Lors de ma dernière année d'enseignement dans le public en tant que maître-auxiliaire, j'avais à m'occuper de deux classes de seconde et d'une classe de première. Ces derniers ne m'ont laissé que peu de souvenirs: trop préoccupés par la réussite à leur bac de français, ils ne m'ont montré tout au long de l'année que le dessus de leur crâne penché sur la feuille blanche qu'il fallait à tout prix noircir au maximum. Leurs résultats furent bons, d'ailleurs. En revanche, les classes de seconde étaient, à l'époque, très intéressantes. Sortant du collège, ces étudiants n'étaient pas encore très à l'aise dans leur nouvelle position mais manifestaient une curiosité et une étonnante envie d'apprendre ce qui, jusque là, était réservé aux grands.
C'est ainsi que j'ai connu d'immenses plaisirs en leur faisant étudier Phèdre ou Bel-Ami, par exemple, ou en entendant une élève défendre vaillamment Camus dont j'avais osé attaquer L'Étranger. C'est d'ailleurs cette élève qui me fit découvrir Les Justes, du même auteur.
Parmi tous ces jeunes gens et jeunes filles, il en était une qui avait un bien bel amoureux: un grand garçon blond au regard très doux et aux gestes pleins de tendresse. Je l'avais remarqué dans le lycée: il faut dire que sa blondeur très claire attirait immanquablement les regards. Comme il venait régulièrement rejoindre sa bien-aimée à la sortie de mon cours, j'ai eu plusieurs fois le loisir de le contempler tout mon saoul.
A la fin juin, comme tout maitre-auxiliaire, je quittai mon poste et eus la chance de pouvoir, en septembre, obtenir des heures dans le privé. Quelques années plus tard, lors de la réunion de pré-rentrée, je remarquai dans les nouveaux venus un collègue de technologie, jeune et blond comme les blés. C'est seulement en entendant le principal le présenter que je compris qu'il s'agissait de l'ancien élève du lycée où j'avais travaillé. Lui, en revanche, m'avait bien sûr reconnu tout de suite. D'où ses coups d'œil incessants de mon côté pendant la réunion, coups d'œil que, bien évidemment, j'avais interprétés d'une tout autre manière, en étant presque gêné de son audace.
Bien sûr, en tant qu'ancien élève, je le tutoyai immédiatement. J'ai toujours tutoyé mes élèves, eux m'ont toujours vouvoyé. Il n'y a jamais eu de dérapage dans cette marque de respect. Mais lui, au double statut désormais, comment allait-il se débrouiller, quel choix allait-il faire: tutoyer un nouveau collègue ou vouvoyer un ancien professeur? Eh bien, il ne parvint pas pendant très longtemps à se décider. Et c'est ainsi que, au cours des deux ou trois premiers mois de notre cohabitation au collège, il s'évertua à prononcer à mon intention des phrases souvent alambiquées, voire tarabiscotées, où il réussissait à n'employer ni le "vous" ni le "tu". Mais que d'énergie déployée! Moi, en vieux sadique pervers, j'éprouvais un plaisir assez intense à le laisser s'embourber à chaque fois.
Finalement, à l'occasion des vacances de Noël, je lui lançai enfin la phrase que, visiblement, il attendait avec impatience: "Mais tu peux me tutoyer, tu sais!". Pudeur surprenante de la part d'un enseignant, mais je dois dire qu'il fut le seul de toute ma carrière et que l'autre ancienne élève que j'ai encore aujourd'hui comme collègue ne s'est jamais embarrassée de telles subtilités.
Autres détails à son actif: il aimait Boby Lapointe et prénomma sa première fille Solveig! Comment ne pas l'aimer, lui?
lundi 20 septembre 2010
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11 commentaires:
Le tutoiement m'est devenu assez naturel, mais par le passé, j'ai eu plus de mal, notamment du fait de ma timidité. Actuellement, dans le cadre du boulot, on en vient très vite au tutoiement, y compris avec des homologues à l'extérieur (oui, je vois beaucoup de monde en dehors de mes collègues directs).
