Oubliées dans la liste de ces femmes qui ont compté dans ma vie. parce qu'encore présentes, parce que visibles presque chaque jour, rapidement, trois mots et la chaîne avance.
Elles sont deux qui travaillent là depuis aussi longtemps que moi: Christiane et Josyane. Christiane, la maghrébine, grande, bâtie en cheval, qui nous sert le plat principal, viande et légumes, au rire sonore, au vocabulaire approximatif mais au large sourire lorsqu'elle vous aime. Josyane, toute petite, pleine de sensibilité, trop de sensibilité. Elle est arrivée à l'école exactement en même temps que moi. Elle décore les salles de restauration avec ses dessins, ses poèmes sur les héros de bandes dessinées pour enfants. C'est beau, c'est de l'amour, c'est gratuit. L'autre jour, des imbéciles ont tout saccagé. Pauvres cons!
Lorsque j'ai réussi mon Capes, j'ai trinqué avec mes collègues et j'ai apporté une bouteille de champagne en cuisine. Elles ne l'ont jamais oublié. Du moins je le crois. Nous n'avons aucune espèce de contact hormis ces quelques mots échangés à midi en attendant d'être servi. Autrefois, lorsque je fumais, j'en apercevais une, où nous allions nous cacher, derrière le cloître. J'ai croisé une fois Josyane à l'église des Aqueducs. Gênés tous les deux. Nous n'en n'avons jamais parlé.
Je sais que certains profs ne les aiment pas, les trouvent vulgaires et autoritaires. Quelques-uns même, il y a des années, ne daignaient pas leur dire bonjour. Il faut passer sous l'aspect premier, la première peau, renverser les barrières dont elles se protègent, par pudeur, par peur de ce qu'elles prennent trop facilement pour des intellectuels, alors que ce ne sont pour la plupart que des transmetteurs de savoir (ce qui n'est pas non plus à mépriser, quand ils savent qu'ils ne sont que cela).
Elles sont toujours là, en plus de leur service habituel, à nous servir lors du buffet campagnard de fin d'année, lors de certaines occasions exceptionnelles. Jamais je ne les ai vues assises à une table, prenant elles aussi place à l'agape. Il faudrait un jour inverser les rôles: un repas où nous les servirions, en remerciement pour tout ce dévouement, parce qu'elles nous nourrissent au jour le jour. J'admire ceux des humains qui font manger les autres. Mais elles ne voudraient pas, elles n'aimeraient pas être ainsi mises à la lumière.
Lorsque, l'an dernier, j'ai perdu dix-sept kilos, elles ont pris les choses en main. "Il faut manger, plus que ça!". Refrain de bon sens, de sagesse populaire que j'ai entendu à chacun de mes passages. Je n'avais pas de droit de réponse. Et elles me servaient des quantités énormes pour Christiane, deux desserts pour Josyane, que je mangeais puisqu'on m'a appris à ne pas gaspiller et à finir mon assiette. Il faut manger. Petit à petit, elles m'ont eu. J'ai retrouvé l'appétit. Je dois même maintenant faire attention à l'inverse. Mais elles ont vu: elles acceptent de réduire les portions lorsque je les en prie.
Ces femmes ne m'auraient jamais demandé pourquoi je maigrissais. Peur des mots, pudeur des humbles. Mais elles ont fait avec ce qu'elles avaient de plus immédiat, avec ce qu'elles connaissaient le mieux. Elles m'ont pansé avec des cuillères de purée, des carrés de lasagnes, des platées de riz et des monceaux de frites. Et ça marche, parfois bien mieux que les mots.
Elles ne deviendront jamais des amies. Nous aurons passé quarante ans côte à côte, à la cantine, mais aussi dans les salles de classe qu'elles nettoient, ce qui n'est pas leur moindre abnégation, quarante ans à s'estimer, chacun de sa place, sans jouer aucune comédie, une estime simple et journalière, parfois proche d'une affection qui ne veut pas dire son nom. Merci, Mesdames, pour mon ventre et pour mon cœur. Vous êtes grandes.
samedi 7 février 2009
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6 commentaires:
Bel hommage ! J'adhère totalement...
Merci, Tef.
Bel éloge rendu à ces femmes souvent non considérées, non regardées même, qui sont tenues pour quantité négligeable alors qu'elles assurent "l'intendance" avec efficacité et modestie.
Elles ont mérité votre bouteille de champagne, n'attendez pas l'agreg" (à moins que ce ne soit déjà fait !) pour leur en offrir une nouvelle...
Il vaut effectivement mieux ne pas attendre l'agreg. car, vu mon "grand âge", je n'ai pas du tout l'intention de la passer!
"Etre un transmetteur de savoir" (et le savoir) plutôt qu'un intellectuel, je dois dire que c'est une définition de moi-même (enfin, de la vision de mon métier) qui me convient parfaitement.
Etre "intellectuel" c'est affreusement péjoratif. "Manuel" c'est beaucoup plus sexy et évocateur. Je ne suis ni le premier (tant mieux) ni le second (dommage).
Je crois que dans la série des "Femmes de ta Vie" c'est cette note-ci que j'ai préférée. On a envie de les connaître.
Mais des Josyane, des Christiane, on en connaît tous. La difficulté, c'est de les REconnaître.
Dans le sens où je l'entends, je ne trouve pas "intellectuel" péjoratif. Je crois que c'est simplement une tournure d'esprit, une façon d'approcher le monde, qui d'ailleurs n'empêche pas de "reconnaître" les autres, ceux qui ne le sont pas.
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