Le soleil avait presque disparu quand j'arrivai hier après-midi à la Doua. Comment faire des photos intéressantes dans ces conditions? Je pensai un moment profiter de l'occasion pour m'égayer un peu dans les fourrés de l'autre côté du boulevard de ceinture. Mais non, ce programme ne m'emballait pas, d'autant moins que, pour la première fois depuis longtemps en ces lieux, j'étais habillé en civil, pas en coureur, c'est à dire engoncé dans trop de couches de vêtements dont il eut été long et difficile de se débarrasser, le moment venu. Je préférai la photographie. Du tangible, du solide, du palpable, même après. Il y a là "le diapason", nom donné à cet endroit à cause de la forme de cette petite étendue d'eau croupissante qui fait le bonheur du cresson et des minuscules grenouilles vertes. C'est là que je me rendis et que j'entrepris de me livrer à l'un de mes vices favoris sous les yeux d'un jogger dubitatif: que peut-on bien photographier dans un endroit pareil? La réponse disséminée dans ce billet.
Ayant retraversé le boulevard, j'errai un instant au milieu des travaux de voirie qui défigurent cette partie du campus avant de repérer un bâtiment de béton aux lignes architecturales intéressantes (pour moi, bien sûr!). Sans hésiter, j'empruntai l'escalier métallique de secours afin de mieux appréhender les possibilités de prises intéressantes. Par les baies vitrées, je voyais parfaitement le cours qui se déroulait dans la salle, les élèves, des étudiants majoritairement mâles, et le professeur, une jeune femme à l'allure sévère. Certains des potaches me remarquèrent et commencèrent à sourire. Je ne m'éternisai pas, sachant trop bien comme la concentration est importante en classe et parfois difficile à obtenir.
Alors que je m'éloignai, attiré par le reflet du soleil déclinant sur une façade métallique, je m'entendis appelé par mon nom. Quelqu'un courait derrière moi, tentant de me rattraper: "Monsieur Calystee! Monsieur Calystee! (vous n'imaginiez tout de même pas que j'allais mettre mon vrai nom!) Monsieur Calystee!". Un ancien élève qui m'avait aperçu par les baies vitrées et qui voulait me retrouver.
Quel plaisir, quelle joie! Ainsi, Benoît, à vingt-cinq ans, était sorti d'un amphi en plein cours, pour venir serrer la main, dix ans après leur dernière rencontre, à son "vieux" prof de latin! Je le reconnus tout de suite, mais sans être capable de préciser son nom.
Ensuite, bien sûr, la conversation fusa. A ma décharge, lui aussi semble bavard, et surtout avide de se dire. C'est cela qui m'a le plus touché: que représentons-nous donc pour eux, les élèves, nous les profs, pour que des années après, ils viennent nous confier des réalités intimes que même leurs parents parfois ne connaissent pas?
Je l'ai déjà dit: responsabilité énorme, trésor inestimable que nous tenons entre nos mains et dont certains d'entre nous ne semblent même pas percevoir la valeur, voire l'existence.
Pour Benoît, l'histoire est compliquée. D'abord dire que ce n'est pas un élève qui m'a marqué. Je l'ai reconnu à sa petit taille, à son air de foncer toujours dans quelque chose, le cou baissé comme un jeune taureau. Mais quid des résultats scolaires? Pas un excellent élève, en tout cas, ni un cancre, sinon je m'en serais bien mieux souvenu. Dire ensuite que, même s'il poursuit un cursus universitaire scientifique, c'est un artiste, un poète, un être qui m'a l'air écorché vif: il peint, il photographie, il aime la musique (c'est Mozart qui l'a remis debout), il lit, de la poésie et de la philosophie surtout.
Parti pour ses études en Belgique, il y rencontra (ou y fut suivi, je ne sais plus) par une jeune fille, une napolitaine, dont il tomba amoureux. Mais, apparemment en même temps, se développa chez lui une espèce de paranoïa qui lui fit imaginer que tous lui en voulaient, que tous le trompaient, qu'il était le dernier des derniers. Le pic fut atteint lors d'un séjour à Naples où il fut pris d'une bouffée délirante et tenta de s'égorger à l'aide d'un couteau de cuisine.
