jeudi 5 février 2009

Un ami (4)

Écrire cette journée. Comment? Par où? Tout fuse.

La descente de Suze à Avignon, ce matin, l'apparition des cyprès en ligne, des mas, des vignes, cette large plaine qui n'en finit qu'au pied des dentelles de Montmirail ou au premier escarpements du Ventoux qu'on voit à peine dans la brume. L'image m'agresse: tout cela pour moi est trop lié à Amédé. C'est son pays, celui où je l'ai toujours vu. Les larmes me brouillent aussi la vue.

L'arrivée dans la ville et Bernard qui, sans le vouloir, emprunte un itinéraire pèlerinage: ancien magasin de Claude au Pontet, ancienne villa d'Amédée sur la grande ligne droite entre le Pontet et Avignon (rires, soirées, ici, tant et tant). On passe même devant chez Amédé. La voiture est devant la maison, bête.

Cérémonie sinistre à la chapelle du nouvel hôpital, malgré les efforts de ses enfants pour la préparer. Un vieux curé visiblement peu concerné, qui avalait la moitié de ses mots et n'était pas aidé par l'assistance peu participante. Personne ne chantait. Nous avons été trois ou quatre à réciter le Notre Père avec lui. Le cercueil est là, pour moi Amédé pas. Les larmes n'arrêtent pas de couler le long de mes joues. Je n'y suis pour rien.

Avant et après, retrouvailles avec des gens que je n'ai pas vus depuis très longtemps: Marie-France, qui ne me reconnaît pas tout de suite (la barbe?), Loulou, André, Daniel, Ginette... Pour ceux que je rencontre rarement, je leur trouve un sacré coup de vieux. Sans doute font-ils la même constatation en me voyant.

Retour chez Amédé, pour un verre et un petit encas. Je ne peux pas, je ne veux pas accepter que ce soit la dernière fois. Je le dis à Claude: je suis capable d'appeler la semaine prochaine. Pour moi, pour ma tête, Amédé n'est pas mort. Il était trop vivant. Ce soir encore, en tapant ce billet, je ne peux supporter l'idée de ne plus le revoir, que son corps a été réduit en cendres dans l'après-midi, qu'il ne reste rien de lui que j'ai tant aimé d'amitié, qui m'a lui, autrefois, aimé d'amour. Qu'il n'ira plus faire sa sieste sur mon canapé pendant que je nettoie la cuisine, que je ne l'entendrai plus se lever la nuit pour aller pisser, qu'il ne m'appellera plus "mon petit", que nous ne parlerons plus de Pierre, dont il m'a aidé à choisir la tombe, que nos balades sur les routes de Provence sont finies, que je ne reverrai plus toutes ses fleurs dont il était si fier, que... Merde. Je ne peux pas.

Amédé, pour moi, ce n'est pas aujourd'hui, c'est une caravane au camping de Tournon où nous avons passé nos premières nuits, la route en revenant d'un restaurant, Le Lièvre amoureux, où, endormis, nous avons failli nous tuer, les fous rires à étouffer lorsqu'il me racontait pour la vingtième fois "l'histoire de la bouchère", sa mère qui disait "ne jamais manquer sa messe" alors qu'elle n'y mettait pas les pieds mais perdait la tête. Une petite femme maigre, vive et dynamique qui couvait son gros bonhomme de mari, dont le principal souci était de ne pas broncher.

Amédé, c'est l'hôtel qu'il tenait à Avignon, où, à cause de Jean, j'ai pris ma première cuite, juste après mon bac, c'est mes coups de téléphone pour lui dire "Viens me chercher, je suis à la gare", sans l'avoir prévenu que je débarquais chez lui, c'est Salindres, ville Péchiney, et sa pension pour ouvriers: il y avait parfois plus d'amis à manger que de pensionnaires, et Pierre qui prenait le premier journal venu et faisait semblant de lire des articles qu'il aménageait à sa sauce pour nous faire rire en nous mêlant nous-mêmes à l'actualité.

