mardi 4 novembre 2008
Les femmes de ma vie (3): les Trois Moustachues.
Non, ce n'est pas le pendant féminin des Trois Barbus. Ces trois dames, que je sache, n'ont jamais fait dans la chanson. Ce sont trois figures de mon enfance, trois silhouettes pour moi inoubliables parce que profondément caractérisées.
La première, je crois en avoir déjà parlé: La Marie R., une voisine de mes parents qui me paraissait très âgée, d'autant plus que, comme toutes les femmes d'un âge certain à cette époque, elle était vêtue de noir des pieds à la tête, et ce n'est pas une image: les pieds étaient chaussés de galoches dont la lanière noire aidait à maintenir en place, les bas étaient noirs, le tablier était noir et enveloppant, le grand chapeau de paille était noir et cachait entièrement le visage quand la Marie baissait la tête.
Je n'ai jamais su qui elle était exactement, et maintenant il est trop tard pour demander à ma mère. Elle nous terrorisait, nous les trois enfants de ma famille à cette époque, et tous les enfants du quartier. Il faut dire que nos parents se servaient d'elle, de cet être énigmatique, asocial et totalement replié dans son silence comme d'un croquemitaine visible et palpable à quelques mètres de nous, d'autant plus effrayant donc. Il suffisait qu'ils disent: "Je vais appeler la Marie R!" pour que la soupe soit avalée, le médicament pris, même avec une grimace, et les paupières baissées pour trouver le sommeil. Un peu plus âgés, nous en avions fait un jeu. Lorsque, comme tous les après-midi, elle s'asseyait sur le banc de pierre devant chez elle, sans doute pour se réchauffer un peu au soleil, c'était à qui s'approcherait le plus d'elle sans se faire remarquer, sans la voir réagir. Mais, dès que le chapeau faisait mine de se redresser et que nous voyions vaguement apparaître l'ombre de sa moustache sous ses larges bords, il fallait voir l'envolée de moineaux! Un jour, probablement, elle n'a plus été là. Je ne m'en suis pas aperçu. J'étais trop petit pour en éprouver du chagrin. Elle n'était plus un élément du jeu.
La deuxième figure marquante et à bacchantes impressionnantes était, elle, une méchante femme. Elle ne supportait pas les enfants. Heureusement pour nous, elle habitait au premier étage et non au rez-de-chaussée, et ne pouvait donc guère mettre à exécution ses menaces réitérées de nous attraper pour nous tirer les cheveux. Madame Ch. était laide, de la laideur des être aigris, et faisait payer aux enfants une dette ancienne dont je n'ai jamais su la teneur. Quoi qu'il en soit, un embonpoint certain et un escalier trop raide nous mirent toujours à l'abri de ses poursuites, à défaut de nous épargner ses cris et ses plaintes constantes à nos parents.
Son mari, au contraire, dont je ne garde aucune image physique, était un homme doux et effacé mais qui nous prévenait lorsque la Gorgone rôdait dans les parages. Mon frère, un jour, se fit punir, parce que, alors qu'elle avait réussi à l'attraper, sans doute par surprise, et lui tirait, comme promis, les cheveux, il lui avait décoché dans les tibias un grand coup de pied bien ciblé qui lui avait fait lâcher prise. Elle mourut avant son mari. C'est probablement le seul cadeau qu'elle ait fait à qui que ce soit.
La troisième était sa voisine du dessous, Madame C. A part les moustaches, aucun point commun. Autant l'autre était revêche, autant Madame C. était gentille et aimait les enfants. Logeant au rez-de-chaussée, elle voyait donc régulièrement sa cuisine envahie par une meute hurlante et suante qui repartait bien vide avec quelques bonbons en bouches ou caramels en poches. Mais ces gâteries avaient un prix: il fallait embrasser et se laisser embrasser. Or Madame C. avait beau être gentille, elle ne devait guère se laver et sentait fort un mélange de vieille sueur, de soupe aux poireaux et d'eau javellisée. Trop pour un nez de gamin qui devait donc souffrir le moment en apnée. Mon frère était son préféré. Il faudra que je lui demande s'il se souvient de ces étreintes odorifères.
