Rose est une cousine de ma mère. Séparées de dix ans d'âge, elles se sont toujours côtoyées et appréciées. Je l'ai toujours vu apparaître chez nous, pour un dimanche ou la fin de semaine entière, et j'en éprouvais une grande joie: secrètement, depuis mon enfance, j'en étais éperdument amoureux.
Elle avait dix-huit ans à ma naissance, et mes premiers souvenirs me la montrent encore jeune fille, avec la taille fine et élancée et une odeur recherchée qui me plaisait. Elle devait déjà utiliser du parfum ou de l'eau de toilette, alors que ce luxe était encore inconnu dans ma famille. Elle avait une voix douce et parlait calmement, posément, sans visiblement pouvoir s'énerver un jour. Ses cheveux châtain clair me fascinaient. Elle allait au cinéma. Jamais je n'avais vu quelqu'un d'aussi beau. Bref, elle avait de la classe, comme on disait à l'époque.
Elle est toujours restée célibataire et, lorsque je lui avouais que je voulais être comme elle, ne jamais me marier (bien avant d'avoir connaissance clairement de mon homosexualité), elle souriait et ne me croyait pas: j'avais le temps de changer d'avis, il suffirait que je rencontre la bonne personne. Aujourd'hui, elle ne me parle plus de tout cela.
Lorsque j'eus grandi, elle passa au second plan de mes amours, bien sûr, mais je gardai avec elle une relation privilégiée. Voyageant assez souvent tous les deux, nous nous envoyions des cartes postales de chacun des pays visités, et, ses messages étant sensiblement les mêmes chaque fois, j'étais heureux surtout de récupérer les timbres-poste pour ma collection.
Je savais que mon père (P2) ne l'appréciait pas particulièrement, de même que mon frère et ma sœur: trop froide, trop intellectuelle à leurs yeux. Et je finis peu à peu par partager leur éloignement mais pour des raisons différentes. Un certain vide m'apparut derrière la façade. Celle que j'avais crue unique, que j'imaginais parée des plus belles qualités, n'est en fait qu'une femme ordinaire, ayant le charme, encore aujourd'hui, de sa silhouette élancée mais dépourvue de toute fantaisie, de tout effet de surprise. Lorsqu'elle me téléphone, je sais que je vais passer un temps assez long à écouter des platitudes et à essayer de participer activement à une conversation pré-balisée et aseptisée qui ne m'intéresse guère.
Ce que je prenais pour de la réserve n'est en fait que du vide, ce que je prenais pour de la culture est une forme de conformisme de bonne compagnie. Je crois que ce qui commença à m'éloigner d'elle, ce furent ses remarques qui se voulaient neutres mais que je sentis cruelles sur les façons de mon père, un peu trop rustiques pour elle. Je commençais à cette époque à aimer mon père, j'ai donc fini par la désaimer elle.
Ainsi nombres de statues de notre enfance tombent de leur piédestal avec les années qui passent. Grandir, c'est tuer. C'est aussi remplacer des illusions par certaines amours mûrement réfléchies et adoptées. Mon père a remplacé ma cousine, sans piedestal mais avec une tendresse immense. Je ne regrette pas mon amour d'enfance.
jeudi 13 novembre 2008
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5 commentaires:
Qu'est-ce que j'aime ce prénom, Rose.
"Grandir, c'est tuer" : plus précisément, regarder les gens tomber de leur piédestal, selon ton raisonnement.
C'est une formule très séduisante, mais je me demande si on ne peut pas dire de la même façon, que "vieillir c'est tuer". En d'autres termes : tout piédestal, érigé ou non dans l'enfance, n'est-il pas voué à la chute...? A plus ou moins long terme, en fonction de la longévité du charisme de l'Idole ?
Rosa, mon cher Olivier, et le début de mes études de latin.
D'accord et pas avec toi, Lancelot. Un exemple: je suis fils de famille modeste et n'aurais pas dû faire d'étude, en toute logique. En 6°, j'ai eu un prof de français/latin qui m'a profondément marqué et a décidé de ma carrière. Ce type-là, c'est mon MAITRE, au sens ancien du terme, et il n'est jamais descendu de son piédestal. C'était en plus une sommité intellectuelle, et souvent, devant un problème au travail, je me suis dit: "Qu'est-ce qu'il aurait fait dans ce cas précis?". Encore aujourd'hui, je le vénère profondément.
Ah oui mais... (quel dommage que nous ne soyons pas face à face en ce moment : ces "débats" par commentaires interposés, avec les pauses qu'ils nécessitent, me paraissent horripilants de lenteur)... Je disais donc : ah oui mais ! Question importante : as-tu continué à côtoyer le prof de français-latin en question par la suite ? Le vois-tu encore aujourd'hui ??? Si ta réponse est "non", c'est LA qu'est la différence avec la cousine Rose, selon moi. Elle, tu as continué à la voir, à présent avec un regard d'adulte, et tous les défauts dont tu n'avais pas conscience quand tu étais gamin te sont maintenant flagrants. Qu'en serait-il de ce prof ? Est-ce que tu le trouverais tout aussi fascinant (et même pédagogiquement parlant) aujourd'hui ? Les souvenirs sont comme les étoiles : ils brillent d'autant plus qu'ils sont éloignés (ça c'est pas de moi, hélas, c'est de Paul Guimard...).
Ce professeur, je l'ai perdu de vue pendant plus de vingt ans, en gardant toujours un souvenir reconnaissant. Je l'ai retrouvé lors d'un stage dont il était l'organisateur, chez lui, à St Etienne. Lorsqu'il m'a vu entrer, il a simplement dit: "Ah, c'est toi!", comme si nous nous étions quittés la veille. Ces simples mots m'ont mis les armes aux yeux, car j'avais la confirmation que, s'il avait beaucoup compté pour moi, je n'étais pas n'importe qui pour lui non plus. Il est mort depuis. J'ai un jour tenté de retrouver sa tombe, avec Pierre. Nous nous sommes perdus. Mais je connais aujourd'hui son emplacement exact et je sais que je m'y rendrai un jour.
Je ne réponds pas à ta question, mais j'avais envie de te dire ça pour que tu comprennes mieux quel rôle il a joué dans ma vie.
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