Nous l'avons tenue une semaine, cette pension, pour permettre à Amédé de prendre quelques jours de vacances. L'"hépatoum", une boisson pour le foie que nous donnions à sa mère , lui faisant croire que c'était le Martini qu'elle réclamait tous les jours pour "son petit" (son panda de mari) et qu'elle buvait avant d'arriver à sa table, le PMU que j'ai tenu un dimanche matin, le bar que je tenais l'après-midi au retour des ouvriers pendant que Pierre préparait le repas du soir. Noël, lui, se chargeait des petits-déjeuners très matinaux.

Amédé, c'est la vie avec Claude puis avec Michel, les différents maisons d'Avignon, le toilettage pour chiens, les magasins de fleurs, les soirées au restaurant ou devant le repas préparé par lui, toujours excellent, toujours bien (trop) arrosé. Amédé, c'était ce lit épouvantable où il faisait coucher ses invités: un vieux canapé tout défoncé, en pentes vers le milieu, dans lequel nous nous roulions dessus, Pierre et moi.

Amédé, c'est la rencontre avec un inconnu, un soir, alors que tout allait mal entre Pierre et moi, c'est la passion folle et partagée entre cet inconnu et moi, qui dura deux mois avant la rupture décidée, qui faillit détruire ma vie avec Pierre. Amédé nous avait hébergés, la première nuit, crevant d'envie de venir nous rejoindre.

Amédé, ce sont les éclats de rire qui se finissaient par une énorme quinte de toux à l'époque où il fumait, les mimiques de folle burlesque quand il avait décidé de nous faire rire, un caractère autoritaire que je pouvais, moi, désamorcer par un sourire, une amitié immense, une tendresse, parfois bourrue, de trente-sept ans.

J'ai l'impression de rétrécir.

9 commentaires:

Anonyme a dit…

Salindres ! Sais-tu que la maison de ma mère, la mienne désormais, a une adresse qui se termine par 30340 Salindres. Et que l'usine Péchiney, ce mastodonte, crachait ses fumées que je voyais en attendant le car pour le collège puis le lycée le matin. Que le meilleur ami de ma mère y travaillait,...
Ça c'est curieux, vraiment curieux.

Calyste a dit…

Oui, vraiment curieux que nos chemins se croisent, après la Haute-Savoie, dans le Gard maintenant. Drôle de coïncidence!

Anonyme a dit…

Rétrécir, se contracter, devenir un point minuscule, avoir l'impression que des tas de portes se ferment, savoir que des bras ne s'ouvriront plus: Parfois, c'est Dur.

Calyste a dit…

Surtout savoir que des bras ne s'ouvriront plus, Kranzler.

Anonyme a dit…

J'espère que ça va aller, que viendra le moment où le souvenir des fous rires te fera sourire et rien que cela.

JaHoVil a dit…

Le départ des autres donne souvent cette impression de perdre un morceau de soi. Puisqu'il ne peut y avoir de retour en arrière, on peut espérer se retrouver dans un ailleurs à venir.
En attendant, vous avez su vous aimer.
Gros bisou, J.

Calyste a dit…

Oui, Christophe, ça j'en suis sûr.

Un ailleurs à venir. Je l'espère. Parfois je pense à eux, tous mes vieux amis qui se retrouvent là-haut. C'est bête mais ça me fait plaisir de les imaginer ensemble, regardant, pleins de tendresse, nos gesticulations de fourmis.

Anonyme a dit…

Comme je voudrais qu'on se rappelle un jour de moi dans les mêmes termes, avec les mêmes inflexions entre les lignes, que lorsque tu évoques Amédé, et vos passés communs. Une histoire qui serait certes toute différente, mais une façon de la raconter aussi attachante.

C'est peut-être ridicule de dire cela aujourd'hui, mais j'assume : il a de la chance, Amédé.

Calyste a dit…

Merci, Lancelot.