vendredi 12 juillet 2019

La peste homosexuelle

Les années soixante-dix sont pour moi synonymes de liberté, de découvertes, de plaisirs et de jouissances. Je ne savais pas, et personne ne savait, que la décennie suivante serait d'une tout autre nature.

Alors qu'enfin, je vivais ma sexualité débarrassé de la honte originelle et du poids insupportable d'une certaine éducation religieuse, le sida apparaît et la stigmatisation des homosexuels avec : n'a-t-on pas employé l'expression "peste homosexuelle" ? Pour faire bonne mesure, on y associa aussi les Haïtiens et les toxicomanes. Certains, fanatiques, y virent la punition de Dieu, comme pour les épidémies de l'Antiquité ou du Moyen-Age. On ignorait encore presque tout de l'origine du virus et de la façon de s'en protéger.

Les premiers morts apparurent, les premiers rejets de la société et des familles aussi, ce que montre en partie le film Philadelphia. Les hôpitaux se remplirent alors d'hommes, jeunes pour la plupart, abandonnés de tous, mourant sans tendresse dans des chambres qui, aussitôt vides, se remplissaient à nouveau. Je me souviens de ces couloirs des services dédiés, de ces portes ouvertes sur des lits où agonisaient des squelettes rappelant douloureusement les images de libération des camps de la mort. Je me souviens des amis disparus, de l'angoisse de recevoir des coups de fils annonçant une hospitalisation. Toute mort, même d'autre chose, d'un cancer par exemple, était suspecte. Ne voulait-on pas cacher la réalité, par honte d'avoir un frère, un fils mort du sida ?

Moi, je me partageais entre peur et colère. Peur d'avoir été contaminé, d'être "puni" pour ma vie "dissolue" (les préservatifs n'étaient que peu employés les années avant). Colère contre cette stigmatisation, ce rejet, ce marquage au fer rouge du signe d'infamie. Peur et colère, mais je crois que c'est la colère qui l'emportait. Même des gens ouverts sur la "différence" se mettaient à douter et ça, c'était insupportable. Les premiers cas de sida chez les femmes en firent réfléchir quelques-uns, parfois sottement, mais le doute changeait de cible.

J'ai encore honte aujourd'hui, de certaines de mes attitudes face à des amis malades. Fallait-il les embrasser, leur serrer la main ? La sueur elle-même n'était-elle pas vecteur du virus ? Je trichais jusqu'au jour où Jean-Luc, un ami de Pierre dont je m'étais beaucoup rapproché lorsque, ayant appris sa maladie, il avait décidé de retrouver à tout prix son père inconnu, où Jean-Luc donc fut admis, dans la banlieue de Lyon, dans un centre de soins que l'on dirait aujourd'hui palliatifs. Lors de la première visite que je lui fis, je n'ai pas hésité : je l'ai embrassé et j'ai cessé d'avoir honte et d'avoir peur.

Comment suis-je passé entre les gouttes ? Je n'en sais rien. J'aurais pu contracter le virus. Ça ne sait pas produit. Mais, pas plus que je n'ai jamais considéré Dieu comme responsable de cette "malédiction", je ne l'ai remercié de m'en avoir préservé. Et ma parole est devenue plus libérée lorsque j'entendais, de la part de collègues par exemple, des conneries ineptes sur cette maladie. Cela ne m'a pas fait que des amis.

Ceux que je remercierais plutôt, ce sont mes parents, et ma famille proche, qui jamais ne m'ont posé une seule question sur mes orientations sexuelles (je vivais pourtant avec Pierre), jamais n'ont porté le moindre jugement sur les malades, jamais n'en ont plaisanté grassement, contrairement à d'autres plus instruits.

En revoyant ce film, Philadelphia, je repensais à ces années noires, à ces comportements abjects, à tous ceux, croisés sur des lieux de drague mais inconnus, qui disparurent et aux quelques amis que j'ai perdus à cause de cette saloperie. Jean-Luc mourut, il avait vu son père une seule fois, il n'avait pas trente ans, il fut incinéré et je n'ai jamais pu m'enlever de la tête qu'en agissant ainsi, on voulait "purifier" l'atmosphère, même si, j'en suis sûr, ce n'était pas l'idée de sa famille.

Je veux enfin rajouter que je ne supporte  pas les ghettos, les fiertés, les provocations, les racismes. Ce que je veux défendre, c'est le respect et l'humanité, de quelque côté que ce soit.

9 commentaires:

CHROUM-BADABAN a dit…

Au début, j'avais même peur de contaminations transmises par les moustiques, je ne voulais pas quitter la ville pour aller en vacance à la campagne !
J'avais un copain qui nettoyait tout, je dis bien tout, à l'eau de javel et ça lui prenait des journées entières !
J'en ris parce qu'à côté de la vague qui s'est abattue ensuite sur tous, plus l'information qui nous appris que ce n'étaient que les liquides circulants, sang & sperme, qui transmettaient et qu'on pouvait embrasser, c'est rétrospectivement drôle.
Ce qui était moins drôle, c'étaient les petites fiches roses des tests Elisa et C°, les files d'attentes angoissées des Centres de dépistage anonyme et gratuit. Et de ce putain de résultat qu'on attendait trois bonnes semaines si je me souviens bien. Résultat qui, avec son signe inversé, s'il était négatif il était bon, on repartait avec un grand ouf dans la tête qui résonnait jusque dans le coeur ... S'il était positif, t'avais perdu. Je n'ai pas personnellement connu.
De toutes façons, avec mon esprit de critique systématique, le négatif, c'était souvent mon lot !
OUF !
Et puis l'horreur absolue, ces chambres d'hôpital, souvent vitrées à Paris, pour que les soignants surveillent sans approcher le pauvre gars dans son lit qui agonisait dans la plus totale solitude, abruti par le léger et très régulier bruit de la seringue auto pousseuse, le seul truc animé de la chambre, qui délivrait des produits qui vous garantissait la mort dans les quelques jours à venir ...
Parfois une mère, parfois un ami, souvent uniquement l'aide soignante ou l'infirmière qui changeait le matériel, sans une parole, parce qu'elles étaient sidérées par l'impuissance thérapeutique et humaine ...

