jeudi 2 septembre 2010

Rébellion

Dans le film que j'ai vu ce soir à la télévision, Les Fautes d'orthographe de Jean-Jacques Zilbermann, film certes un peu trop manichéen , aux bons sentiments parfois un peu trop évidents, il y a un épisode qui m'en a rappelé un semblable que j'ai vécu à peu près à la même époque (5 ou 6 ans auparavant), puisque l'action est censée se passer au début des années 70.

Les enfants de cet internat privé, trop malmenés par la tyrannie d'un directeur abusif, finissent par se révolter et jeter leur nourriture sur le sol de la salle à manger.

J'étais demi-pensionnaire au lycée Claude Fauriel, à Saint-Étienne. Cet établissement avait alors (et peut-être l'a-t-il toujours) la réputation d'être un excellent lycée. Mais les bons résultats et la qualité de l'enseignement allait de paire avec une discipline très stricte, d'autant que lorsque j'entrai en sixième, la "révolution" de 68 n'était pas encore passée par là. Ainsi était-il interdit, alors que c'était la grande mode à cette époque, de porter un badge, même le plus anodin, sur le revers de la veste que nous étions obligés de garder si la venue du proviseur ou du censeur était annoncée comme imminente. Ces messieurs venaient nous rendre personnellement nos bulletins trimestriels en n'hésitant pas, si le cas le nécessitait, à faire des commentaires parfois plus que dépréciatifs.

Il était également interdit de venir en classe en vêtements de sport, ce que je comprends aujourd'hui, vue la puanteur que dégagent les adolescents restés trop longtemps dans ces tissus synthétiques. On ne pouvait pas non plus se permettre de répondre aux professeurs sans lever la main, de contester un résultat ou une appréciation, de mâcher du chewing-gum bien sûr, de jouer dans la cour qui n'était pas la nôtre (il y en avait trois, selon l'âge). La punition, s'il s'agissait d'un domaine autre que purement scolaire, se matérialisait par des "mauvais points". Lorsqu'ils tombaient, ces mauvais points, cela pouvait être à l'unité, pour une faute légère, par exemple avoir, après le repas, laissé tomber sa serviette en papier en dehors de la gosse poubelle qui les recueillait à la sortie de la cantine. Par deux, trois ou quatre pour des fautes plus graves et maniaquement échelonnées.

Nous, les demi-pensionnaires, étions en général les mal aimés. Les externes n'avaient pas grand chose à craindre puisqu'ils rentraient chez eux à midi et n'assistaient pas à l'étude du soir. Les internes étaient, bien sûr, toujours dans les murs, mais bénéficiaient souvent de la bienveillance des surveillants, ces pions qui, pour la plupart, assuraient aussi à tour de rôle le service de nuit. Alors, c'est nous les demi-pensionnaires, qui trinquions.

Nous avions notre cour à part à midi et interdiction de mettre un pied dans celle des internes qui, d'ailleurs, constituait une caste à part peu désireuse de s'ouvrir aux autres. Nous avions aussi notre salle à manger à nous, plusieurs salles même, où l'on nous rangeaient par tables de huit. Ceux qui se trouvaient le plus près de l'allée centrale où circulaient les chariots de nourriture avaient de grandes chances de manger beaucoup plus copieusement que ceux du fond de la tablée qui devaient se contenter des restes.

Bien sûr, il y avait déjà les blagues traditionnelles de potaches qui ont encore cours aujourd'hui: vider le pot à eau ou une louche de purée dans la poche du voisin de derrière, cracher discrètement dans le plat après s'être servi soi même, se battre à coup de fromages en parts à tartiner. On ne nous imposait pas le silence complet mais il fallait se tenir, sinon la sanction tombait au moindre brouhaha. Les gens qui nous servaient ne nous regardaient pas plus que les paysans ne regardent leurs vaches quand ils leur versent dans la mangeoire leur part de foin ou de granulés. Les sourires n'étaient pas de mise. Je n'ai jamais compris pourquoi.. Peut-être avaient-ils peur de nous, tous ces adultes censés nous éduquer.

La nourriture, généralement, n'était pas bonne, en particulier ce que l'on nous servait comme étant de la viande et qui, une fois dans l'assiette, se révélait immangeable parce que froide, trop dure ou trop nerveuse. Je me souviens que c'est dans ces années-là que j'ai appris à aimer le vol-au-vent, même si celui de cette cantine avait, le plus souvent, la consistance d'une purée molle et grasse. Au moins pouvions-nous l'avaler sans risque le bris d'une dent ou l'étranglement.

Un jour que le plat de viande servie était particulièrement répugnant, viande aux reflets déjà irisés, jus figé avant d'avoir atteint l'assiette, il se produisit quelque chose que même les plus contestataires, ceux qui n'avaient pas peur d'être convoqués dans les bureaux du surveillant général, du censeur ou du proviseur (selon le nombre de "mauvais points" accumulés, l'exclusion était prononcée au 16°), n'auraient pas rêvé possible: au fur et à mesure que le chariot qui les servait avançait dans l'allée centrale, les plats tombaient au sol, dans un bruit métallique de plus en plus assourdissant, éclaboussant le carrelage de toute la graisse figée, rendant définitivement immangeable cette pitance ignoble.

