, tout allait bien: j'allais arriver à l'heure, comme d'habitude, malgré les travaux qui nous obligent, nous les enseignants habitant dans la plaine, à faire un grand détour pour pénétrer dans le parc. J'avais écouté les infos de 7h30 et je me souviens même que c'était Charles Aznavour qui chantait à la radio. Refuser le pire, vouloir que ça n'ait pas eu lieu, hurler presque de rage de ne pouvoir reculer la trotteuse. Tout cela dure à peine un quart de seconde.
Ensuite, on descend de voiture et l'on se précipite. Une femme qui me suivait est déjà là: elle se met à m'insulter. S'il y avait eu des pierres, elle m'aurait lynché. Elle connaît la famille, moi je reconnais une de mes élèves de quatrième, une bonne élève de latin, gentille et souriante. Je lui parle. Elle a mal au bras. Elle a aussi une bosse qui bleuit au-dessus du sourcil gauche. Mais elle parle, elle est vivante. Quelqu'un prévient les pompiers et la police pendant que nous maintenons l'enfant pour qu'elle bouge le moins possible.
La femme n'est toujours pas calmée. Lorsqu'elle laisse un message sur le portable de la mère, je lui dis de la ménager, de ne pas être trop brutale dans son annonce: " Madame X ? C'est madame Y ! Votre fille vient d'avoir un accident. Il faut venir tout de suite!" Puis elle se retourne contre moi et recommence à hurler: "Comment pouvez-vous savoir que ce n'est pas grave ? Vous n'êtes pas médecin. Pas grave! Ah! Vous êtes bien un prof!". Quel rapport y a-t-il? Une autre automobiliste s'arrête: c'est une infirmière, calme, professionnelle. Elle prend le pouls de Marie, longuement. Un peu irrégulier au départ, il s'égalise peu à peu mais reste rapide. Je récupère dans mon coffre une couverture pour couvrir l'adolescente qui a froid maintenant et tremble, autant à cause de la température que de sa réaction nerveuse.
La mère arrive, finalement prévenue de façon plus douce par un voisin. Je la reconnais, je l'ai vue plusieurs fois dans les réunions de parents. Les pompiers et la police sont là. Je présente mes papiers et souffle dans l'alcootest: zéro. Les pompiers installent Marie sur une civière et la transportent bientôt dans l'ambulance. Un des policiers qui a interrogé la femme énervée me confie qu'il la trouve très désagréable et hautaine. Il essaie au contraire de me rassurer, de remettre les choses en ordre. Je commence à ne plus être très bien. Je n'ai plus rien à faire par moi-même. La femme s'est calmée et reconnaît d'elle-même que je n'allais pas vite.
Marie le confirme en disant qu'elle m'avait vu ralentir (d'où sans doute l'origine de la confusion). Je l'ai rejointe dans l'ambulance et lui caresse la joue. Elle me demande de prévenir ses amies, Alexandra surtout, que je n'arriverai pas à trouver de la journée. La mère de Marie m'emprunte mon portable pour décommander un rendez-vous. Elle est infirmière elle aussi. J'apprends que la première infirmière à s'être arrêtée est aussi la mère d'un élève de sixième. Nous avons eu les enfants de la folle hurleuse jusqu'à l'an dernier. Une collègue, qui emprunte le même trajet que moi me propose de prévenir le collège. Elle me dira plus tard dans la journée qu'elle avait failli rester avec moi pour ne pas me laisser seule avec l'autre, tellement elle était hystérique. Il y avait aussi deux hommes que je retrouverai plus tard dans la cour du collège: deux ouvriers qui effectuent les travaux en cours. Je ne les avais pas reconnus. Nous étions quasiment en famille.
Le reste de la journée, j'ai été très mal. J'ai téléphoné à la mère qui m'a appris que sa fille s'en tirerait probablement avec quelques fractures. Une femme d'une grande humanité. Sans doute a-t-elle deviné le désarroi dans lequel je me trouvais car elle m'a dit vouloir me rencontrer, pour que nous parlions ensemble. Malgré cela, j'avais l'impression d'être immensément lourd, de dormir debout et d'avoir une quantité impressionnante d'air coincée dans la cage thoracique. Mes collègues? Top, comme d'habitude: on en parle sans trop insister, on montre que l'on est là s'il le faut.
En rentrant, je suis allé à la pharmacie acheter un décontractant léger. Je me suis endormi sur mon bureau, une demi-heure environ. Lorsque je me suis réveillé, l'étau s'était un peu desserré. J'ai retéléphoné mais n'ai eu personne pour me répondre. Ce soir, je reprendrai un ou deux de ces cachets.
