jeudi 16 septembre 2010

Dédicace

La passerelle du Collège vibre sous mes pas. J'aime cette sensation de fragilité, au-dessus du Rhône. Un homme, à la bonne saison, y est installé, dans le renfoncement d'une pile. Il ne demande pas l'aumône, il dit bonjour, simplement, sans rien demander. Je lui réponds, simplement, sans rien lui donner. Une forme de respect. Derrière moi, tout au fond de la rue, les cloches de Saint-Pothin se mettent à sonner à la volée. Pour quelle raison? Dix-huit heures trente, ce n'est pas encore l'Angélus. Devant moi, le Passage Ménestrier,avec sa perspective de Pont des Soupirs. La ville l'a rebaptisé rue. Vers la plus grande banalité.

De l'autre côté de l'artère principale, la librairie est illuminée. Est-ce ainsi tous les jours? Je n'y suis jamais venu le soir. Personne devant la porte! Un doute, un instant. Non, c'est bien aujourd'hui, j'en suis sûr! Et en entrant, je l'aperçois, brièvement, qui passe entre deux murs de livres. Son premier mot en me voyant: "Oh". Le mien: "Oh", aussi, en écho. Quelques amis sont déjà là.

Je me procure le roman. Étrange de voir son nom sur cette couverture blanche et quasi monacale que vient à peine maculer un minuscule point rond. Depuis le temps qu'il en rêvait, qu'il y travaillait. J'avais peur d'être un peu jaloux alors que je suis immensément content pour lui. Enfin, il y est parvenu: c'est son premier roman publié. Il s'est installé dans une pièce du fond, derrière un bureau qui fait face à une vingtaine de sièges et côtoie une table garnie de rafraîchissements. Quelqu'un, une femme, est déjà là, à parler avec lui pendant la dédicace. La pièce est sonore, les autres ne sont pas encore venus jusqu'ici, j'entends les mots qu'ils échangent. Comme moi, une très ancienne connaissance.

Je savais ce qu'il allait écrire sur la page de garde lorsque je lui aurai tendu mon exemplaire. Il l'a écrit. Il ne pouvait pas écrire autre chose. Il a l'air intimidé. Il me le dit pour excuser son écriture hachée qu'il a peur que je ne déchiffre pas. Moi? Avec toutes les pattes de mouches de mes élèves. Nous faisons le projet de nous revoir un soir plus longuement, autour d'un repas. Il me propose de boire une coupe de champagne. Je m'éloigne un peu, d'autres attendent leur tour.

Et puis, tout à coup, je fuis. Je ne veux pas rester plus longtemps. Je ne peux pas. Je ne suis pas à l'aise dans la librairie. Francis, le libraire ami, n'est pas là ce soir: il vient de s'envoler pour le Japon. Je sors en même temps que cette femme qui le connait aussi depuis des années. Nous bavardons un instant. Elle l'a rencontré en 81, moi c'est encore plus ancien, vers la fin des années 70. Nous évoquons quelques souvenirs. Elle est sympathique. Peut-être la reverrai-je un jour.

Et en traversant la passerelle dans l'autre sens, je me souviens: de nos rêves de gloire et d'argent le long des villas cossues du parc de la Tête d'Or; du soir où, désespéré, il avait voulu se supprimer mais, après avoir avalé des cachets, avait fini par nous téléphoner et nous dire dans quel hôtel il se trouvait. Pierre était parti sur place pendant que je l'occupais à parler au bout du fil, pour ne pas rompre le lien; d'un autre soir enfin, moins morose mais toujours peu ardent, où, après un dîner chez nous, il n'avait pas voulu que nous le raccompagnions chez lui en voiture. Nous avons mis un mouchoir sur notre anxiété (de chez nous à chez lui, il y avait le Rhône) et nous avons bien fait: ce soir-là, il rencontrait le garçon avec qui il partage encore sa vie aujourd'hui.

Je m'en suis voulu d'être parti aussi vite. De ne pas être à sa fête en ce jour important, de retrouver mes instincts de solitaire contre lesquels il me faut bien souvent lutter. Mais je ne peux faire semblant et n'arrive plus que difficilement à me forcer. Je savais que ce n'était pas ce soir que nous échangerions. Il avait bien d'autres choses à faire. Nous allons nous revoir, face à face. D'ici là, j'aurai lu son roman. Je dois finalement être un peu possessif, non?