Les pions présents, un à chaque bout de la salle, tentèrent vainement de ramener un semblant de calme: rien n'y fit. Car, doublant le vacarme de la vaisselle métallique qui tombait, s'élevait peu à peu un grondement d'abord sourd puis à pleine voix, sorti de ces gosiers trop longtemps contraints au silence. Les surveillants des autres pièces accoururent pour prêter main forte à leurs collègues. Peine perdue. Non seulement la rébellion ne cessait pas mais elle s'étendait même aux salles voisines, laissées sans surveillance par ceux qui avaient rejoint la nôtre.

Je ne sais plus exactement comment finit cet épisode. Je me souviens cependant avec certitude que, paradoxalement, personne ne fut puni cette fois-ci et que la qualité des produits servis dans les jours suivants s'améliora un peu.

Ce soir, dans le film de Zilbermann, il y avait le même incident, dans un décor à peu de choses près semblable. Je pense que les élèves actuels, s'ils voient cette scène, la considéreront comme dignes d'être croquée dans une bande dessinée. C'est qu'ils n'ont jamais connu et ne connaîtront jamais le poids de ces institutions répressives, le sadisme de certains personnels, enseignants ou non, qui trouvaient là tout loisir de satisfaire leur perversité et les brimades auxquelles nous étions assujettis. Pourtant, c'est dans un de ces lieux sévères que j'ai tout appris, que j'ai connu ma future vocation et que j'ai connu mes plus grandes joies intellectuelles. Alors?

7 commentaires:

Olivier Autissier a dit…

Et les plus forts et les plus vigoureux prenaient d'assaut les places en début de table. Les jours de frites, ceux du fond n'avaient aucune chance d'en manger une seule. Ma cantine à moi aussi était comme ça.

KarregWenn a dit…

Quand j'étais pionne d'internat dans un collège catho, années 70, c'était régime oeuf et riz pendant tout le carème, et comble de connerie, y a pas d'autre mot, posters de petits biafrais affichés dans la cantine. Ça leur faisait une belle jambe aux petits biafrais que les petits bretons attrapent la jaunisse à bouffer 5 omelettes par semaines !
Et puis bêtement la dirlo m'a autorisée un jour à partager le repas des profs "parce que mon service était difficile". Quand j'ai vu ce qu'ils se baffraient, bonjour le carème ! J'ai balancée ma dém', avec motifs à la clé. Elle a eu l'air un poil génée, mais pas tant que ça. Mais j'ai mis les gamines au parfum avant de partir. Je regrette vraiment de ne pas avoir vu la suite.

Lancelot a dit…

Ca fait très "Oliver Twist" toutes ces histoires...

Karreg, le coups des biafrais affichés au réfectoire, je trouve ça tellement incroyable que je préfère en hurler de rire ! Tu m'en veux pas ?

Calyste a dit…

Pour les frites, Olivier, ils sont toujours prêts à se battre. Mais maintenant ils sont servis. Donc aucun risque.

Chaque année, nous aussi, Karregwenn, on nous organise le "bol de riz" (payé le prix du repas, bénéfice envoyé en Afrique). Pourquoi pas mais ce que je n'aime pas, c'est que ce jour-là, la plupart des collègues, hypocrites, vont manger ailleurs. moi, je reste et je mange mon repas complet, en expliquant que ce n'est pas parce que je ne mangerai pas que les autres mangeront mieux et que je peux fort bien, de mon côté et dans l'anonymat, faire des dons à qui je veux et quand je veux. Sourire crispé assuré. Je n'aime pas cette bonne conscience à bon marché.

C'était un compagnon de classe, je l'ai connu en quatrième, Lancelot! (penser à renouveler mon stock de vaisselle à bas prix...)

Cornus a dit…

Nous avons regardé aussi ce film hier soir (sauf le tout début pour ce quie me concerne). J'ai trouvé ça pas mal même si le jeu de certains acteurs aurait pu être plus crédible. Le directeur, n'était pas très crédible de mon point de vue.
Et j'en profite pour corriger un tout petit peu. Nous nous posions la question de l'époque à laquelle cela se passait et on voit très bien à un moment donné qu'il s'agit de l'année scolaire 1967-68.

Sinon, ce que tu racontes de ton expérience montre bien qu'il existe bel et bien un monde entre l'avant et l'après 1968, ce qui ne m'empêche pas d'être stupéfait de ce qui t'est arrivé. Evidemment, je suis arrivé bien après au collège (années 1980), où cela avait encore furieusement évolué, qui plus est dans un établissement tout neuf avec cantine self où on mangeait plutôt pas mal (pas de différence entre externe et demi-pensionnaires et pas d'internes).
Et au lycée, j'étais externe et c'était d'une tranquillité...

Sinon, le problème de la nourriture dans les établissements scolaires (et à l'armée - je connais presque davantage) est aussi une question de compétence des cuisiniers et de l'intendance plus ou moins douée ou efficace. Pour le même budget, la qualité peut changer du tout au tout.

Cornus a dit…

Calyste, pour cette histoire de bol de riz, je suis sûr que ce jour là, je serais en ta compagnie, à peu près pour les mêmes raisons. La charité forcée ou les tentatives de culpabilisation de ceux qui ne donneraient pas me donnent de l'urticaire géant.

Calyste a dit…

C'est vrai que là dessus, moi aussi je suis assez intransigeant, Cornus! C'est comme l'on voulait à tout prix me faire arrêter de fumer: j'en reprenais immédiatement une autre. J'ai arrêté quand je l'ai voulu (ou pu).