Je roulais à trente ou quarante à l'heure, pas plus. Avant, je n'aurais pas imaginé qu'à cette vitesse-là, le choc puisse être aussi violent. Je le sais maintenant. Quand cela arrive, c'est en un instant le monde qui bascule. La peur est terrible, indicible. Comment peut-on vivre après avoir tué quelqu'un ? Comment aurais-je pu si Marie n'était plus maintenant. Il s'en est fallu de quelques centimètres, sans doute. Sa vie s'arrêtait et la mienne était foutue. Je revois encore, dans mon rétroviseur, cette boule de vêtements noirs contre la bordure du trottoir. Petite boule toute chiffonnée, si fragile.
Et le visage de Marie, grimaçante de douleur, pleurant comme une enfant qu'elle est, ne comprenant sans doute pas encore à côté de quoi elle est passée. Et les ciseaux du pompier qui dut sacrifier sa belle écharpe blanche moirée comme les aiment les ados pour lui dégager le cou et passer la minerve. Et tous ces gens qui s'arrêtent, qui proposent leurs services, même cette femme qui hurlait et m'insultait parce qu'elle aussi avait eu très peur. Et tous ces enfants en classe, dans la cour du collège à la récréation, que j'ai regardés différemment aujourd'hui, non plus comme un enseignant, comme un formateur, un éveilleur, mais comme un assassin en puissance. Comme ils m'ont paru fragiles, ces gueulards, ces minettes, ces bouts-de-chou au cartable trop lourd. Comme je me suis senti monstrueux face à leurs regards ignorants du poids que je me trimballais aujourd'hui.
Il a fallu faire des cours, des réunions, je les ai faits. Calmement à l'extérieur, sens dessus dessous à l'intérieur. Je pensais sans cesse à cette fille tranquille qui devait souffrir, qui allait souffrir, qui, partie à l'école avec des projets de son âge en tête, s'est retrouvée dans un camion de pompiers puis dans un hôpital, ballottée entre des mains qu'elle ne connaissait pas. Tout ça parce que son professeur de latin n'a pas compris qu'elle allait traverser. Je m'en veux tant!
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18 commentaires:
Que dire ? Que faire dans une telle situation ? A vrai dire, je ne sais pas trop sinon que de te glisser un petit mot comme tu as su le faire pour moi il y a quelques années... Je suis là si tu as envie de parler.
J'ai vécu quelque chose de similaire, pas exactement ça, mais j'ai été responsable d'un accident, une femme renversée et grièvement blessée. Pas par moi, mais si je en m'étais pas arrêté, ça ne serait pas arrivé. Bref.
Je sais ce que tu peux ressentir. Alors je t'embrasse. Fort.
Elle va s'en sortir la petite cocotte, ne pense qu'à ça. En plus elle a une mère formidable, qui la fera parler, vous pourrez parler tous les deux, tous les trois. C'est votre "chance".
Mais n'oublie pas de lui acheter une belle écharpe, à Marie !
Donne-nous des nouvelles d'elle, et de toi.
Bisous
K
Dire que c'était un accident ne va sans doute pas adoucir votre culpabilité, même si c'est la vérité.
Elle a eu de la chance et donc vous aussi. La vie est fragile, c'est aussi pour cela qu'il faut la savourer.
Je tremble à chaque fois que je vois les sorties d'écoles autours de mon bureau ou que je doive les traverser... je serai sans doute encore plus prudent.
C'est bien de pouvoir discuter avec sa mère et Marie; et c'est une très bonne idée de lui acheter une écharpe! Bon courage.
Ton anxiété, ton probable sentiment de culpabilité, est légitime et il me semble normal de vouloir l'exprimer : tu as malgré toi enfreins la "Loi" (au sens psychanalytique) et, en gaillard équilibré que tu es, cela te perturbe. Normal aussi que, d'une certaine manière, tu te sois senti "agressé" par la réaction mal contenue de cette femme. Dans cette situation il faut, à mon sens, comprendre les réactions propres de chacun.
Le comportement de la mère, en revanche, a dû te paraître un soulagement. Sa formation d'infirmière, laquelle exige beaucoup de psychologie, aura été pour toi une aubaine.
Maintenant que l'accident a été commis et sachant que l'enfant est sauve, accorde-toi du temps pour remettre les choses à leur place dans ton esprit.
:)
C'est ce que l'on souhaite tous éviter, surtout s'il s'agit d'un enfant. Mais c'est pour cela que l'on dit "accident", un acte involontaire et, malheureusement, ordinaire, un événement qui arrive...Courage !
On est bien peu de choses, finalement.
J'ai eu une expérience similaire, la seule fois que j'ai conduit, sur la rue du collège, au lieu de ralentir, j'ai accéléré et failli renverser une 6eme. Je me suis alors juré de ne jamais conduire. Même si on peut tuer quelqu'un à n'importe quel moment, de toute façon. Nous ne sommes que des armes à retardements, pour nous même et pour les autres. Courage !
Bien content d'avoir entendu le récit par ta voix avant de le lire écrit ici. Déjà le choc a été rude, alors que j'arrivais avec ma gueule enfarinée et ma plaisanterie commerciale ce matin au téléphone. Pourquoi n'y a-t-il pas un radar interne qui prévient lorsque les amis ont des soucis ? Hier, je ne me doutais de rien.
