Quand je devins adolescent, mon père m'emmena avec lui aux halles. Je fus fier de cette décision, même si j'avais à me lever très tôt pour l'accompagner. J'eus alors l'impression d'une sorte de reconnaissance, ce que je n'imaginais pas possible de la part de cet homme que je craignais pour ses colères fulgurantes. Mon côté rêveur et distrait ne m'aidait pas non plus à le conquérir. A cette époque, il ne comprenait pas que l'on puisse aimer lire. Aussi faisait-il appel plus souvent à mon frère qu'à moi lorsqu'il avait besoin d'aide, pour lui rapporter un outil dont j'ignorais jusqu'au nom ou pour l'aider au moment où l'on abattait les cochons avant d'en faire des saucissons par exemple. C'est à ce moment-là sans doute que je pris l'habitude de me considérer comme un incapable. Ce sentiment me poursuivit de nombreuses années.
Je ne pouvais avoir de moi une idée constamment négative. Alors, inconsciemment, je forçai la dose dans l'autre sens. Je pris peu à peu l'habitude de le considérer comme une pièce rapportée, quelqu'un qui ne m'était rien, si ce n'est celui qui donnait des ordres et m'empêchait d'être moi-même. Ma vraie famille, c'était ma mère, que j'idolâtrais. Ce fut pourtant lui qui toujours me poussa dans la poursuite de mes études, pas ma mère.
A mesure que je grandissais, les sentiments que j'éprouvais pour lui devinrent de plus en plus paradoxaux. Je le détestais et en même temps il m'attirait. C'était une force de la nature et bientôt, quand la sexualité commença à me perturber, je me surpris souvent à admirer ce corps athlétique qui me faisait trembler à la fois de désir et de dégoût. De désir pour lui, de dégoût surtout pour moi. Je lui ai toujours caché mon homosexualité découverte avec un ami d'enfance. L'eut-il comprise à ce moment-là? Avec les années passées, je crois que oui. Mais c'est pour ce personnage d'enfant sage et incapable que j'optais finalement, d'autant plus facilement que cette découverte de ma sexualité ne m'était pas facilitée par les modèles masculins qui m'entouraient et par la religiosité un peu désuète que ma mère m'avait transmise.
J'étais double dans mon adolescence mais je ne crois pas avoir été le seul dans mon cas. Qui, à l'époque osait ouvertement assumer ses penchants pour les hommes dans un petit village de mineurs et de paysans? Le fils d'une des amies de ma mère, de quelques années plus âgé, voulut, choix ou inconscience, s'afficher plus ouvertement. Il devint vite la risée de presque tous et moi-même, je le considérais comme une sorte d'extra-terrestre dont le comportement m'attirait et me rebutait à la fois. Il avait une belle voiture, un cabriolet rouge décapotable qui faisait sensation dans cette campagne. Lorsqu'il passait devant chez moi et que je gardais mes chèvres, je me cachais vite derrière une haie pour qu'il ne m'aperçoive pas, moi, mon maillot de corps et mes bras fluets.
Mon père n'est que peu responsable de tout ça, je m'en rends compte aujourd'hui. Il faudrait davantage en accuser la France de l'époque et surtout celle de ce microcosme qui, protecteur et rassurant pour la majorité, contribua pour moi à me faire intérioriser longuement une culpabilité dont, peut-être, l'on ne se débarrasse jamais.
lundi 12 décembre 2011
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7 commentaires:
Nous avons choisi, volontairement, de "migrer" vers un petit microcosme. L'évolution des mœurs, les changements engendrés par les "migrations", l'histoire même du village permet de s'y acclimater. Mais évidemment comme "estranger", le fait d'être "encore plus" différent est anecdotique. Pour un(e) enfant du pays, c'est beaucoup plus difficile.
J'aime beaucoup la manière dont tu rapporte ces souvenirs, avec simplicité, sérénité et lucidité.
Ton père semblait de son temps et conforme à ce qui se "pratiquait" généralement à l'époque. Il était très courageux et nul doute qu'il n'aurait pas pu faire beaucoup mieux. Être plus à l'écoute ? Sans doute. Mais au moins, t'a-t-il poussé vers les études et ça, c'est très précieux, car combien de gens de son temps, de son niveau social ont-ils rendu ça possible ? Il croyait en toi. Combien de fois ai-je entendu gamin et même récemment des parents plus jeunes que mes parents dire que leur rejeton n'avaient pas besoin de faire des études (variante : les études, c'est pour les fainéants), qu'ils se débrouillerait bien tout seul comme eux. Et certains méprisent littéralment ceux qui font des études. Ce n'est pas une caricature, ça existe encore.
Cornus: tu as raison, sans doute. Je ne me rends plus compte, je n'ai plus guère de contacts dans ma vie quotidienne avec le milieu dont tu parles.
Jérôme: j'essaie, en tout cas, de me tenir le plus distancié possible pour que mon écriture reste libre de trop d'émotion.
J'ai relu toute la série ce soir. Je me permettrais juste de te dire à quel point je trouve ces textes justes, simples et émouvants, te dire aussi que je trouve très apaisée cette ambiguïté qui se dégage de ton texte à l'égard de ce monde d'avant, de cette région (d'où est originaire la famille de ma grand-mère) laborieuse et sombre (de caractère), de ce d'antan et de ta généalogie. Tu avais déjà évoqué ta grand-mère, et tes pères aussi. Y a-t-il une raison particulière (et pas trop indiscrète) qui explique ce besoin de l'évoquer à nouveau ?
De plus en plus intéressant, forcément...
Bel effort d'objectivité et d'évocation de sentiments ambigus et paradoxaux.
Christophe: j'avais l'intention de le dire plus tard. sans doute un voyage, seul, un dimanche, au cimetière familial et au village d'enfance.
Karagar: un effort, oui, c'est le mot. Cela vient à la fois facilement et pas vraiment.
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