11 commentaires:

Olivier Autissier a dit…

Puisque le livre est en vente, c'est curieux que tu ne nous en donnes pas le titre. A moins que ce ne soit pour l'intimité que tu en dis.

Calyste a dit…

Pour l'intimité, oui, Olivier. La sienne, pas la mienne.

charlus80 a dit…

Ecrire n'est-il pas s'exposer? N'écrit-on pas pour être lu?
Même nos blogs...que seraient-ils sans lecteurs?

KarregWenn a dit…

Je comprends assez bien cette réserve. Oui, écrire c'est s'exposer, et bien sûr on a besoin de lecteurs, mais pas forcément les mêmes, et on n'a pas forcément envie qu'il y ait identité entre lecteurs du blog et lecteurs des livres.
Moi je parle assez régulièrement sur le blog de mes bouquins, quand j'en entreprends un, quand je mets le point final, quand ils sont édités, mais pour autant je n'ai aucune envie que tous mes lecteurs potentiels ou réels aient accès à mon petit domaine (semi)-réservé du blog. Le blog c'est (un peu) comme une petite tribu où l'on se sent à l'aise. Le lectorat c'est quand même beaucoup plus flou. Et je ne tiens pas à ce que mon vrai nom apparaisse ici. Dans les romans je me cache derrière la fiction, sur le blog beaucoup moins. Dans les romans il y a travail d'écriture, dans le blog, on se lâche. Je crois aussi, dans la même logique, que les lecteurs bloguiens ne lisent pas de la même façon. Il y a quand même généralement un lien, parfois fort, qui se crée entre les 2 parties, ne serait-ce que par l'échange des commentaires. Ils peuvent être exigents, j'espère qu'ils le sont, mais différemment. Plus peut-être sur la sincérité que sur la forme. Alors quand je poste une photo de couverture, je caviarde le nom de l'auteur. Cela dit il y a des petits malins qui savent débusquer le poisson ! J'en ai eu la preuve. Ça m'a mis mal à l'aise, on m'a fait remarqué que c'était les risques du métier. Rien à dire. Mais si on peut passer à travers, tant mieux.

Lancelot a dit…

"je dois être un peu possessif, non ?" Possessif, ou excessif. Mais au fond, les deux se rejoignent. Et je souris, parce que j'aurais certainement eu la même réaction que toi.

Cornus a dit…

Je comprends un peu ton émotion, d'autant que vous avez partagé tant de choses personnelles par le passé. Je comprends aussi ta réserve et ta "fuite" (n'aurais-je pas aussi agi de la même façon ?)

Et je comprends la nécessité d'anonymat, tout comme les arguments évoqués par KarregWenn. Même si je n'écris pas, je ne souhaite pas être trouvé ici par des gens de l'extérieur que je connais et avec lesquels je ne veux pas partager.

Calyste a dit…

Voilà, KarregWenn et Cornus ont fort bien répondu à ma place. Je rajouterai que, de plus, ici, il ne s'agit pas de moi.

Je suis bien d'accord avec toi aussi, Charlus, mais ce sont deux choses différentes.

Je le pense aussi, Lancelot (pour excessif et pour la même réaction).

D. Hasselmann a dit…

Je croyais avoir envoyé un commentaire...

Je pense que la meilleure discrétion, si vous ne voulez pas révéler le nom de cet auteur, était peut-être de n'en point parler...

Car vous nous titillez pour rien !

Calyste a dit…

Mais, Dominique, je ne parle pas d'un auteur, mais d'un ami. L'essentiel, pour moi, de mon billet n'était pas d'en faire la promotion (d'ailleurs, je n'ai pas encore lu son roman) mais de me remémorer de lointains souvenirs auxquels je tiens. Vous avez dû remarquer que c'est souvent le cas ici.

Valérie de Haute Savoie a dit…

Calyste, je comprends absolument cette discrétion, j'aurais fait de même et je me serais aussi enfuie ;) (mais juste parce que je suis sauvage)

Calyste a dit…

Valérie, je me pose maintenant une question: allons-nous nous tutoyer ou nous vouvoyer? J'ai chercher la réponse dans tes (vos) deux commentaires, je ne l'ai pas trouvée. Et écrire des phrases sans jamais employer l'un ou l'autre, c'est un peu contraignant, non?