Pippo a dit…

< Chroum : "on pouvait embrasser", écris-tu. Sans céder à la panique, attention cependant à l'état des gencives.
Idem pour la fellation.
Sujet de dissert : "Comment vivre sans inconnu devant soi ?"
< Calyste : billet insoutenable. Peu courageux, je n'ai pas voulu revoir Philadelphia.

Le Cl a dit…

J’ai « connu » cette maladie très tôt. Jeune mariée en 76, je travaillais en tant qu’employée aux rendez-vous d’une grande mutuelle dont vous devinerez facilement le nom. Jamais je n’ai considéré le SIDA autrement qu’une maladie, pas comme les autres, bien sûr au vu de sa « nouveauté » pour les malades et des autres êtres humains’ de sa médiatisation’ etc.

En 79 j’ai accouché d’un petit garçon et j’ai dû subir une transfusion. J’aimerais donner mon sang lors des collectes de l’ESF mais impossible car j’ai été transfusée il y a prè de 40 ans et ce bien que n’ayant pas été contaminée.

C’est bien ce que vous faites en nous rappelant ce que l’on a tendance à oublier. Cette terrible mise à l’écart et stigmatisation d’êtres humains jeunes ou moins jeunes coupables de rien d.autre que le plaisir d’aimer quelle qu’en soit la nature.

Nanouche

karagar a dit…

La sexualité me terrorisait de toute façon, globalement, et présager que la mienne ne serait pas dans la "norme"était un facteur aggravant. Au début des années 80 j'étais tombé sur un article chez ma soeur où je séjournais, intitulé le "cancer gay" qui évoquait ce mal mystérieux sévissant dans le milieu homo américain.Cela devait être un article assez précoce car le caractère infectieux n'était pas évoqué clairement comme explication de sa fréquence dans un milieu donné. L'article pouvait donner à penser que les pratiques elles-même, pouvaient être à l'origine du mal. J'avais de surcroit une forte tendance à l'hypocondrie et cette lecture, à l'époque, avait éteint chez moi tout espoir d'avoir un jour une relation avec un homme. Peut-être m'a-t-il protégé? Il faut dire aussi que, étant plus jeune, nous étions un peu mieux informé à l'âge de passer à l'acte ! Cela n'empêcha pas les plus précoces de se faire avoir; tel mon meilleur ami d'enfance qui mourut à trente ans après avoir écrit le plus "beau" des livre sur le sida.

Calyste a dit…

A tous : je pense que vos commentaires, dont je vous remercie pour leur sincérité, ne demandent pas de réponses et se suffisent à eux-mêmes. Merci.

Cornus a dit…

Merci d'avoir écrit cela. Personnellement, le sida, la prof de biologie en avait parlé au collège (première moitié des années 1980), mais elle n'avait pas parlé comme étant spécialement une maladie masculine. Dans ma vie d'adolescent, cette maladie n'était pas dans ma vie ni dans mon entourage. Plus tard, j'ai entendu dire des saloperies sur les "sidaïques" comme certains les appelaient. J'ai même entendu mon père s'exprimer ainsi (même si fort peu, mais cela avait résonné énormément en moi), mais encore jeune, je n'en pensais pas grand-chose. Plus tard, j'ai lu beaucoup d'articles sur le sujet dans "Sciences & Vie"... et je me souviens, bien plus tard encore aussi, du fameux baiser de Clémentine Célarié que j'avais vu en direct (moi, j'étais déjà fort bien informé, mais je pense que cela avait été une révélation pour pas mal de monde). Mon père n'a jamais plus parlé de ces choses et je sais qu'il a évolué très positivement sur ce plan.
Je n'ai donc pas été très directement confronté au sida et aux malades. J'ai néanmoins vu un téléfilm il y a 7-8 ans il me semble sur les choses que tu évoques et j'avais été très choqué par la façon dont on abandonnait ces pauvres gens, car je ne savais pas à quel point cela pouvait être terrible.
Merci encore.

Calyste a dit…

Cornus : oui,j'avais oublié ce mot horrible de "sidaïque" forgé par un bas du front !

renepaulhenry a dit…

J'avais une fois fait le compte des morts que j'avais connus plus ou moins de loin et j'étais arrivé au chiffre de 17.
Il y a quelques années l'enterrement du dernier, Laurent, un gentil garçon qui n'avait jamais fait le moindre mal à personne...

https://renepaulhenry.blogspot.com/2005/11/eux.html

Calyste a dit…

RPH : s'il n'y avait que les méchants qui mouraient.....