- J'ai cru que j'étais la seule?
Qui était cette femme qui s'adressait ainsi à moi ? Je venais d'apercevoir, près du jardin mexicain, une touffe de belles de nuit, des jaunes, qui commençaient déjà à s'ouvrir.
Elle était grande, portait bien une soixantaine avancée et avait dû être belle dans sa jeunesse. Aujourd'hui, la taille s'était empâtée et les seins, sous une marinière un peu lâche, n'avaient plus d'allure conquérante. Mais elle avait gardé de beaux cheveux, blancs, coupés à la garçonne et légèrement frisés et des yeux d'une grande gaieté.
Elle s'était entre temps approchée de moi.
- Pardon?
- Je croyais être la seule à ramasser des graines.
J'étais en effet agenouillé devant un coin du massif et cueillais les graines arrivées à maturité. Je n'avais pas de jaunes sur mon balcon et, comme je comptais en donner à J., ma provision commençait à être conséquente.
Elle me sourit pendant que je lui expliquais mon amour des plantes et des fleurs. Un court instant, j'eus peur que ne s'installe un malentendu. Elle était à peu près de mon âge et c'était une femme. Mais elle ne semblait pas intéressée par autre chose que par cette conversation.
- Moi aussi, je les aime, mais je n'ai pas où les mettre. Alors je cueille pour offrir aux autres.
Et, convertissant sa parole en actes, elle se mit à m'aider dans ma tâche en me choisissant les plus grosses à sa portée. Nous parlâmes de terre, de soleil, d'instinct, de palmiers et de plantes grasses. Elle avait un léger accent qui s'amusait à faire rouler les R et bientôt je me permis de lui demander ses origines. Elle hésita un instant puis me répondit, presque à contre cœur:
- Je suis slave.
Vague! Alors j'insistai au risque de paraître impoli et, après avoir encore hésité, elle précisa: Serbe. En avait-elle honte? Était-elle gênée d'appartenir à une ethnie qui s'était illustrée dans le massacre de ses anciens compatriotes? Elle me fixa de ses yeux bleus et murmura:
- De la connerie, tout ça. Des guerres pour le pouvoir. La religion n'est rien. Avant, nous vivions ensemble.
Sans nous concertés, nous préférâmes reprendre l'ancienne conversation, celle sur les végétaux. Elle me parla d'une de ses plantes grasses qui n'en finissait pas de grandir et de prospérer aussi bien en hauteur qu'en envergure. Elle me dit où trouver des graines de belles de nuit blanches (je les ai cherchées après l'avoir quittée mais ne les ai pas trouvées).
Un peu plus tard, elle s'éloignait après m'avoir salué d'un "Au revoir, l'ami" qu'elle devait penser la formule adéquate pour prendre congé d'un inconnu. Je la regardai s'en aller, calme, placide, bien plantée sur ses deux jambes. Mais, quelque temps après, alors que je quittai le parc, je la vis revenir et, de loin, me tendre quelque chose qu'elle tenait à la main.
- C'est ce dont je vous ai parlé: la plante grasse qui grandit, qui grandit..."
Où avait-elle pris cette bouture? Je n'en sais rien. Elle avait un sac pour la camoufler si nécessaire, moi pas. Je regagnai ma voiture en espérant que cette plante déracinée ne se remarquait pas trop et que je ne serais pas inquiéter pour dégradation et vol. Rien de tout cela. Elle est maintenant allée rejoindre les autres, sur le balcon de la cuisine.
Quant à cette femme que je n'avais jamais vue, il est probable que je ne la rencontrerai plus. Si vous croisez une grande dame simplement habillée, aux seins lourds sous sa marinière et aux mains tachées de terre, aux beaux yeux calmes et aux cheveux animés sous la brise, sachez qu'elle est comme les insectes avec les plantes: elle prend ici pour aller semer ailleurs. La belle jardinière.
lundi 24 août 2009
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3 commentaires:
Ca ressemble terriblement à un conte de fées, ton histoire. Si tu reviens au jardin mexicain et que tu interroges les habitués du lieu en la décrivant, tu finiras fatalement par tomber sur un gardie, ou une autre personne, qui te dira en pâlissant : mais vous me décrivez pas grand-mère morte il y a 50 ans en Serbie... Elle adorait se promener dans les jardins aux moments les plus incongrus, on la surnommait la Belle de Nuit....
Et dans quelques mois, la plante grasse va tellement grandir qu'elle va rejoindre le ciel... Et tu vas pouvoir jouer à Jack et le Haricot Magique...
;-)
Très conte de fées en effet, mais tellement joli.
On va tous se mettre à écumer les jardins exotiques...
Des espèces vont se raréfier...
Les oiseaux affamés vont manifester bruyamment...
Des amputations vont se voir aux plantes grasses...
Les gardiens armés d'un siphon à liquide antipucerons vont se tapir sous les fougères arborescentes...
Mais la Dame aura décidé de s'attaquer aux jardins potagers...
Et il se pourrait bien qu'il y ait dans cette histoire quelque chose de magique. Car elle a une suite, que je raconterai sans doute ce soir.
Tout de même, quelle imagination, tous les deux! Elle me ravit!
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