Tout a été dit, et bien dit, par les autres avant moi. C'est idiot de dire "ne t'en fais pas" à distance, alors que tu as des nouvelles plus fraîches de l'évolution des choses "en direct", mais bien sûr, je joins ma voix à toutes les autres en la circonstance. Je t'embrasse fort, et je te recontacte très vite.
L'expérience doit être douloureuse, mais vous l'avez écrite et c'est déjà un pas vers la déculpabilisation.
Les plaies, ou les fractures, vont se refermer, il n'y a pas mort d'enfant, la vie sera plus forte, les os se ressoudent tout naturellement.
Chassez les cauchemars, et joggez librement !
La prochaine fois, il faut choisir un beau jeune homme avec le cul bombé comme une pêche melba, dans un jean taille basse (mon fantasme !), puis tu lui proposes un examen approfondi et un massage.
Là, c'était une jeune fille, nul doute qu'il s'agissait bien d'un accident !!!
Je suis très touchée car, il faut bien le dire, c'est une difficile situation que j'ai vécue aussi il y a une dizaine d'années. Chemin de la maternelle, une groupe de filles immobiles qui regardent des photos qu'elles s'échangent. Puisque j'aborde un passage piéton, je roule à 40 à l'heure et pas un seul instant je n'imagine qu'elles vont s'engager sur ce passage pour traverser. J'ai eu affaire à trois mères très agressives et assez odieuses. Il n'y a pas eu d'hospitalisation, même pas de blessures, juste le rétroviseur qui a "frappé" l'une des filles. Mais j'étais coupable, forcément coupable. La gendarmerie après avoir calmé les mères furieuses, m'a presque consolée. En revanche, je me suis toujours demandé pourquoi j'avais eu si honte. Sans doute à cause du regard que les badauds ont posé sur moi, regards de méfiance, et moi j'étais tétanisée et muette. Je t'envoie un petit courriel Calyste juste pour toi. Et je t'embrasse. Fort.
Comment alleger ta douleur, ta peine et ta peur? tu te sens coupable et c'est normal.Mais elle s'en est sortie, et toi aussi!La vie reprend le dessus.
si tu as besoin d'une épaule...
Agnes
C'est ma plus grande hantise, en voiture, d'avoir un jour la sensation d'un choc mou contre la carrosserie... C'est la raison pour laquelle je redouble de prudence aux abords des piétons et des cyclistes. Et pourtant, l'accident arrive si vite...
Je comprends... la culpabilité, la peur, la colère de l'hystérique...
Il vous faut maintenant digérer cet épisode qui finalement, ne se termine pas trop mal.
Mais comment se remettre - pour ceux à qui cela arrive - du choc d'avoir tué quelqu'un, comme ça, en une seconde ? Je crois qu'on ne doit pas s'en remettre...
Je ne peux pas répondre à chacun d'entre vous, mais à tous je veux dire merci, du fond du cœur, pour tous ces mots d'amitié et de sympathie, au sens étymologique du terme.
Je commence à prendre un peu de recul par rapport aux faits. Le dernier coup de téléphone de la mère, hier, me rassurait: rien de vital n'est engagé. Il me restera toujours une trace de ce moment-là mais je ne suis pas le plus à plaindre: la petite doit, elle aussi, avoir eu une belle frayeur.
Merci à tous, connus et inconnus, d'être présents ici en ce moment.
Anna, je suis heureux du tutoiement nouveau mais je ne trouve pas trace de ton courriel. Fausse manip.? Je t'embrasse aussi.
Bon, je suis content de lire ton dernier commentaire et de voir que tout va bien aller - même si tous les deux, vous vous en souviendrez.
J'espère que cela va mieux, quelques jours après. Heureusement elle s'en sortira Marie, et non, tu n'es pas un assassin en puissance, simplement les accidents arrivent vite et en règle générale on ne les souhaite guère...
Ce qui est arrivé, cela fait longtemps que je le crains. J'en fait même des cauchemars, peut-être aussi parce que j'ai eu des accidents de tôle froissé et parce que j'ai été moi-même victime d'un accident (à vélo, une voiture m'a percutée de front). Alors, je peux imaginer l'état dans lequel du devais être.
Je peux comprendre l'attitude de la dame qui t'a agressée verbalement, même si cette attitude n'est pas intelligente. Je pense que c'était pour elle une façon de déverser les mauvaises choses qui frappaient la jeune fille et puis parce dans ces cas là, celui qui paraît être le plus fort est forcément en tort par rapport à celui qui incarne la fragilité, la jeunesse.
Il est évident que tu as fait du mieux possible en de telles corconstances. Ne doutons pas que la jeune fille s'en remettra sans encombre et espérons que tu n'auras pas d'ennuis.
Merci encore à tous.
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