Et comme je vois beaucoup de jeunes (eh oui, moi aussi, comme l'a délicatement signifié Lancelot, j'avance en âge et je me vieux-connise génialement), je propose très vite le tutoiement et je constate avec surprise que certains ont du mal à franchir le pas.
La marque de respect du vouvoiement ? Peut-être à l'école, mais en général, cela ne signifie rien du tout.
Tiens, cette note tombe à pic, alors même que je viens de constater qu'un de mes étudiants me vouvoyait. Ca me gène terriblement et dans ce cas je dis non pas qu'ils peuvent mais doivent me tutoyer. Assez curieusement, cet étudiant est un ancien enseignant.
Bon, moi je faisais hypocritement en début d'année un petit topo sur les complexités du vouvoiement et du tutoiement en breton, histoire de les décourager, et je décrétais d'autorité le tutoiement général et obligatoire...en cours. Après, l'habitude faisait le reste.
Plus qu'une marque de respect, Cornus, le vouvoiement est une façon de maintenir une distance nécessaire entre l'enseignant et les élèves de cet âge-là.
Mais, je suis comme Karagar: en dehors de ce contexte bien précis, je n'aime pas lorsque quelqu'un ne parvient pas à me tutoyer. j'ai l'impression d'être vieux, mais vieux...
KarregWenn: ton commentaire est apparu pendant que j'écrivais le mien. Mais quel âge avaient donc les élèves à qui tu proposais le tutoiement?
Le même âge que ceux de Karagar, puisque c'était les mêmes. Des adultes donc, entre la vingtaine et la cinquantaine.
Mais quand j'étais instit, maternelle et primaire, mes élèves m'ont toujours tutoyés, et appelée par mon prénom, et lorsqu'il m'arrive de faire des interventions en collège ou lycée, c'est la même chose. C'est naturel, aussi bien chez eux que chez moi, et ça n'empêche pas la distance qu'à juste titre tu dis nécessaire, ni le respect réciproque (ni l'irrespect d'ailleurs éventuellement !).
Faire la même chose à l'adolescence, et qui plus est dans une très grande ville comme Lyon, me semble plus difficile. Il m'est arrivé d'accepter de me laisser tutoyer à la demande des élèves mais seulement dans des activités extra-scolaires, en voyage par exemple. Mais dès le retour, on collège, le "vous" revenait. Mais je suis d'accord avec toi: le tutoiement n'est pas forcément synonyme d'irrespect: il peut être aussi une preuve d'attachement. Dans la décennie 80, sur le même registre, mes élèves, pendant plusieurs années, m'appelaient "tonton" et ça me touchait beaucoup.
Quant à moi, en ArchiVieuxCon qui se respecte, j'exige de mes élèves encore davantage : ils doivent me vouSSoyer. Ah mais.
Cornus : "comme l'a délicatement signifié Lancelot" : aah non, Messire. Pas de hargne, pas de grogne. Pas de rogne...
Tu ne vas pas jusqu'à la 3° personne tout de même? "Le professeur Lancelot aurait-il l'extrême amabilité de répéter la consigne, s'il plaît à Son Excellence". Rassure-moi: non, quand même?
Moi, c'est "vous" pour m'adresser aux lycéens, mais je ferais la même chose en collège. Cela me paraît naturel puisqu'ils me vouvoient. Je leur fait comprendre implicitement que je m'adresse à de jeunes adultes et non pas de vieux enfants. Et seul le vouvoiement permet de hausser le ton sans donner l'impression de se substituer à leurs parents. Et l'on peut dire des choses plus solennellement en vouvoyant qu'en tutoyant...
Il m'arrive souvent de les vouvoyer, Zeus, lorsque je leur passe un savon!
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