Depuis, la napolitaine s'est éloignée et lui a été pris en charge par un psychiâtre qu'il voit encore assez souvent. Le garçon que j'avais devant moi me racontant sa vie était en train, en parlant, de se battre contre lui-même. Il avait la tête baissée, je l'ai dit, à la manière d'un taurillon, et levait parfois les yeux vers moi, des yeux au bord des larmes, pour voir si je suivais, s'il ne m'ennuyait pas. J'étais estomaqué. Pourquoi moi? Son prof de latin, même pas de français?
Pour la première fois de ma vie, j'ai donné sans réfléchir mon numéro de téléphone à un de mes anciens élèves. Il doit m'appeler en début de semaine prochaine, pour que nous nous retrouvions autour d'un verre.
J'imagine qu'il a encore des milliers de choses à me raconter, en particulier toute sa passion pour l'écrit, la musique et la peinture. Je tâcherai d'être une oreille attentive et surtout de ne pas trop intervenir, de ne pas trop interrompre. Je m'en voudrais de le bloquer dans sa volonté de déverser ce qu'il a de trop en lui. Ne pas oublier non plus que je ne suis pas psy., et que la vanité tirée d'avoir été choisi comme confident ne doit pas me faire perdre de vue qu'il ne s'agit pas d'une fiction mais bel et bien d'un être de chair et de sang qui souffre, ou qui a souffert, et qui a encore besoin sans doute d'une aide appropriée, que je ne représente peut-être pas.
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10 commentaires:
C'est important de trouver une oreille attentive, moi, à certains moments, cela m'a manqué. En tout cas le plus, dis le moins possible, à lui de choisir les moments de parler. Mais c'est une belle preuve de confiance.
Non mais la question essentielle est : est-il mignon ? Le reste n'est que détails et billevesées...
Faire preuve de vacuité pour laisser la place à ce qui va se déverser.
Garder la bonne distance dit-on. Mais je préfère "la juste proximité"
La deuxième photo me fait penser à ce que serait le détail d'une fresque à Pompéi.
Troublant, et lourd, en effet ! C'est gentil à toi de te préoccuper à ce point d'un presque inconnu, et ça montre qu'il y a bien un lien particulier qui se tisse entre profs et élèves, même s'il n'est pas flagrant de prime abord !
Bon courage à ce jeune homme !
j'ai connu récemment une expérience proche mais n'ayant pas bien estimé l'ampleur du problème des le départ je n'ai sans doute pas su établir la "bonne proximité" il y eut de moment très forts et d'autres très durs ou j'ai eu peur de ne pas agir comme il fallait, j'avais bien conscience de mes limites mais difficile de faire marche arrière...au final, même si j'y ai laissé quelques plumes je me console en constatant que mon action a été globalement positive ...j'ai eu du bol!
mais dis moi, cet étudiant à l'allure de jeune taureau en a-t-il tous les attributs ? et toi es-tu plutôt adepte de corrida ou de rodéo? ;-))
"... même après". Très juste.
Ne te fais pas plus hard que tu n'es, Fabrice.
A l'écoute avec la "juste proximité", oui Petrus et Océania, je crois que c'est la bonne voie.
C'est à la fois gratifiant, Shakti, et angoissant, Gil.
Mais au fait, qui est ce Gil apparaissant aujourd'hui? D'après la photo, j'opterais pour Piergil, mais ai-je raison? Éclairez notre lanterne, jeune homme, svp!
Anna, vous pointez juste là où il faut!
pardon mes doigts ont ripés sur le clavier....mais je salue ta perspicacité Maître!...faut dire que je suis très prévisible ;-)
Etre le confident d'un élève, un rôle qui m'a toujours mis assez mal à l'aise. Passe encore pour des confidences "gaies" (sans mauvais jeu de mots ni sous-entendus) mais lorsqu'elles sont l'expression d'une souffrance, j'ai toujours peur de ne pas être suffisamment qualifié.
Avec un élève que l'on a eu, c'est un peu différent. J'espère pour toi et pour lui que ça se passera bien. Tu nous tiendras au courant, j'imagine.
Il n'a pas encore redonné de ses nouvelles.
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