Dans le film La Vie est un long fleuve tranquille, un des personnages, la mère de la famille bourgeoise, dit quelque chose comme: "C'est lundi, c'est raviolis! (je ne suis plus très sûr du jour.) Moi, je peux dire: "C'était dimanche, c'était ma mère!".
Après le repas et un temps de sieste plutôt calme pour une fois, l'impératrice régnante refusa toute idée de promenade à l'extérieur. Il est vrai que le vent était assez fort cet après-midi. Mais il restait tout de même près de trois heures à occuper, si possible autrement qu'en récriminations, phrases assassines et énervement grandissant. Ma sœur a eu l'idée de sortir les boîtes où s'entassent les vieilles photos de famille. Là aussi, je craignais le pire: nous allions avoir droit aux éternelles anecdotes cent fois racontées et cent fois entendues.
Eh bien, non. J'ai proposé de prendre un stylo et d'indiquer au dos de chaque photo de qui il s'agissait. Cela n'a rien d'un exercice facile. Pour les quatre, voire cinq, générations de ma famille dont le portrait a été tiré grâce à l'invention et surtout à la banalisation de la photographie, ça n'a pas été très compliqué. Bien sûr, quelques visages échappent parfois à toute tentative d'identification, mais dans l'ensemble, l'oncle Pierre, le grand-père Honoré et la grande tante Clémence comme Antonin, Reine, Marguerite, Maurice et les autres se sont prêtés de bonne grâce à ce jeu dominical.
On voit, en se penchant sur le défilé des générations, l'évolution de la photo: du noir et blanc à la couleur, bien sûr (mais aujourd'hui, nous n'avons manipulé que le noir et blanc), mais aussi dans la pose: tellement guindée dans le studio du photographe professionnel, où l'on tentait de sourire, mais pas trop pour rester digne, devant un drapé de velours que l'on imagine rouge ou la perspective vaporeuse d'une rocaille romantique; puis, peu à peu, plus libre, jusqu'à se libérer totalement sur les clichés pris en famille, dans les fêtes ou comme ça, pour se faire plaisir.
En revanche, pour d'autres, trop nombreux, le silence persiste. Ma mère ne nous a été que d'un faible appui, car elle mélange les visages et les époques. Ainsi tout l'après-midi, m'a-t-elle appelé par le prénom de mon père et parlé de mon "frère" au lieu d'employer le mot "oncle". Quelques rares fulgurances ont parfois permis d'identifier un ou deux de ces inconnus. Mais je me rends compte que je suis maintenant un de ceux qui en savent le plus sur la famille. Mon frère, qui met tout cela en forme sur son ordinateur, fait souvent des erreurs que je lui montre quand je les découvre.
Dans ce lot abondant de photos jaunies, auxquelles se rajoutaient bien souvent de vieux articles de journaux, principalement de la rubrique nécrologique, ou des images pieuses de communion solennelle, nous avons retrouvé les portraits de deux hommes que j'ai tout de suite reconnus, là n'était pas la difficulté. Cette dernière consistait plutôt à savoir comment rédiger l'identification au dos de la photo. L'un comme l'autre avaient, pour un temps assez long, vécu avec ma grand-mère paternelle. Celle-ci, veuve à même pas quarante ans, n'avait pas arrêté sa vie de femme avec la mort de son mari. Cela peut sembler naturel aujourd'hui, mais à l'époque, ça ne l'était certes pas: une femme qui n'endossait pas l'abstinence en même temps que le tablier sombre et les bas noirs était considérée comme une moins que rien. Ainsi fut sans doute considérée ma grand-mère, qui visiblement, s'en est toujours fichu comme de sa première chemise. Elle avait ce tempérament qui me plaît tant chez elle d'une grande autonomie et d'une grande liberté.
Ces deux hommes ont-ils été plus que des compagnons de solitude? Ont-ils été ses amants charnels? Je n'en sais rien mais je le lui souhaite. Alors, pour ne pas laisser s'installer un silence mensonger, j'ai écrit leur nom au dos de la photographie, suivi de la mention "ami" (avec guillemets) de ... (nom de ma grand-mère). J'ai failli mettre "amant", mais je n'en sais rien, après tout.
Un après-midi passé en compagnie de cette femme qui m'a, à moi seul, fait tant de confidences, ce n'était certes pas pour me déplaire. Il reste encore du travail pour mettre un nom sur tous ces visages. Mais si nous ne le faisons pas maintenant, qui le fera plus tard?
dimanche 17 mai 2009
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4 commentaires:
Ou bien, les visages resteront sans nom... Mais est-ce si dramatique...? Cette idée a aussi une certaine poésie apaisante... Christophe avait, à ce sujet, écrit une note très intéressante, il y a quelques mois.
> Lancelot : une note extraordinaire, tu veux dire ! ;-)
Je me souviens de cet exercice avec ma grand-mère et de sa résignation devant certains visages - et qui pourtant, parfois, reviennent...
> Christophe : excuse-moi : "époustouflifiante', ta note. Ca ira, là....? :-D
On peut tout imaginer, sur des visages sans nom, Lancelot.
Bon d'accord, merveilleuse, magnifique, stupéfiante, mais où se cache ce trésor? Vous oubliez de me le dire!
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