jeudi 19 février 2009

Voisins

Tout près de l'immeuble où j'ai vu, certains matins, un jeune homme tester dans son miroir quelques poses de séduction, habite un très vieux monsieur. Très très vieux monsieur.

On ne peut que difficilement lui donner un âge tant il ne vieillit pas et semble toujours avoir été vieux. Autrefois je le croisais dans la rue. Silhouette familière qui apparaissait au coin de mon immeuble, tellement voûtée que le haut de son corps forme un angle presque droit avec son bassin et ses jambes. Il avançait très très vite, le regard en bas, en marmonnant quelques mots compréhensibles uniquement de lui-même. Au bout du bras droit, il balançait vigoureusement un grand cabas en paille tressée tandis que, du gauche, il marquait son rythme de progression. Personne n'aurait pu l'arrêter que lui-même quand lui traversait la tête une idée digne d'être approfondie. Alors, il stoppait brusquement quelques secondes, relevait un peu la tête, comme pour permettre à l'idée de mieux s'installer sous la calotte crânienne, et, ce temps écoulé, reprenait tout aussi brusquement sa course contre le temps. On aurait pu penser au lapin blanc du pays des Merveilles, mais un lapin antique et décharné.

Il était toujours habillé de la même façon: des pantalons informes recouvrant presque entièrement des chaussures tout autant informes, ou plutôt ayant depuis longtemps épousé la forme de ses pieds, un bonnet sur sa tête à la chevelure hirsute et un imperméable mastic trop court et souvent mal boutonné. J'ai entendu sa voix chez le boucher, à une seule occasion. Une voix haute, un peu aiguë pour un homme mais claire, sans tremblements ni voile aucun, et qui conservait, malgré les ans, quelque chose d'autoritaire.

Quelqu'un me renseigna un jour sur lui, un commerçant probablement. Il s'agissait d'un ancien professeur de Lettres Classiques. Tiens, tiens, me dis-je, un collègue! Vais-je ressembler à cela plus tard? Son autorité vocale s'expliquait donc, ainsi que ses "stations intellectuelles" sur le trottoir. Effectivement, je l'imaginais bien expliquant la subtile rhétorique de Cicéron à des élèves plus intéressés par le phénomène devant leur yeux que par l'orateur antique, ou bien déclamant une plainte d'Euripide au théâtre romain devant des touristes de passage interloqués.

Cet homme m'intriguait aussi car, depuis la rue, je l'apercevais souvent le soir chez lui, dans ce qui semblait être sa cuisine au premier étage d'un immeuble moderne. Il se trouvait, quand je passais, toujours dans le même coin, à gauche près de la fenêtre, voûté comme de coutume et semblant nettoyer quelque chose sous le robinet de l'évier. Ainsi, chaque soir à une époque, il frottait, frottait, frottait. Geste d'autant plus surprenant que, si l'on considérait l'état de ses vitres couvertes de poussière et plus qu'à peine translucides, il ne devait pas être un acharné du nettoyage.

Alors qu'est-ce qui pouvait bien l'intéresser à ce point, le passionner jusqu'à le convaincre de toucher l'eau? Bien sûr, comme à mon habitude, je me mis à divaguer, à rêver la vie de cet homme. Ce qu'il lavait ainsi, avec des gestes si précis et si attentionnés, presque maternels, c'étaient des objets antiques, des vases, des statuettes, des pièces, des morceaux de céramiques ou de bronze, parfois encore témoins de la peinture qui les recouvrit, vestiges des civilisations qui lui furent chères, trouvailles de ses campagnes de fouilles, en Crète, en Turquie ou dans le Péloponnèse.

Et puis, je ne le vis plus, ni dans la rue, ni chez les commerçants, ni dans sa cuisine dont la fenêtre restait désespérément noire. Plusieurs fois, garé ailleurs, je fis volontairement le détour pour tenter de l'apercevoir. Personne. J'ai cru qu'il était mort, ce qui n'aurait pas été étonnant, vu son âge. Pourtant l'appartement restait toujours dans le même état et cela pendant plusieurs mois. Je commençais à l'oublier peu à peu, à ne plus relever systématiquement la tête en direction de ses vitres sales lorsqu'un soir, la lumière brillait dans la cuisine. Lui avait repris sa place devant l'évier, à gauche, toujours voûté, toujours frottant, toujours plein de mystère.

Le vieillard, le jeune homme, voisins dans la même rue. Réunis près de moi celui que je fus et celui que je serai peut-être. Comme le disait Desproges: "Etonnant, non?"

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Qu'est-ce que ce vieil homme pouvait bien 'frotter' pendant des heures et des heures...?

Calyste a dit…

Sans grand résultat, apparemment!