Mais ce qui la rendait inestimable à nos yeux, c'est qu'elle était la seule dans le quartier à posséder un téléviseur (nous sommes là avant les années soixante!). Nous avions le droit d'y aller à un certain moment de la journée, pour y voir je ne sais plus quel feuilleton du jeudi (journée sans école à l'époque). Pour que la machine se mette en route, il fallait glisser dans une fente à l'arrière une pièce de monnaie qui donnait droit à un temps plus ou moins long d'images selon la somme. Chaque semaine, régulièrement en tout cas, un technicien venait vider la tirelire.
Combien de fois ce téléviseur a-t-il ainsi été payé par cette brave femme? Je n'ai plus jamais ensuite entendu parler de ce système d'achat-location. Que devint Madame C.? Je n'en sais rien. Je passais plus de temps avec ma grand-mère dans un hameau éloigné du village qu'avec mes parents qui avaient bien assez à faire avec leur épicerie-buvette-jeu de boules et mes frères et sœurs dont les naissances se sont suivies à moins d'un an d'écart. Ma diaspora avait commencé.
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6 commentaires:
C'est très émouvant, et très bien écrit, tout ça, on s'y croirait !
Marie, ça me rappelle quelques souvenirs. Beaucoup de souvenirs même. Marie, c'était celle qui m'aimait et qui disait à ma mère : "Madame vous n'êtes pas très gentille avec votre cadette". Ma mère la trouvait vulgaire, mais moi j'adorais son parfum lorsqu'elle me consolait, j'admirais la blancheur de sa peau, je lui demandais de me prêter son rouge à lèvres et ses "hauts talons". D'accord, me disait-elle mais le dit pas à ta mère, elle me mettrait à la porte. - Mais ce n'est pas grave, Marie, j'irai vivre avec toi, on sera toutes les deux, ensemble. On ne se quittera jamais -
Ce n'était pas les voisins qui me faisaient peur, c'était ceux qui vivaient avec moi, mon frère, mon père. Le moindre quidam rencontré dans la rue me semblait plus beau, plus doux et plus tendre qu'eux.
L'épicerie me rappelle Annie Ernaux. Le premier livre que j'ai lu d'elle. Je ne me souviens plus du titre. (Mais pouquoi j'écris tout ça moi, je deviens sentimentale). Elle a raison Shakti, on s'y croirait. Mais pouquoi ça me rend triste.
(Je sais, c'est parce que j'écoute Casta Diva, mais pas La Callas, Cécilia Bartoli qui a "osé" reprendre cette merveille, et la débarrasser de quelques fioritures mélodiques).
Merci, Shakti. je n'ai fait que décrire la réalité.
Anna, je me demande toujours pourquoi vous ne vous mettez pas à tenir un blog. Maintenant, vous devriez pouvoir, non? Rien que ces quelques lignes m'ont ému, m'ont fait pénétrer dans un univers. Triste, sentimentale, non. La joie d'écrire l'emporte sur tout cela.
Le premier livre d'Annie Ernaux s'intitulait "La Place". Est-ce de celui-ci dont il s'agit? Quant à Bratoli, grande artiste aussi, mais sa voix ne me "transperce" pas comme celle de la Callas (encore une Marie!).
Il faut lire Bartoli, bien sûr.
Un téléviseur dans lequel on mettait des pièces ??? Seigneur... ça a pu exister, un machin pareil...? Je ne savais pas. J'ai connu moi aussi la télé (mais gratuite, heureusement) très tôt. Le jeudi apres midi il y avait Zorro. Ouééé !
Ta Marie m'attendrit, à distance, dans l'espace et dans le temps... C'était peut être une dame très gentille et timide qui souffrait de n'être assimiliée qu'à un croquemitaine....
Oui, ça existait. Zorro, je m'en souviens bien aussi. Tu as raison pour la Marie. Aujourd'hui je réagirais bien sûr tout autrement.
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