samedi 29 août 2009

Tandem

Elle était mal habillée. De loin, elle sentait le pauvre. Elle marchait à côté de sa mère, enfin je suppose que c'était sa mère, j'en suis sûr même aujourd'hui après le regard qu'elle m'a lancé. Elles n'étaient grandes ni l'une ni l'autre, plutôt du genre bas des fesses pour la mère, toute en rondeurs, alors que la fille profitait encore de la minceur de son âge. Combien pouvait-elle avoir? Entre une douzaine délurée et une quinzaine maigrichonne. Elles arrivaient face à moi, sur le trottoir devant l'Immaculée Conception. Nous allions bientôt nous croiser.

Quand je dis mal habillée, ce n'est pas une question de goût, c'est une question d'argent. Elle portait un haut coloré, d'un bleu qui se voulait jeune mais que plusieurs lavages avait effacé et terni, et un pantalon blanc dont l'étoffe trop légère laissait entrevoir par transparence le rose soutenu du slip ou du string. Je n'ai pas regardé mais je suppose qu'elle avait des tongs aux pieds.

C'est elle que j'ai remarquée la première, non parce qu'elle ressortait du couple mais parce que, justement, je ne m'attendais pas à voir ce genre de fille, adolescente en pleine ingratitude, en tandem avec sa mère, ou sa tante, avec, quoi qu'il en soit, une vieille et pas sa meilleure copine du moment. Elle marchait assez vite et de façon légère (peut-être, après tout, n'avait-elle pas de tongs aux pieds, plus sûrement de vieilles baskets que son pied grandi forçait un peu au bout).

Le personnage du duo, c'était la mère. Courtaude, je l'ai dit, et assez volumineuse, à tel point que sa jupe légère remontait sur le devant, raccourcie par la protubérance de son estomac proéminent. Le visage était ce qui choquait le plus. Elle était sans doute plus jeune que moi (quarante ans?) et paraissait quinze années de plus. Ses cheveux gardaient par endroit un reste de teinture datant d'une époque plus heureuse et pendaient de chaque côté de ses joues comme s'ils venaient d'être mouillés.

Elle ne regardait que vers le bas, un peu en avant de ses pieds qui avaient du mal à suivre le rythme imposé par la fille mais j'étais suffisamment loin pour voir encore les détails d'un visage effondré, une face ravagée par des années d'alcoolisme asséché ou pas. Elle n'était pas ivre à ce moment-là mais les séquelles de ses anciennes beuveries se lisaient encore sur ses joues et son front. Dans quel état étaient les yeux? Je ne saurais le dire, ne les ayant pas vus mais je me souviendrai toujours du regard que m'a lancé sa fille alors que nous nous croisions enfin.

Comment expliquer ce qui ne dure qu'une fraction de seconde? J'ai regardé sa mère et, presque en instantané, j'ai vu les yeux de la fille se fixer sur moi et changer totalement d'expression. La première impression fut celle justement d'une adolescente, à la fois rêveuse de l'ailleurs où elle pourrait être, un peu agacée de devoir marcher aux côtés de sa mère mais en même temps joyeuse de sentir la mécanique de son corps lui obéir parfaitement maintenant qu'elle en appréhendait toutes les subtilités.

La deuxième fut terrible. Avais-je alors, pour elle, le visage de quelqu'un d'horrifié par le spectacle de la ruine d'un être humain ou celui, tout aussi détestable, empreint d'une profonde pitié pour la loque que sa mère était devenue( mais je sais, moi, qu'il n'en est rien car ce n'est pas de la pitié que j'éprouve à ces moments-là mais de la fraternité, une forme d'amour)? Son expression changea du tout au tout. Ce n'était plus un être à peine sorti de l'enfance qui me faisait face mais une lionne, une tigresse, n'importe quelle femelle protégeant sa portée. Et cette fois-ci, c'est la fille qui protégeait la mère, qui, un instant sublime, se sentait du même sang, de la même lignée, et ressentait l'injure supposée faite à sa mère comme une gifle par elle reçue. Comme je l'ai aimée, cette fille, à peine entrevue sur un trottoir de la grande cité, cet animal fier qui, pour quelques secondes, avait recréé l'instinct.

6 commentaires:

kranzler a dit…

J'ai été fasciné, pendant environ deux, par une jeune femme qui descendait du bus à je ne sais plus quelle station. La maison de ses parents, avec un simple toit en taule, triste, se trouvait juste au niveau du panneau.

La jeune femme était assez laide, avec un visage en poire fendu par une longue bouche maussade. Des yeux sans vie, des lunettes à grosses montures. Mais, en la regardant bien, avec toute l'attention qu'elle méritait, je trouvais qu'un rien finalement la différenciait d'une Monica Vitti.

Calyste a dit…

J'ai eu en classe des élèves qui se moquaient d'une de leurs copines en la traitant de laide. Je suis intervenu: toutes les moqueuses étaient jolies, c'est vrai, mais l'autre était belle ou le serait bientôt. Elle ressemblait à Alida Vali.

kranzler a dit…

Ce qui, en ne nous rajeunissant pas, nous ramène à l'époque révolue où les actrices italiennes ne ressemblaient pas à des poupées gonflables - celles-là mEmes avec qui dorment des acteurs n'ayant pas autant de classe que leur père. (En clair, j'aurais pu dire que Vincent Cassel n'arrive pas au dixième de la cheville de son père et qu'il se tape une obscure morue.)

Calyste a dit…

J'avais compris. Ok avec toi.

kranzler a dit…

Mon grand, je crois que je ne suis plus en état de quoi que ce soit ce soir. Un Tatanka s'impose donc, et à demain.

Calyste a dit…

Là aussi, je suis d'accord avec toi. Tantaka pour la nuit.