mardi 6 décembre 2011

Inconnu de père (2)

Ce que je viens d'évoquer constitue à peu près tout ce que je sais sur la jeunesse de mon père. Il y a bien cette photo où, à califourchon sur un âne, il semble plus heureux que nulle part ailleurs, et cette autre où, endimanché, avec le brassard, il pose en studio pour la première communion, celle où il ressemble tant à mon frère, son fils à lui. L'une le montre souriant, l'autre triste.

Il faut attendre ensuite quelques années pour le revoir, entouré de garçons de son âge, jeune homme un peu éméché, pantalon large, chemise ouverte, les bras posé sur les épaules de ceux qui l'entourent. Il a pris de la stature et arbore déjà cette chevelure abondante qui, dans sa vieillesse, devint, sans se dégarnir, d'un blanc immaculé. Plus tard encore mais à peine, il épousa ma mère. Alors qu'il allait mourir et que je le remerciais de m'avoir pris sous son aile comme un de ses propres enfants, il me répondit avoir fait son devoir. Cette phrase me bouleversa et me fit mal. Je crois aujourd'hui l'avoir mal comprise. Était-il secrètement amoureux d'elle? Ou bien est-ce elle qui trouva cet arrangement qui avait l'avantage de la simplicité? Ce sont des questions que je ne me suis posées qu'à l'âge adulte, après sa mort.

Il devait devenir boucher, il préféra la mine malgré la mort tragique de son père qu'il ne connut qu'une petite dizaine d'années. Il fit deux enfants à ma mère, un garçon d'abord suivi, onze mois plus tard, par une fille. Ma plus jeune sœur ne viendrait que trois années plus tard. Une paie de mineur ne suffisait pas à nourrir six bouches. Je ne me souviens pas de l'avoir jamais vu inactif. Sa vie n'a été qu'un long labeur auquel il prit souvent du plaisir et qu'il s'arrangea pour en faire quelque chose d'agréable, la plupart du temps.

Pour arrondir les fins de mois, il ouvrit une épicerie-buvette-jeux de boules où ma mère travaillait aussi. Avec les deux autres en bas âge et le commerce, il fallut me confier à ma grand-mère maternelle qui ne demandait que ça. Je quittai la famille pour vivre ailleurs avec cette femme qui m'éleva jusqu'à sa mort,l'année de mes huit ans. Je ne revenais que le dimanche, après la grand messe, et la journée se passait vite. Après quelques jeux l'après-midi, il fallait repartir et trottiner derrière l'aïeule qui portait allégrement ses soixante-dix ans et marchait d'un bon pas. Ce que je regrettais le plus, c'était la télévision que je laissais derrière moi. Je ne me souviens pas avoir éprouvé le moindre sentiment à l'égard de ces enfants brailleurs que l'on me présentait comme mes frères et sœurs.

Est-ce à cette époque que l'on m'expliqua la vérité, que cet homme musclé, jovial et vivant n'était pas mon père, que le vrai, c'était l'autre, que je trouvais si élégant dans son costume de mariage porté pendant le voyage de noces dans des gorges en Isère et qui ne savais pas sourire, ce dont j'ai hérité longtemps? Il ne me reste rien de ce moment, ni où cela se passa, ni qui s'en chargea. Rien, ni traumatisme, ni sentiment d'être autre. C'est sans doute la première fois que, comme le restant de ma vie, je passai une gomme définitive sur ce qui pouvait me faire mal.

8 commentaires:

Caly a dit…

Ta dernière phrase est bouleversante...

laplumequivole a dit…

On met parfois aussi un fichu temps avant de passer la gomme sur les choses qui font mal.
Et je me demande toujours si on fait bien, ou si la gomme remplit toujours bien son office.
Mais je crois aussi que c'est un réflexe de survie. Donc nécessaire.
Après il y a bien des petites retouches à faire...

Valérie de Haute Savoie a dit…

Comme la plume qui vole je me demande toujours si effacer les douleurs est possible ou si l'on pense les avoir effacées mais qu'elles sont toujours qui couvent.
J'avais un professeur de maths dont toute la classe était amoureuse, et qui avait épousé la femme de son frère mort au service militaire. Très peu de temps après il était lui même décédé alors qu'il n'avait pas 30 ans. Quand j'ai lu ton premier billet sur tes pères, j'ai pensé à cette histoire et c'est pour cela que je t'avais posé la question.

Calyste a dit…

Caly: j'étais en train de m'apercevoir qu'il n'y a que des femmes à commenter ce billet. Rapport au père plus étroit?

La plume et Valérie: pour le nom exact de la maladie de mon père comme pour l'annonce de la paternité réelle, c'est même plus qu'un gommage. Je crois que je suis incapable d'en avoir le moindre souvenir.

Cornus a dit…

Ce peu de choses que tu connais de la jeunesse de ton père est en effet surprenant, moi qui connaît tellement de choses du mien.

Je me souviens de certaines choses que tu avais déjà évoquées, mais que tu remets dans l'ordre ici. En particulier ce qui m'avait déjà frappé, le "j'ai fait mon devoir" qui reste sans explication complémentaire et qui peut être diversement interprété. Et en même temps, pourquoi aurait-il voulu te faire mal ? Et en même temps, c'est très perturbant.
En te lisant, je mesure ma chance de fils unique né à une période calme dans un environnement serein et équilibré.

Calyste a dit…

Cornus: un homme enfin! Pourquoi ne racontes-tu pas parfois des bribes de cette enfance que tu as tant aimée?

Cornus a dit…

J'ai déjà évoqué dans d'anciennes notes cette enfance "dorée", notamment quand je parlais de mes grands-parents. Mais tu as raison, cela mériterait sans doute plus...

Calyste a dit…

Cornus: oui, je pense, dans quelque chose de plus "suivi".